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Fantastique/Merveilleux
colette : En jaune dans la nuit
 Publié le 29/04/07  -  4 commentaires  -  57013 caractères  -  77 lectures    Autres textes du même auteur

L'obscurantisme gagne le monde. Que feriez-vous si on vous offrait une nouvelle vie ?


En jaune dans la nuit


Une nuit calme, mais quel froid ! J’ai une grande envie de chaleur et de nourriture. Ce vieux manteau jaune est tellement usé qu’il ne me protège même plus du froid. Rentrer chez moi ! Je me glisse le long des murs, sous les fenêtres. Un bon morceau de lard et deux œufs feront passer le pain rassis. Courage ! Dix minutes. Plus que dix minutes. Pourvu que le feu ne soit pas tout à fait retombé ! Et cette lettre ? Il m’a dit qu’il avait une lettre pour moi. Qu’il la glisserait sous la porte en passant. Une lettre. De qui ? Émilie ? Possible. Mes parents ? Une lettre d’insultes alors. Si c’est ça, je m’en passerais bien ! Non, ne pas se laisser gâcher l’humeur par ces histoires. Voilà ! Le gros chêne, la barrière. J’y suis. Les dix mètres de l’allée sont les plus longs. Le bac est renversé. Un chat sans doute. Je verrai ça demain !


Ha, la chaleur ! Il y a encore quelques points rouges dans l’âtre, le feu sera facile à relancer. Bonne idée d’avoir préparé quelques bûches ce matin.

Cuire le lard et les œufs, sortir le pain, il est sec. Le pain frais c’est juste pour celles dont l’homme rapporte sa paye. Mon homme à moi il est parti chercher sa paye il y a dix ans, il n’est jamais revenu. C’est ainsi. On en dit des choses au village. Qu’ils causent ! Ça ne changera rien. Une chaise devant le feu pour manger. Le froid est encore au plus profond de mes os.


La lettre. Je ne connais pas l’écriture. Rien n’indique d’où elle vient. Étrange, mon nom est écrit à l’encre verte. À l’intérieur de l’enveloppe, un feuillet d’un vieux papier parcheminé. Comme ces papiers précieux qui sont dans le bureau du Maître. Ceux qu’il m’empêche de toucher depuis que je suis gosse, mais que j’essayais de lire quand je restais après la classe.

Il n’y a pas d’écriture, juste un… Comment peut-on appeler ça ? Un dessin ? Un signe ? On dirait ces signes que les gamins s’amusent à graver dans l’écorce des arbres.

Mais qu’est-ce que c’est, cette musique ? Non, ce sont des voix. Mais il n’y a personne dehors. Qui pourrait bien sortir par un froid pareil ?


Bon cette lettre. Ce signe ? C’est bien mon nom sur l’enveloppe. Une plaisanterie sans doute. Je me demande bien qui a du temps à perdre à des bêtises pareilles. Je n’en peux plus, je vais dormir. Je verrai plus tard. Dieu que je suis fatiguée. Demain tout sera plus clair. Dormir…



* * *



Qu’est-ce que c’est ? Quelle heure est-il ? Combien de temps ai-je dormi ? Ces voix ? Et cette musique de plus en plus forte ? Le feu est éteint, quel froid ! Mais c’est à l’intérieur ! Ça vient de là. La lettre. Mais qu’est-ce que… ? Mon Dieu que se passe-t-il cette lumière…



* * *



Quel cauchemar ! Comme il fait bien chaud ! Le feu a bien tenu, on dirait. Ne pas ouvrir les yeux, rester là pour toujours. Je ne veux pas savoir ce qui est à faire aujourd’hui.


- Vous avez raison. Vivre chaque minute pleinement sans penser à ce que sera la suivante.

- Qui êtes-vous ? Sortez de chez moi ! Qui vous a permis ?

- C’est vous qui êtes chez moi.

- Pardon ? Dehors !

- Je vous laisse. Juste le temps de vous rendre compte que vous êtes bien… « ailleurs ».

- C’est ça et je ferme la porte.


Mais… ? Je vais me réveiller. Réveille-toi, ma fille ! Allez, sors de ce cauchemar. Ne te laisse pas prendre. Rien n’est vrai. C’est très beau ici, mais rien n’est vrai ! Je vais m’asseoir là et attendre. Je finirai bien par me réveiller.

C’est sûr, je vais m’éveiller.

Encore un peu et je vais sentir qu’il fait froid, que j’ai mal au dos ou ailleurs. Je vais me lever, faire du café, m’habiller et aller chez le Maître. C’est jour de lessive, j’aurai de l’ouvrage.

- Hé bien ?

- Comment êtes-vous entré ?

- Je vous l’ai dit, vous êtes chez moi.

- Non. Vous, vous êtes chez moi.

- Regardez autour de vous. Est-ce votre maison ?

- Non, mais c’est mon rêve, ou plutôt mon cauchemar. Laissez-moi me réveiller.

- Mais faites à votre aise.

- J’essaye, mais je n’y arrive pas.

- En attendant, prenez un peu de café. C’est bien ce que vous aimez, au déjeuner ?

- Oui…

- Et du pain cuit de cette nuit. Un peu de beurre ?

- Oui…

- Allez-y, mangez !

- Qui êtes-vous ?

- Mon nom est Salomon.

- Et comment en suis-je arrivé à rêver de vous ? Vous ne me rappelez personne que je connaisse.

- C’est moi qui vous ai… invitée.

- Invitée ? Je me sens plutôt séquestrée. Et puis zut ! Je renonce à comprendre. Je vais me réveiller et tout sera simple, comme d’habitude dans ma vie. J’irai à mon travail. Je ferai ma journée. Je renterai chez moi. Tout sera comme cela doit être.

- Et vous longerez les murs à l’aller comme au retour pour ne pas attirer l’attention. Pour ne pas entendre les ragots. Toute la journée vous vous sentirez humiliée d’avoir à nettoyer les saletés des autres. D’obéir aux ordres d’un maître qui n’a que du mépris pour vous. Et le soir à la maison, vous vous effondrerez en pensant à cette vie qui n’est en rien celle que vous imaginiez le jour de votre mariage.


- Taisez-vous ! Je sais. Vous êtes ce que le prêtre appelle notre conscience. Celui qui nous aide à peser ce qu’on fait de bien et ce qu’on fait de mal. Hé bien moi, je vous dis que tout ce luxe, ici, ce n’est pas honnête. Ce n’est pas possible que ce soit honnête. Ma vie à moi, elle n’est pas facile, c’est vrai. Mais elle est honnête. Je n’ai jamais eu à rougir de rien du tout. Et si mon homme m’a laissée, ce n’est pas ma faute. J’y peux rien. Il n’est pas revenu. Ce n’est pas moi qui l’ai mis dehors. Je sais ce que les gens disent. Que j’avais tort de continuer à étudier. Qu’une femme, ça doit s’occuper de son homme et de sa maison, et puis de ses petits quand ils arrivent. Mais moi, je les aimais, les livres. Je voulais les connaître pour apprendre aux enfants, après. Comme le Maître. Ça ne m’a jamais empêchée de faire ce que j’avais à faire. Ni d’être une bonne épouse. Il n’a jamais eu à se plaindre de moi. Il ne s’est jamais plaint. Il n’est pas revenu, c’est tout. Si ça se trouve, il lui est arrivé malheur et on n’en saura jamais rien. Au village, ils n’ont même pas cherché après lui. Pour eux, c’était réglé d’avance. Je l’avais fait fuir. Mais ce n’est pas vrai ! Je vous jure que ce n’est pas vrai. Ils sont bien contents, maintenant. Ils pensent que je n’ai que ce que je mérite. Qu’il a bien fallu que j’arrête d’étudier pour gagner mon pain. Mais quand le Maître sera trop vieux, qu’est-ce qu’ils feront ? Parce que dans les gars, il n’y en a pas un qui a su apprendre à lire suffisamment. Il n’y aura plus personne pour s’occuper de la classe. Il viendra quelqu’un de la ville. Ils regretteront que personne de chez nous ne puisse le faire. Vous vous rendez compte ? Confier nos enfants à quelqu’un de la ville ! Quelqu’un qui n’a jamais vu une vache de près. Qui ne sais pas dire quel temps il va faire de la journée. Quelqu’un qui n’a pas idée de ce que c’est de s’occuper d’un champ.


- Je sais tout ce que vous dites et vous avez raison.

- Évidemment, vous savez. Puisque vous êtes… ce je ne sais pas quoi. Et puis quelle importance, Ce n’est qu’un rêve après tout. Je ne sais pas pourquoi je vous parle.

- Ce n’est pas un rêve et je ne suis pas votre conscience. Je vous le répète, vous êtes mon invitée.

- Mais enfin ! Je ne suis pas sortie de chez moi. Je ne vous connais pas, je ne vous ai jamais vu. Pourquoi je vous aurais suivi jusqu’ici ? Ce n’est pas mon genre, de suivre les inconnus. Et puis je m’en souviendrai ! Le voyage et tout ça. C’est l’hiver. C’est la nuit. Ici, c’est l’été et le soleil est haut dans le ciel.

- Vous vous souvenez avoir reçu une lettre ?

- Oui. Une lettre où il n’y avait rien d’écrit.

- Juste avec ce signe.

- Oui. Comme ceux que les gamins font sur les arbres.

- C’est un signe magique.

- La magie ! Il ne manquait plus que ça. Faites attention, si le curé vous entend…

- C’est grâce à cette magie que vous êtes arrivée ici. De la musique, une grande lumière. Ça ne vous rappelle rien ? Écoutez.

- C’est la musique qui sortait de la lettre. Mais après, je ne me souviens plus de rien. J’étais ici, c’est tout. J’ai rêvé, je rêve encore. Je vais me réveiller et vous ne serez plus là, il n’y aura plus de musique.

- Il y aura toujours de la musique et je serai toujours là, parce que vous ne rêvez pas.

- Si ! Je vais me coucher sur la banquette et m’endormir ici pour me réveiller chez moi.

- Allez-y ! C’est une bonne idée. Un peu de repos vous fera le plus grand bien. Faites comme chez vous. Cette pièce est à votre disposition. Si vous avez besoin de quelque chose, vous utilisez le cordon de sonnette qui est là.

- Vous me traitez comme une marquise et prétendez que je ne rêve pas ? C’est moi qui réponds au coup de sonnette d’habitude.

- Il n’y a plus d’habitude. Vous commencez une nouvelle vie.

- Et si je ne veux pas ?

- Reposez-vous. Nous en reparlerons plus tard.

- Vous partez ?

- N’ayez pas peur. Dormez.


Dormez ! Réveillez-vous. Vous ne rêvez pas. Vous ne dormez pas. Tout est normal. Ma fille, ne te laisse pas abattre. Sombre dans le sommeil, de l’autre côté tu seras chez toi. C’est ce livre que tu lis en cachette qui te monte à la tête…



* * *



Encore un cauchemar ! Je suis heureuse de me réveiller. Quelle heure est-il ? Le jour est levé. Debout, ma fille. Quoi ! J’y suis toujours ? Ho non. Mon Dieu, qu’est-ce que je vous ai fait ? Je ne veux plus dormir. Je veux aller travailler. Vous ne pouvez pas me refuser ça.


- Bien dormi ?

- Je vous en prie, libérez-moi.

- Mais vous n’êtes pas prisonnière.

- Alors dites-moi comment rentrer chez moi.

- Admettons votre hypothèse. Vous dormez et êtes en train de rêvez. Regardez autour de vous. Venez voir à la fenêtre. Admirez ce paysage. C’est une magnifique journée de printemps. Acceptez ce rêve. Profitez-en. Prenez tout le bien-être qu’il peut vous apporter et quand vous vous réveillerez, il vous en restera un beau souvenir pour passer la journée.

- Et si je ne me réveille jamais ?

- Vous vivrez ici.

- Mais c’est impossible !

- Pourquoi ? Qu’est-ce qui vous retient chez vous ? Qui vous attend ?

- Le Maître m’attend.

- Le maître attend sa servante, il ne vous attend pas vous.

- Mes parents.

- Vous ne les avez pas vus depuis huit ans.

- Émilie.

- Vous vous voyez une fois l’an et vous vous écrivez deux fois ; elle vous oubliera sans trop de chagrin. Vous voyez bien, vous pouvez partir sans faire de tort à personne.

- C’est horrible ce que vous dites !

- Mais c’est la vérité.

- Non, je ne veux pas. Je ne veux pas que ce soit comme ça.

- C’est comme ça, mais ça peut changer.

- Comment ?

- Restez ici.

- Monsieur, est-ce que je suis morte ?

- Pas du tout. Vous êtes tout à fait vivante. Plus que jamais.

- Mais où suis-je ?

- Ailleurs.

- Ailleurs ?

- Oui.

- Arrêtez ! Vous vous moquez de moi. Ayez pitié, je ne suis qu’une pauvre fille. Je n’ai jamais fait de mal à personne. Pourquoi vous me faites souffrir ainsi ? Ce n’est pas charitable ce que vous faites.

- C’est un cadeau que je vous fais. Acceptez-le. S’il vous plaît. Une nouvelle vie. Une vie comme vous l’avez rêvée. Des gens qui vous aiment, des livres tant que vous en voulez.

- Des gens qui m’aiment ? Mais qui ? Déjà dans ma vie je ne connais pas grand monde mais ici, qui voulez-vous qui m’aime ? Je ne connais personne.

- Vous me connaissez moi et je vous présenterai à d’autres. Je vous montrerai la bibliothèque.

- Comment vais-je vivre, manger ?

- Vous êtes mon invitée.

- Ce n’est pas possible ! Non, je ne peux pas.

- Essayez ! Juste quelques jours. Après je vous ramène chez vous si vous le voulez toujours. Ne pleurez pas. S’il vous plaît, ne pleurez pas.

- Qui êtes-vous ? Pourquoi moi ? Comment savez-vous toutes ces choses sur ma vie ?

- Je vous ai vue souvent. De loin. Souvent je vous ai suivie.

- Mais où ? Quand ?

- Au marché, en ville. Nous y allons pour acheter certains produits qui nous manquent ici.

- Mais je ne vous ai jamais vu.

- Nous ne pouvons pas trop nous montrer. C’est dangereux pour nous. Les gens se méfient.

- C’est donc que je dois me méfier aussi.

- Non. Je vous promets qu’il ne vous arrivera rien.

- Il m’est déjà arrivé quelque chose puisque je suis… ailleurs et que vous ne m’avez pas demandé mon avis pour ça.

- Trois jours. Accordez-moi trois jours. Ce sera plus doux qu’un rêve.

- Mais pourquoi moi ?

- Dites oui.

- Si je dis non, vous me ramènerez chez moi ?

- À contrecœur.

- Si je reste, vous m’expliquerez ?

- Je vous expliquerai, je vous montrerai.


- Empêchez-moi de devenir folle.

- Vous ne risquez rien.

- Êtes-vous humain ?

- Oui. Mon père l’était.

- Et votre mère ?

- Elle était d’ici.

- Ici, ailleurs… Où sommes-nous finalement ?

- Je ne peux rien vous dire si vous ne restez pas.

- Si je reste, même trois jours, j’aurai perdu mon travail, ma maison.

- Non, je vous ramènerais exactement au moment où je suis venu vous chercher. Il vous restera juste l’impression d’avoir rêvé, sans vous souvenir vraiment de quoi. Alors ?

- Trois jours ?

- Trois jours.

- Comme un rêve quand je rentre chez moi ?

- Comme un rêve.

- Mais qu’est-ce que je vais faire pendant trois jours ? C’est d’une servante dont vous avez besoin ? Il y avait d’autres moyens pour me demander. Avec un bon salaire, j’y aurais réfléchi.

- Il n’est pas question de ça, j’ai tout le personnel qu’il me faut. Et puis vous savez, avec la magie…

- Vous m’apprendrez ?

- Si vous restez, je peux essayer.

- Non. N’essayez pas de me tenter. Vous ne m’avez toujours pas dit pourquoi vous êtes venu me chercher, moi. Et qu’est-ce que vous comptez faire de moi ? Comment voulez-vous que j’accepte sans méfiance ?

- Je vous l’ai dit je vous ai vue souvent et …vous m’avez plu.

- Comme ça ? Une fille vous plaît et vous l’emmenez chez vous sans lui demander son avis ? Ce n’est pas bien, Monsieur. Ce n’est pas parce que je suis une pauvre fille qu’on peut faire de moi ce qu’on veut. Je ne vais pas me donner à un homme pour avoir une soi-disant belle vie. Je suis honnête, moi, Monsieur.

- Je ne pouvais pas faire autrement. Je ne pouvais pas m’approcher de vous au marché et vous parler. Les gens savent qui je suis et d’où je viens. Ils vous auraient mise en garde contre moi.

- Et ils auraient eu raison !

- Non.

- N’approchez pas.


- Je ne vous ferai pas de mal. Il n’y a qu’ici que je pouvais me présenter à vous et vous parler. Depuis des mois je vous vois chaque semaine, plusieurs fois j’ai tenté de vous approcher. Mais nous sommes constamment surveillés quand nous allons en ville. On ne nous aime guère et il nous est interdit de nouer des contacts avec d’autres que les marchands. Plusieurs des nôtres sont en train de mourir dans vos prisons parce qu’ils se sont liés d’amitié avec des humains. On nous accuse de sorcellerie alors que nous n’avons jamais causé de tort à personne. Mais depuis le début de l’ère du Corbeau, on nous persécute.

- Pourquoi vous venez encore chez nous, dans ce cas ?

- Il y a des choses qu’on ne trouve pas ici : la viande, le lait, le cuir… Nous n’avons pas d’élevage bovin ici. Et nous aimons beaucoup vos sucreries. Tout magicien que nous sommes, nous n’avons jamais réussi à en faire d’aussi bonnes.

- Il n’y a pas assez de jolies filles, ici, qu’il faut que vous veniez me chercher ? Je suis pourtant bien ordinaire !

- Ho non ! Vous êtes belle, vous êtes douce, vous êtes… vous êtes…

- Comment pouvez-vous savoir ?

- Je sais, c’est tout. Alors vous restez au moins trois jours ?

- Je ne sais pas. Je ne sais plus. Il y a dix ans, mon homme est parti et jamais personne ne s’est intéressé à moi depuis. Comment on pourrait, j’ai rien d’autre que ce que j’ai sur moi. Même les meubles dans la maison, ils ne sont pas à moi. Le Maître me laisse la maison pour rien et il me paye pour acheter la nourriture, mais c’est tout ce que j’ai. Les livres, ils n’ont jamais été à moi et le Maître ne veut même plus que j’y touche. Je savais des choses que j’avais apprises dans les livres mais je suis en train de tout oublier parce que je n’ai plus le temps de penser à tout ça. Et puis je suis vieille, maintenant. Quel homme voudrait faire de moi la mère de ses enfants ?

- Vous voyez bien, vous ne perdez rien à rester ici.

- C’est sûr que je n’ai rien à perdre puisque je ne possède rien. Mais j’ai peur. Comment est-ce possible, de vivre dans un monde inconnu ?

- Je vais vous montrer la maison et les environs. Tenez, choisissez-vous une tenue. Elles sont toutes à votre taille.

- Mais c’est trop beau ! Ça n’a jamais été porté.

- Non, je les ai fait faire pour vous, à la mode d’ici. Si vous restez, vous pourrez commander vous-même ce qui vous plaît.

- Mais il y en a déjà pour plusieurs années !

- Il faudra donc que vous restiez pour les user.

- Vous y tenez vraiment beaucoup !

- Plus que ma vie.

- ...

- Qu’y a-t-il ?

- Vous n’allez pas rester là pendant que je m’habille ?

- Pardon. Je vous attends dans le salon. C’est la porte juste en face. Prenez votre temps. Que voulez-vous que je commande pour souper ?

- Commander ? Je ne sais pas. Une soupe avec un morceau de pain. Je ne suis pas difficile.

- Il n’y a rien qui vous fait envie ?

- Des envies ! Même ça, je n’ai plus l’habitude d’en avoir.

- Je vous les rendrai !



Des envies ! Il faut être riche pour avoir des envies. Tous ces vêtements. Quel gaspillage ! Et tout ça rien que pour moi ? Ce n’est pas possible. Une jaune, une rouge. La verte est belle. Non la bleue. Comment est-ce possible de se compliquer la vie à avoir autant de vêtements ? Va pour la… verte. La chemise, un jupon, la jupe par-dessus, la blouse. C’est très confortable et juste à ma taille. Pour un peu, on se croirait dans un des contes de fées qu’on raconte aux petites filles. Attention, ma fille, les contes de fée, tu es bien placée pour savoir que ça n’existe que dans les livres. Allons retrouver ce monsieur. Il est aimable et bel homme. Mon Dieu, qu’est-ce que ça cache ?



* * *



- Voilà, je suis prête.

- Vous êtes magnifique.

- C’est juste à cause de la robe.

- Non, je vous assure que la robe n’y est pour rien. Nous allons profiter des derniers instants de clarté pour visiter le jardin. Passons par la cuisine, je vais vous présenter tout le monde.

- La cuisine, c’est là qu’est ma place, vous savez.

- Ne dites pas de bêtise. C’est par ici. Voilà Sarah, qui veille sur la maison avec un soin jaloux. Sarah, voici Madame Rosine, qui sera mon invitée pour quelques jours.

- Soyez la bienvenue chez nous. N’hésitez pas à me demander si vous avez besoin de quelque chose.

- Je tâcherai de vous causer le moins de dérangement possible.

- Il n’y a pas de dérangement.

- Et voici Joseph, qui s’occupe du jardin et de l’entretien de la maison.

- Bonjour, madame Rosine. Bienvenue chez nous.

- Merci, monsieur.

- Et la grosse boule jaune que vous voyez là, près du feu, c’est Prospère, redoutable chasseur de souris. Venez, sortons par ici. Nous voici dans le potager. Comme vous voyez, nous sommes gâtés, cette année : il donne bien.

- La magie ?

- Le savoir-faire de Joseph uniquement. Regardez, d’ici on voit la vallée. Nous sommes à son extrémité sud. La maison qui est là est celle de Jacob, notre doyen et là-bas ce sont les vignes de Gabriel. Nous arrivons dans la partie que je me suis réservée. Ici, je cultive des simples. J’ai quelques plans rares que j’ai ramenés de mes voyages dans votre monde.

- Ce sont des herbes pour guérir les maux ?

- Oui, et pour la cuisine et les tisanes aussi. Je vais vous en faire goûter ce soir. Tenez celle-ci. C’est l’herbe de St George. On en récole les racines à la morte saison et on les fait sécher. Elle vous aidera à vous détendre et à faire de beaux rêves

- Ne me parlez plus de rêver. J’ai eu mon compte pour le restant de mes jours. Qui êtes-vous au juste ? Je veux dire dans ce monde-ci.


- Chez vous, on dirait que je suis un homme de science. Je passe beaucoup de temps dans la tour que vous voyez derrière la maison. J’y ai une grande bibliothèque, un observatoire d’où j’étudie les astres et un laboratoire où je fais quelques expériences. Toutes choses qui sont interdites chez vous.

- Ho oui ! On en a condamné au bûcher pour ça. Le Maître disait que c’était très mal, Qu’il fallait juste savoir ce qui était dans les bons livres et ne pas chercher ailleurs, qu’on savait déjà l’essentiel et que Dieu veillait à ce que le monde aille bien et à ce que le soleil continue à se lever chaque jour.

- Mais vous, vous vouliez en savoir plus ?

- J’aurais voulu, mais je ne peux plus lire maintenant. Le Maître m’a surprise à lire pendant mon service. Un livre qui parlait des herbes et de tout le bien qu’on peut en tirer. Il m’a dit que c’était un livre de sorcière et que je pourrais aller en enfer pour ça.

- Et vous l’avez cru ? Il a tort, vous savez.

- Je crois. Mais c’est mon Maître. Si je perds mon travail chez lui, je serai à la rue.

- Plus maintenant.

- Je ne sais pas ce que je dois penser de tout ceci, Monsieur.

- Ne pensez pas. Observez et profitez de tout. Nous allons nous occuper de vous, Sarah et moi et Joseph aussi. Vous ne manquerez de rien. Comme une grande dame.

- S’il vous plaît, non. Je ne veux pas être une grande dame. Je suis quelqu’un de simple. Je ne veux rien. Je ne veux pas de luxe, je ne veux pas manger dans la belle vaisselle. Et toutes ces robes, je ne saurai pas les porter. Je ne veux pas de bijou. Ne vous mettez pas en frais pour moi. Je ne saurais pas comment me comporter. Laissez-moi dans ma condition. J’en ai conscience, vous savez.

- Ma maison vous paraît peut-être luxueuse mais ma vie est très simple. Si j’ai mis de beaux habits aujourd’hui, c’est en votre honneur. Mais je prends mes repas à la cuisine, avec Sarah et Joseph. Je travaille au jardin, je reçois peu. Ici, il n’y a pas de grands étalages de richesses. Celles que nous possédons, c’est juste parce que nous aimons les belles choses.

- Alors ne changez rien à vos habitudes. Je préfère manger à la cuisine et aider Sarah. C’est là que je me sentirai le plus à ma place.

- Et dans la bibliothèque aussi. N’oubliez pas. C’est ça, le cadeau que je veux vous faire. La vie dont vous rêviez, au milieu des livres. Rentrons, le souper doit être prêt.



* * *



- Voici votre chambre. Je vous souhaite une bonne nuit… sans rêve. Merci d’avoir accepté de rester.

- Juste trois jours. Après vous me ramenez où vous m’avez prise. Vous l’avez promis.

- Je tiendrai ma promesse, si c’est toujours ce que vous voulez.

- Mais vous n’utiliserez pas la magie, dites ?

- Ma magie n’est pas très efficace pour ces choses-là.

- Bonne nuit, Monsieur.

- Faites-moi plaisir, appelez-moi Salomon.

- Je vais essayer.

- Bonne nuit, Rosine.

- À quelle heure dois-je me lever ?

- Il n’y a pas d’heure. Dormez tant que vous le souhaitez. Je vais vous apprendre le sens d’un mot que vous ne connaissez pas : vacances.

- Vacances ?


Vacances ? Une magie d’ici, sans doute. Du feu dans la cheminée, un baquet d’eau chaude. Je n’en ai jamais eu autant de toute ma vie. Des draps qui sentent la lavande. C’est trop. Comment je peux survivre à ça ? Voilà que je pleure. Moi qui ne pleurais plus depuis des années. Qu’est-ce qui m’arrive ? Mon Dieu, qu’est-ce qui m’arrive ? Une journée sans travailler. Je viens de passer une journée sans travailler. C’est sûr, je n’aurai sûrement pas gagné mon paradis avec ça. Et une journée que j’ai passée avec un… magicien, en plus. Ho, si le Maître apprend jamais ça ! Je ne peux pas continuer. Demain, il faut que Salomon me ramène, Salomon… Salomon le magicien. Salomon l’homme de science. Salomon qui s’intéresse à moi. Comment est-ce possible ? N’y pense plus, ma fille, tout ça, c’est pas pour toi. Demain tout sera fini.



* * *



Mmm ! Où je… ? J’avais oublié. Le rêve. Ailleurs, la belle maison, le magicien… Salomon. Non, non, non. Ce n’est pas bien. Non. Il faut qu’il me ramène. Tout de suite.


- Bonjour, Madame Sarah !

- Madame ? Sarah, ce sera bon, Madame Rosine.

- Alors Rosine, ce sera bon aussi. Je n’ai pas l’âme d’une dame.

- Ça, il y en a pas beaucoup qui l’ont. Tenez, asseyez-vous, je vous sers votre café.

- Laissez je m’en occupe.

- Prenez donc le pain et le beurre, là, dans le garde-manger. Et puis il y a de la gelée de pomme. Allez-y, mangez.

- Je vais vous aider.

- Avec le ventre vide ? Ce n’est pas question. Voulez-vous je me fasse battre ?

- Vous faire battre ?

- Non, c’est une façon de parler. Mais j’ai reçu des instructions : je doit m’occuper de vous comme si vous étiez un nouveau-né.

- J’en suis vraiment désolée. Je vais vous causer du souci.

- Pensez donc ! Une bonne figure comme la vôtre !

- Où est Monsieur Salomon ? Je vais lui demander de me ramener tout de suite.

- Ho Dame ! faites pas ça ! Monsieur Salomon, je l’ai vu naître. Et je peux vous dire, ça fait bien des années que je ne l’ai pas vu aussi heureux que ce matin. Il était gai comme un pinson. On avait plus vu ça depuis le départ de sa pauvre mère. Alors faites un beau geste, restez. Vous serez bien ici. Joseph et moi, on est vraiment heureux qu’il y ait un peu de vie dans cette maison. Et Monsieur Salomon, c’est la crème des hommes. Vous ne manquerez de rien. Si vous aviez entendu comme il nous parlait de vous, avant d’aller vous chercher ! Ca fait des mois qu’on vous attend.

- Des mois ? Mais personne ne m’attend plus depuis des années. Au point que je ne sais plus ce que ça veut dire.

- Ma pauvre petite ! Ne pleurez donc pas. Je vais vous soigner, moi. Venez là. Venez. Vous aviez si bonne figure en vous levant. C’est donc vrai que vous aviez une vie pénible là-bas. Il ne faut pas y retourner. Vous verrez, vous serez bien avec nous. Séchez vos larmes. Là.

- Excusez-moi, Sarah, mais je ne sais plus ce que je dois penser. Comment est-ce possible qu’on me donne tant tout d’un coup ? C’est certain que je le payerai un jour.

- Le payer ? Mais vous l’avez déjà payé avant. Ça fait combien d’années que vous trimez juste pour une croûte de pain, qui en plus n’est jamais frais. Je sais bien comment on les traite, les servantes, chez vous. Ma mère, elle en est morte de s’être usée pour un patron qui n’avait jamais pitié d’elle. Quand le père de monsieur Salomon m’a emmenée ici, j’avais juste quinze ans. Hé ben, j’étais bien contente de pas suivre les traces de mes parents. Je vous assure, vous ne le regretterez jamais, d’être ici. Voilà Monsieur. Lavez-vous la figure, qu’il ne s’inquiète pas.

- Vous êtes bonne, Sarah.

- C’est pas bien difficile, avec un p’tit oiseau comme vous.


- Rosine vous êtes déjà levée ?

- Déjà ? Mais il sera bientôt l’heure de dîner ! Si je vais comme ça d’un repas à l’autre sans rien faire, je vais m’empâter. C’est ça que vous voulez ? M’engraisser pour me manger à Noël ?

- Vous voilà de belle humeur. J’en suis heureux. Je vais vous montrer la bibliothèque avant le repas. Deux étages, ça vous fera déjà un peu d’exercice.

- Ne vous moquez pas de moi. Je suis au supplice.

- Je vais faire changer ça.


- Nous sommes ici dans le grand salon. Voyez le plafond, c’est mon arrière-grand-père qui l’a commandé. Il représente les dix règles de la magie d’Erzulie, la grande déesse. Magie qui s’inspire d’un grand amour pour le genre humain. Voyez ces deux personnages. Vos prêtres les appellent Adam et Eve. Ce sont en réalité les enfants d’Erzulie, la Terre et D’Ob Atala, le Ciel. La Terre et le Ciel existent sans qu’il y ait besoin de marquer le début de leur existence. Ils existent, c’est tout. Erzulie aimait tant ses enfants que pour les protéger, elle défia les éléments. Si bien qu’elle parvint à les dominer. Elle a transmis ses pouvoirs et ses connaissances à ses enfants et à toute leur descendance. En leur imposant malgré tout certaines règles. Ce sont ces règles qui sont illustrées ici.

- C’est beau ! Et c’est une bien belle histoire. Plus belle que celle d’Adam et Eve chassés du paradis.


- Erzulie est avant tout une mère et ne pense pas sans cesse à punir ses enfants. Elle les aime et les protège. Le Dieu de vos prêtres est un artisan qui s’énerve à voir ses créations faire ce qu’elles veulent et va jusqu'à détruire celles qui ne lui conviennent pas. C’est triste. Un enfant toujours inquiet de ce que pourraient être les réactions de son père n’a pas une vie plaisante. Il vit dans la terreur. S’enferme sur lui-même. Les hommes qui ont peur d’être damnés n’osent pas aller explorer les domaines inconnus. Cela empêche d’évoluer.

- C’est bien vrai qu’on a peur de tout.

- Ici, il ne faut plus avoir peur. Nous voici arrivés. Venez.

- Tous ces livres ! Il peut en exister autant à la fois ?

- Et même plus. Ceci n’est pas grand-chose par rapport à tous ceux qui ont été écrits au cours de l’histoire humaine. Ici se trouvent les livres sur l’histoire des hommes. Là, sont les livres qui traitent des métaux et de leur transformation. Tout ceux-ci sont des histoires inventées le plus souvent par de grands amoureux. C’est ceux-ci que Sarah lit parfois jusqu'à en pleurer.

- Moi aussi, les belles histoires d’amour ça me fait pleurer.

- Vous pourrez les emporter dans votre chambre pour vous détendre de vos journées d’étude.

- Ho merci !

- Vous m’avez dit que les plantes vous intéressent, voici le rayon sur ce sujet : les plantes, leurs vertus et la manière de les cultiver. Et pour vos travaux pratiques, je demanderai à Joseph de vous préparer un carré de terre près du potager.

- Ne lui donnez pas de surcroît de travail pour moi.

- Il le fera avec plaisir. Il vous aime bien. Je vous ai préparé cette table. Il y a de l’encre, du papier et des plumes. Voyez, vous étiez attendue.

- Qui dois-je remercier pour tout cela ?

- Votre bonne étoile.


- Par où dois-je commencer ? Il y en a tant.

- Je vais vous faire une petite sélection. Mais vous verrez, vous serez très vite à l’aise pour fouiner dans tous les rayonnages. Ce livre-ci me paraît bien indiqué pour un début. Vous y retrouverez toutes les plantes de chez vous. Vous en reconnaîtrez certainement. Celui-ci aussi, mais il parle plus des maladies qu’elles peuvent guérir.

- C’est merveilleux ! Mais je n’aurai pas le temps de lire tout cela.

- Sur trois jours ? Certainement pas. Voilà encore une bonne raison de rester plus longtemps.

- Je ne sais pas, vraiment !

- N’y réfléchissez pas pour l’instant, vivez ces trois jours sans penser plus loin. Trois jours de vacances.

- Mais qu’est-ce que c’est ces vacances dont vous me parlez depuis hier ?

- On peut dire en gros qu’il s’agit de dormir tant qu’on veut et de ne faire que des choses qu’on aime.

- Mais c’est de la paresse !

- Non. Voyez. Est-ce que je vous donne l’impression d’être paresseux ? Pourtant je ne fais que ce que j’aime. Les premiers temps vous dormiriez beaucoup, tellement votre vie vous a épuisée. Mais par la suite vous auriez hâte de vous lever, tant la vie ici vous plairait. Il y a tant de choses et de gens formidables !

- À quoi bon savoir toutes ces choses si c’est pour les garder pour moi ? Je me sentirais bien inutile.

- Vous ne les garderiez pas pour vous. Ils y a des enfants dans la vallée qui n’ont personne pour leur faire la classe. Je m’occupe bien des plus grands, avec notre doyen, mais apprendre les premiers pas de l’écriture et du calcul aux plus jeunes est une tâche qui demande un savoir-faire que je ne possède pas.

- Et vous pensez que moi je saurais ?

- Pourquoi pas ? Vous savez lire et écrire, calculer et je pense que c’est quelque chose de si précieux pour vous que vous le transmettriez aux enfants avec tant de conviction qu’ils ne sauraient pas faire autrement que d’apprendre. Et puis c’est bien ce que vous auriez voulu, dans votre village.

- Oui, mais je n’ai pas été jusqu’au bout. Il me reste encore beaucoup à savoir.

- Ce ne serait pas pour commencer demain. Vous auriez quelques mois pour vous y préparer.


- C’est encore plus beau qu’un conte de fée, tout ce que vous me racontez là. Comment je pourrais y croire ?

- Pensez-vous toujours être dans un rêve qui s’effacera à votre réveil ?

- Non. Mais je n’arrive quand même pas à croire que tout ceci soit possible.

- Nous en reparlerons à la fin des trois jours.

- Il n’en reste plus que deux.

- Oui. Allons retrouver Sarah et Joseph pour le dîner.


- Alors mon p’tit ? Tous ces beaux livres, c’est-t-y pas merveilleux ?

- Rien que cette pièce suffirait à me rendre heureuse.

- À la bonne heure ! Installez-vous, j’apporte le dîner.

- Monsieur Salomon, je remonte de chez Antoine. Il a une jument qui va mettre bas. Il demande que vous descendiez après manger.

- Merci, Joseph. J’irai. Vous viendrez avec moi Rosine ?

- J’aimerais beaucoup. Mais ce monsieur Antoine ne voudra pas.

- Et pourquoi donc ?

- C’est l’affaire des hommes. L’impureté de la femme peut faire venir le poulain malade ou par le siège. Et une étrangère en plus…

- Et pour les femmes qui accouchent ? C’est pourtant bien des femmes qui les aident.

- Ce n’est pas pareil.

- Tout ça, ce sont des croyances de votre monde. Ici, il n’y a pas de gens purs ou impurs. La naissance d’un poulain, c’est un jour de fête et cela concerne tout le monde. Vous verrez, vous serez la bienvenue.

- Monsieur a raison et une belle dame comme vous ça porterait même plutôt bonheur.

- Bien, je me laisserai donc faire encore une fois.

- Vous apprenez vite.


Qu’il est beau quand il me sourit comme ça ! Et ces yeux ! Non, il ne faut pas.



* * *



- N’était-ce pas un instant formidable ?

- Jamais je n’oublierai.

- Vous ne pouvez pas oublier. Vous êtes la marraine de ce poulain. Vous en êtes responsable.

- Il est bien beau, avec son nez tout jaune. Et déjà solide sur ses jambes, avec un appétit vorace.

- Dans deux jours, ce sera son baptême, c’est vous qui lui donnerez un nom. Pensez-y.

- N’y a-t-il pas des règles précises pour choisir ce nom ?

- Les usages prévoient que la marraine choisisse le nom du poulain après avoir passé du temps auprès de lui pour le connaître et savoir qui il est.

- N’y a-t-il pas des noms qui conviennent mieux pour les chevaux ?

- Non, pas du tout.

- Je pourrai aller le voir ?

- Avez-vous vu la joie d’Antoine et Violaine à faire votre connaissance ? Cela devrait répondre à votre question.

- Ce sont des gens très gentils.

- Et la mère de votre filleul aussi vous a adoptée. Allez-vous reposer un peu avant le souper.

- Ho non, je ne me sens pas fatiguée, Je vais aller aider Sarah pour préparer le repas.

- Si vous voulez. Vous l’aimez bien, Sarah ?

- J’aurais aimé avoir une mère comme elle.

- Elle qui n’a pas eu d’enfant, ça lui ferait plaisir d’entendre ça. Mais changez-vous ou elle ne vous acceptera pas dans sa cuisine.

- Mon Dieu ! Dans quel état je me suis mise ? Une si belle robe !



* * *



- Il y a ces légumes à nettoyer pour le ragoût. Mais ce n’est vraiment pas une obligation.

- Ça me fait plaisir de vous aider et de bavarder avec vous.

- Alors si c’est de la compagnie que vous voulez, à moi aussi ça fait plaisir.

- Racontez-moi. Comment est la vie ici, dans la vallée ?

- Ma foi, il n’y a pas grand-chose à en dire. C’est une vie très agréable à laquelle je ne renoncerais pas. Il y a un climat qui convient bien aux vieux os que sont les miens. Chaque fois que je retourne de l’autre côté pour le marché, quand c’est l’hiver comme maintenant, il me faut le restant du jour pour me réchauffer en dedans. Et ce n’est pas seulement le froid de l’air. Le regard des gens de là-bas me glace le sang, parfois. Ils savent que je vis chez les magiciens et ça les agace, ils ont peur que j’ai appris des tours et que je les ensorcelle. Qu’est-ce que j’aurais besoin de ça ? J’ai tout ce qu’il me faut ici, et plus encore. S’il ne me fallait pas leur acheter certaines choses, je n’irais plus. On aurait des vaches, par exemple, ça me ferait déjà l’économie de trois marchés le mois. Heureusement, il y a François qui vient tous les jours avec sa traite. On a du lait frais comme s’il était d’ici.

- Pourquoi n’y a-t-il pas de vaches dans la vallée ?

- J’en sais trop rien. Je pense qu’ils préfèrent laisser l’herbe aux moutons. Et avec les vignes, le blé et le maïs, il ne reste plus beaucoup de place pour des prairies. Et quand il en reste une, on y met des chevaux. Ha ça ! ici, ils les aiment, les chevaux. Vous verrez ça, au baptême du p’tit dernier ! Joseph m’a dit qu’ils vous avaient choisie comme marraine.

- Oui. J’en suis… Ils se sont tous montrés si aimables avec moi, alors qu’ils ne me connaissent pas.

- Si c’est Monsieur Salomon qui vous invite, ils ne vont pas se méfier. En plus ça fait des mois qu’on se raconte des histoires sur Monsieur Salomon et une belle inconnue.

- Il y a donc des ragots ici aussi !

- Non, ce n’est pas des ragots, c’est juste qu’on aime que les autres trouvent leur bonheur. C’est important pour tout le monde. Et puis les jeunes filles, ça les fait rêver. Et vous avez bien vu qu’il n’y a aucune méfiance ?

- C’est vrai. Mais de penser que tout le monde m’attendait alors que je n’étais même pas au courant de l’existence des magiciens et de leur vallée, ça fait une drôle d’impression.

- N’y pensez plus, puisque tout se passe bien.

- Il y a beaucoup d’humains qui vivent ici ?

- En réalité, il n’y a pratiquement que nous. Des magiciens, il n’y en a plus que quatre : Monsieur Salomon, le doyen Jacob, il y a Moïse, à l’autre bout de la vallée et Abel, qui voyage autour du monde et qu’on ne voit qu’une fois l’an, aux vendanges. Dans les autres vallées c’est pareil. Tenez, à la grande réunion, lors de la fête d’Erzulie, ils ne sont pas plus de vingt autour de la table. On a besoin de leur magie pour séparer les deux mondes, mais sans nous, les vallées n’existeraient pas. Ma foi, c’est bien ainsi ! Tout le monde y trouve son compte et ça nous convient.

- Mais ou se trouve le passage vers l’autre monde ?

- Ça, ce sera à monsieur Salomon de vous expliquer. C’est un secret que seuls les magiciens peuvent révéler. Je n’ai le droit de ne rien dire là-dessus. Ce n’est pas que je ne vous fais pas confiance, mais c’est la loi d’ici. Et ça se comprend. Imaginez qu’on commence à expliquer à tous, ça vaudrait même plus la peine qu’il y ait deux mondes.

- Bien sûr, excusez-moi.

- C’est rien, votre curiosité est bien normale. Quand je suis arrivée, moi aussi j’aurais voulu tout savoir du premier coup tellement ça m’avait l’air merveilleux. Pensez, j’avais quinze ans, je n’avais jamais rien vu. J’arrive ici avec le père de monsieur après la mort de ma pauvre mère, il n’avait rien dit de l’endroit d’où il venait. Il venait de m’acheter…

- Vous acheter ?


- Oui. Achetée. Mes parents avaient des dettes, soi-disant. Le patron ne voulait pas me laisser partir. Il voulait que je continue à travailler chez lui pour payer les dettes. Alors le père de Monsieur lui a donné de l’argent. Je ne sais pas combien, mais c’était beaucoup. Pour moi ça ne changeait rien. Être servante d’un côté ou de l’autre, c’était pareil. Alors j’ai suivi Monsieur sans broncher, me disant que de toute façon ça ne pouvait pas être pire comme place. Et puis voilà qu’arrivée ici, on me donne une chambre pour moi toute seule, des robes comme je n’en avais jamais vues. On ne me fait pas travailler dans la maison mais à la place on m’apprend à lire et à écrire. On était quelques enfants chaque matin dans le grand salon. C’est Madame qui nous apprenait. L’après-midi, on partait avec Monsieur qui nous apprenait les plantes, les bêtes, les champs. Il y avait Gabriel et Antoine, Jeanne que vous n’avez pas encore vue, qui a épousé Monsieur Moïse et puis Joseph… Joseph, lui, il est né ici. Sa mère a été recueillie par les grands-parents de Monsieur Salomon alors qu’elle était grosse et sans mari. Voyez, chaque génération amène son lot d’humains, qu’on dit entre nous pour plaisanter. On s’est plu tout de suite, Joseph et moi. On s’est mariés trois ans après. Et on est toujours là. Notre plus grand malheur, c’est de ne pas avoir eu d’enfant. Mais Monsieur Salomon, il est un peu comme le nôtre. Surtout depuis que ses parents ne sont plus là. Et vous aussi, vous serez comme notre fille, si vous restez. Ben voilà que vous vous remettez à pleurer ! C’est si douloureux de sentir un peu d’amour ?

- C’est la vie d’avant, où il n’y avait pas tout ça, qui est douloureuse.

- Bah ! Ça guérira vite. Allez, voilà les hommes, on va manger. Tenez, prenez les assiettes et les verres. Mettez-en un de plus, Monsieur arrive avec Jacob.



* * *



- C’était un excellent repas, Sarah, comme toujours.

- Cette fois je n’y suis que pour la moitié, Monsieur Jacob. C’est Rosine qu’il faut féliciter.

- Ha ! Rosine il semble que vous ayez beaucoup de qualités et de talents. Salomon a été bien inspiré d’aller vous chercher.

- Merci Monsieur.

- Mais vous souvenez-vous de moi ?

- Non. Il ne me semble pas.

- J’étais ami avec Maître François, chez qui vous travailliez. Je lui rendais souvent visite, jusqu’à ce terrible hiver. Je me souviens que vous étiez déjà chez lui. Mais j’ai dû espacer mes visites. Cela devenait dangereux de passer dans l’autre monde. François a eu peur, il nous a fermé sa porte. Ho, je ne lui en veux pas. Le danger était bien réel et beaucoup d’humains ont été arrêtés. J’ai essayé de reprendre contact avec lui, dernièrement, mais il ne veut plus aucun lien avec nous. « Tu es le Diable, » m’a-t-il dit, « si je te parle j’irai en enfer et tous les gens de ma maison aussi ». C’est bien triste, un homme de tant de connaissances. Quel gâchis ! Il vous apprenait les livres. Il voulait que vous preniez sa suite à l’école, je crois.

- Oui, j’avais commencé à étudier. Mais petit à petit, il a limité les livres que je pouvais lire. Puis il a trouvé que je faisais mal mon travail, alors il n’a plus voulu que j’apprenne. Il disait que de toute façon, il n’était pas question qu’une femme fasse la classe. Que je pourrais peut-être apprendre la cuisine et la couture aux filles mais pas plus. Je me suis contentée de faire ma besogne. J’ai parfois lu en cachette, quand il était parti, mais un jour il m’a surprise avec un livre qu’il disait mauvais. Il a menacé de me chasser. J’avais besoin de ce travail. Je n’avais pas le choix. Alors je n’ai plus touché aux livres.


- Avez-vous vu la bibliothèque de Salomon ?

- Oui.

- Si vous n’y trouviez pas ce que vous cherchez, vous pouvez aussi venir chez moi.

- Je ne sais pas si j’aurai assez d’une vie pour tout lire.

- L’important n’est pas d’arriver, mais de toujours avancer. Je vais vous laisser. Encore merci pour le souper. Rosine, je suis très heureux que vous nous ayez rejoints. Je sais que vous n’êtes pas encore sûre de rester. Mais réfléchissez bien. Nous aurions besoin de quelqu’un comme vous pour la classe des petits. Et si c’est de vivre dans cette maison qui vous gêne, on vous en trouverait une autre. Et puis pensez à votre filleul.

- Je penserai à tous ça, Monsieur. Je ne déciderai rien qui fass du tort à personne.

- Et surtout pas à vous ! Allez, une bonne nuit à tous.

- Bonne nuit, Jacob.


- Alors quel est le programme pour demain ? Qu’aimeriez-vous faire Rosine ?

- J’aimerai aller voir le poulain.

- De chez Antoine, il y a un chemin qui monte vers la crête, et au sommet, il y a un rocher en surplomb. De là-haut, on a une vue très large. C’est un endroit important pour nous. Je peux vous y emmener. C’est là que se trouvent les mystères de notre magie. Je vous expliquerai tout cela en route. Mais il nous faudra la journée, le chemin contourne une autre colline qu’on ne voit pas d’ici. Il y a plusieurs heures de marche. Nous prendrons un pique-nique.

- Je vous préparerai ça. Ce sera une belle journée, Rosine. C’est vraiment très beau là-haut.

- Merci Sarah. Mais Salomon, vous n’aviez pas d’autres choses importantes ?

- Pas du tout ! J’en profiterai pour refaire la réserve d’herbe aux Anges avant les pluies. Elle soigne nos systèmes digestifs délicats. Mais celle que je fais pousser ici n’agit pas.



* * *



- Monsieur Salomon, Madame Rosine. Vous venez voir le Poulain ? C’est un solide vous savez. Ca fera un bel étalon.

- Et sa mère se porte bien ?

- Elle a l’air. Regardez, elle a un bon regard, elle mange normalement et elle ne rechigne pas à nourrir son petit.

- On dirait qu’il reconnaît déjà sa marraine. Allez-y, entrer dans l’enclos, n’ayez pas peur.

- Qu’il est beau ! Viens. Mais c’est qu’il ne tient pas en place. On dirait qu’il ne lui manque rien.

- C’est sûr. Il se porte bien. Dans quelques jours on pourra les emmener en promenade, sa mère et lui. Antoine, nous repasserons ce soir en rentrant. Nous montons à la Pierre Magique.

- Hé bien, bonne journée. Vous devriez avoir du beau temps, pas trop chaud.

- Je pense aussi. À ce soir.


- Après le tournant on a une vue sur toute la vallée, Nous pouvons nous y arrêter pour manger. Vous tiendrez jusque là ?

- Sans problème, si je peux boire tout de suite.

- Bien sûr ! Excusez-moi. Tenez.

- Merci.


- Ça va ?

- Beaucoup mieux. Nous pouvons repartir.


- Regardez.

- La vallée est bien plus grande qu’on ne l’imagine d’en bas.

- Une grande partie est laissée à l’état naturel. Les habitations sont toutes à proximité de la rivière. Plus en aval, là-bas, la vallée est très encaissée, on ne saurait pas y construire. On y a juste retrouvé quelques habitations troglodytes probablement très anciennes. Encore plus bas il y a des rapides puis la rivière s’apaise en entrant dans la Vallée d’Abraham.

- Et en amont, qu’y a-t-il ?

- Il y a aussi des rapides entre notre vallée et la Vallée de David.

- Comment s’appelle cette vallée-ci ?

- La Vallée de Noé.

- Les prêtres seraient heureux de tant de lieux bibliques.

- N’en croyez rien, ils crient au blasphème. Tenez du fromage de brebis de chez nous. Je vous l’échange contre la bouteille de vin que vous séquestrez.

- Je veux du pain en plus.

- Mm… Dure en affaire ! Mais soit, je m’incline. Voici du pain.

- Voici du vin.

- Attention ! Blasphème !



- Nous arrivons au torrent, nous allons monter un peu plus haut, il y a un pont.


- Voilà. Attention il est glissant. Je vais passer le premier. Donnez-moi la main. Vous pouvez prendre appui sur cette racine. Nous avons fait le plus dur. Maintenant le chemin sera plus large jusqu'à la Pierre.


Qu’il ne lâche pas ma main ! Jamais. Une main pour me guider, me soutenir, me… Pourquoi mettre autant d’épreuves sur ma route, mon Dieu ? N’ai-je pas été assez sage ? Ai-je encore besoin de prouver ma résistance à la tentation ? Il se pourrait que ce soit une fois de trop et que je ne résiste pas. Ou bien Vous n’y êtes pour rien. Après tout, nous ne sommes pas chez Vous ici.


- Vous ne dites rien ?

- Non… Je garde mon souffle.

- Nous y sommes presque, regardez on voit le sommet et la Pierre Magique. Plus qu’un petit effort.

- Ça ira.


- Nous y voilà. On dit qu’Erzulie a placé ici tous ses savoirs et tous les objets qui lui servaient à dominer les éléments, et qu’elle a tout transformé en pierre pour que ce ne soit pas utilisé par les forces du mal. C’est pour cette raison que cette pierre ne ressemble pas à la roche qu’on trouve dans la vallée. Voyez, elle est verte, jaune, pleine de cristaux. D’un point de vue scientifique sa présence ici est inexplicable. En tout cas dans l’état actuel de nos connaissances.

- S’il y avait une explication scientifique vous ne croiriez plus à l’histoire d’Erzulie ?

- Si, bien sûr. Ça ne changerait rien. Je suis convaincu qu’il y a une explication scientifique que les générations futures découvriront. Erzulie ne nous apprend pas comment sont nées les choses, elle nous apprend à vivre avec et à nous en servir sans les gâcher. La magie qu’elle nous a transmise peut nous aider à vivre mieux mais ne saurait pas bouleverser l’ordre de l’univers. Nous ne sommes pas des dieux tout-puissants, nous sommes juste détenteurs de certains savoirs.

- Quelles différences y a-t-il entre vous, les magiciens, et les humains ?

- Aucune. En réalité nous sommes humains comme vous. La seule différence entre vous et moi, c’est que vous êtes une femme et que je suis un homme.


- Mais vous possédez la magie ?

- J’ai appris la magie. Nous ne naissons pas avec. Elle se transmet de génération en génération. C’est ma mère qui m’a initié dès l’enfance. Et je la transmettrai à mes enfants à mon tour. Mais avec toutes ces persécutions depuis un siècle, nous sommes beaucoup moins nombreux. Le risque est grand que notre savoir se perde et que nos vallées disparaissent.

- Pourquoi ne pas le transmettre aux gens qui vivent avec vous ?

- Nous y pensons. Mais ce n’est pas facile de modifier une tradition vieille de plusieurs millénaires. C’est pour cette raison qu’Abel est en voyage, il tente de convaincre tous les magiciens du monde de la nécessité d’un changement.

- Vous n’avez donc rien d’un lutin ou d’un elfe ?

- Rien de tout cela. Cela vous déçoit ?

- Je ne sais pas. Non, je pense que ça me rassure. Je risque moins l’enfer de vous avoir suivi.

- Vous n’êtes pas coupable. Souvenez-vous, je ne vous ai pas demandé votre avis.

- Mais j’ai accepté de rester.

- Seulement trois jours, hélas.

- Il me reste encore vingt-quatre heures pour prendre une décision.

- Les pires heures de ma vie.

- Ce sera jour de fête demain, soyez gai si vous voulez que j’aie envie de rester. De la tristesse, j’en ai eu assez dans ma vie.

- Je paraîtrai le plus heureux des hommes.


- Redescendons-nous par le même chemin ?

- Non. En continuant un peu plus loin nous trouverons un chemin qui descend sur l’autre face du rocher. Il est un peu plus raide, mais plus court. Nous devrions être en bas bien avant la nuit. Prête ?

- Oui, allons-y !



* * *



- Alors, Rosine, c’est un grand jour ! Avez-vous trouvé un nom pour votre filleul ?

- Je crois que je me déciderai pour de bon en le voyant tout à l’heure. Sarah, est-ce que je serai à la hauteur ?

- Mais bien sûr ! N’allez pas vous mettre des idées en tête. Bonne comme vous êtes. Il n’y a pas mieux comme marraine.

- Mais choisir un nom !

- Écoutez, je sais qu’ici ils aiment les chevaux plus que leur vie, mais ce n’est quand même qu’un animal !

- Si vous aviez vu comme il me regarde. Il est presque humain.

- Vous voilà gagnée par cette folie aussi ? Ha là là ! C’est sûr, vous êtes faite pour vivre ici !

- Vous ne les aimez pas, les chevaux ?

- C’est eux qui ne m’aiment pas. Ils sont toujours à me narguer.

- Vous viendrez quand même voir mon filleul ?

- Oui, quand ils sont petits c’est pas pareil.

- Voilà un gâteau prêt à enfourner.

- Donnez, je vais l’y mettre. Celui-ci peut être démoulé maintenant. Si vous voulez bien vous en charger, je vais préparer les paniers.

- Mmm ! Mais ça sent terriblement bon !

- Ha Monsieur Salomon, avec tout le respect que je vous dois, que je ne vous voie pas mettre un doigt dans la pâte. Depuis qu’il est gamin c’est pareil. Chaque fois que je fais du gâteau, il accourt et plonge dessus avant même que ce soit cuit.

- Sarah, taisez-vous. Rosine va croire que je suis gourmand.

- Mais vous l’êtes. Et il y aurait pas de honte si vous saviez attendre qu’on mette les plats à table.

- Ne le grondez pas, Sarah.

- Allez-y, prenez sa défense…

- Ma bonne Sarah, venez que je vous embrasse pour me faire pardonner.

- Allez, allez, c’est bien. Laissez-nous finir ou nous n’aurons rien à manger au goûter.

- Je suis sûr que vous en avez prévu pour les quatre vallées.

- Et Violaine tout autant, mais c’est pas une raison.

- Au moins il fait honneur à votre cuisine !

- Vous voilà encore qui prenez sa défense ?

- …



* * *



- Ha ! Voilà la Marraine, on va pouvoir commencer. Salomon, vous vous êtes fait attendre.

- C’est Sarah qui n’en finissait pas d’emballer ses tartes et ses gâteaux. Vous savez comment elle est. Elle a toujours peur qu’on meure de faim. Il doit y avoir la moitié de son garde-manger dans la charrette.

- C’est ça, moquez-vous. N’empêche qu’à la fin de la journée, la charrette, elle sera vide !

- Vos gâteaux sont toujours les bienvenus.

- Merci, Monsieur Jacob ! Tenez, vous autres, allez poser tout ça sur la grande table, là-bas.

- Venez, Rosine, votre filleul vous attend. Enfin, c’est une façon de parler. Il est surtout occupé à faire des cabrioles. On dirait bien qu’il a compris qu’il est le roi de la fête. Regardez comme il se donne en spectacle !

- Qu’il est drôle ! On dirait bien que sa mère ne sait plus où donner de la tête.

- Celui qui montera ce cheval-là, il faudra qu’il commence par lui montrer qui dirige la marche. Il faudra qu’il sache y faire, c’est sûr. Mais je pense qu’il ne sera pas mauvais. Juste un peu cabot. Allez-y. L’usage prévoit que vous informiez le poulain de son nom et que vous vérifiez qu’il s’accorde avant de l’annoncer publiquement.


- Viens. Viens là. Tu me reconnais ? On dirait bien que tu me reconnais. Je suis ta marraine. Je ne sais pas trop en quoi ça consiste. Tu sais, je dois prendre une décision importante aujourd’hui. En plus de celle de te donner un nom. Je dois choisir entre cette vie-ci, ou l’autre. Entre rester et rentrer chez moi. Je ne sais pas ce qui est bien. Ce serait sage de rentrer chez moi. Hein ? Non ? Tu ne veux pas ? Je crois que je n’en ai pas trop envie non plus. Je n’ai personne là-bas. Alors qu’ici, il y a Sarah et Joseph et puis Salomon… Tu le connais, Salomon ? Tu le trouves comment ? Gentil ? Toute une famille qui m’arrive comme un cadeau du ciel. Et puis il y a toi. Comment je pourrais être ta marraine si je m’en vais ? Qu’est-ce que tu fais ? Ha ! les cabrioles, tu aimes ça ? Sais-tu comment je vais t’appeler ? Arlequin. Comme ce personnage que j’ai vu, un jour, quand le théâtre est venu en ville. Malicieux et agile mais fidèle et adorable. Qu’en penses-tu ? Arlequin. Tu dis oui ? C’est un nom qui te plaît ? On peut l’annoncer à tout le monde ? Hé ! reviens ! Viens ! On va annoncer la bonne nouvelle. Viens.

- Alors, Rosine ? Ne nous faites pas languir plus longtemps ! A-t-il accepté le nom que vous lui avez choisi ?

- Je pense que oui.

- Dites-nous !

- Il s’appellera Arlequin !

- Arlequin. Magnifique !

- Vive Arlequin !

- Bienvenue à Arlequin !

- Antoine. L’as-tu entendu ? Ce poulain s’appelle Arlequin. Tel en a décidé la grande Erzulie par la voix de sa marraine. T’engages-tu à respecter ce choix ?

- Je m’y engage.

- T’engages-tu à assurer sa bonne santé ainsi que celle de sa mère ? À lui donner tout ce dont il a besoin ?

- Je m’y engage.

- Rosine, t’engages-tu à veiller sur Arlequin, à ce qu’il ait tout ce dont il a besoin ?

- Je m’y engage.

- Ceci n’est pas un engagement à la légère. C’est une tâche qui demande une présence quotidienne…

- Oui, Jacob. Je l’ai compris et je m’y engage. Je lui ai promis.

- À la bonne heure ! Et maintenant, allons faire honneur à la cuisine de nos dames !


- Rosine ?

- Salomon. Voulez-vous encore un peu de tarte ?

- Non.

- Qu’y a-t-il ? Pourquoi cette longue figure ?

- Ce que vous avez dit tout à l’heure…?

- Oui ?

- C’est bien vrai ?

- Oui.

- Vous restez ?

- Je pense que c’est ce que ça voulait dire. Je reste pour Arlequin… et pour… la vie que vous m’offrez et surtout…

- Surtout ?

- Surtout… quand nous marchions hier, vous me teniez la main et je me disais que plus jamais je ne pourrais vivre sans cette main pour me guider.

- Tenez ! Tenez, les voilà toutes les deux, mes mains, elles vous appartiennent. Demandez-leur tout ce que vous voulez. Elles construiront un château pour vous, elles feront toutes les magies pour vous plaire. Tenez, prenez-les.

- Je leur demande juste de tenir la mienne.

- Elles le feront, vous pourrez compter sur elles. Voyez, je vous l’avais promis, je suis le plus heureux des hommes.

- Je suis aussi très heureuse. Je voudrais juste vous demander…

- Oui ?

- Serait-il possible que vous m’emmeniez dans ma maison ? Je ne voudrais pas laisser mes souvenirs là-bas. Ce n’est pas grand-chose, juste quelques objets, mais j’y tiens beaucoup.

- Nous irons dès ce soir.

- Merci. Mais ne me lâchez pas la main, cela me fait très peur.

- Jamais, plus jamais.



* * *



- Marthe !

- Oui, Maître.

- Où étiez-vous donc ?

- Excusez-moi, Maître, mais je suis seule depuis deux jours et je n’en fini pas de courir en tout sens.

- Seule depuis deux jours ? Et Rosine ? Où est-elle ? Est-elle malade ?

- Je ne sais pas, Maître. Je suis passée par sa maison ce matin.

- Et alors ? Parle bon sang ou faut-il que je te fouette ?

- Il n’y avait plus rien.

- Comment ça, plus rien ?

- La maison est vide comme si elle n’avait jamais habité là.

- L’ingrate ! Je lui donne un travail honnête et un toit et voilà, elle disparaît ! Je veillerai à la remplacer. D’ici là, débrouille-toi.

- Oui, Maître.


© Colette Pitance

05/01/2004


 
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   Pat   
29/4/2007
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
J'aime beaucoup le style, surtout les monologues intérieurs (et particulièrement au début). L'histoire est prenante... Toutefois, elle devient un peu trop lisse par la suite. Les personnages du royaume de la magie sont un peu trop "bons" pour moi, c'est un peu manichéen... J'étais moins emballée par la deuxième partie (le début me paraissait si prometteur!). J'ai eu un petit sursaut à la fin (conclusion) qui m'a fait faire un lapsus de lecture : j'ai cru que tout ça n'était qu'un rêve. Ca aurait été vraiment chouette! Quelques fautes ont échappé aux correcteurs. Il ya surtout des fautes redondantes : ho, ha qui me paraîtraient plus justes si elles s'écrivaient : oh, ah.
En tout cas, on sent une grande aisance d'écriture et un imaginaire tout à fait intéressant.

   Maëlle   
16/5/2007
J'ai beaucoup aimé. Une douceur, un entrain, et un conte qui sonne
juste.

   Ama   
9/6/2007
Je suis heureuse que Pat ait commenté avant moi parce que je ne sais pas si j'aurais su décrire aussi bien ce que j'ai ressenti. J'aurais pu, sûrement, mais c'est plus facile comme ça =) Allez, un peu de redondance pour la forme:

C'est beau. Sûrement trop vers le milieu. La forme d'un récit en dialogue est très bien menée et forme des sensations agréables parce qu'intéressantes. Le début est de loin la meilleure partie. Je ne pouvais plus quitter les lignes des yeux. Après, je l'avoue, j'ai eu des moments de lecture en diagonale. Surtout que ce n'est pas censé être un roman mais un conte ou une nouvelle, bref un court récit. Alors il ne faut pas trop de détails de ce monde magique et pas trop de longueurs. Ces longueurs-là nous donnent en effet l'impression d'un manichéisme qui gâche un peu l'émerveillement. J'ai aussi cru, à la fin, qu'elle avait fait un rêve et mon coeur s'est serré! Je ne sais pas ce qui aurait été le mieux...

...mais une main tendue, et pour l'éternité! Une autre vie que celle-là...

   xuanvincent   
25/6/2008
 a aimé ce texte 
Bien
Etonnante histoire !

Malgré quelques longueurs et une histoire un peu complexe, ce récit m'a intéressée.

L'univers onirique, bien présent dans ce texte, m'a plu. J'ai en particulier apprécié le début de l'histoire, la confrontation entre le rêveur et l'inconnu qui semble venu de son rêve.

PS : Je note l'importance des dialogues, qui contribuent à rendre plus vivant le texte.


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