Au nord-est du petit hameau de Mandrotin, au-delà du Grand Marais du Bout de Fagne, au nord du domaine de Grandterre, se dressaient les Trois Remarquables. Nul n’aurait pu dire quand ils ont été plantés. De mémoire d’ancien, ils existaient depuis toujours. Un chêne, un hêtre et un orme. Des arbres splendides, majestueux.
À une lieue de là vivait Gautier, artisan forgeron au hameau de la Croisée. Il avait une excellente réputation. On venait de loin pour acheter une charrue ou une faux. De plus, sa forge se trouvant au croisement du Grand Chemin et de la route du Sud, de nombreux voyageurs s’arrêtaient chez lui pour recercler une roue de chariot ou ferrer un cheval.
Marguerite, l’épouse de Gautier, s’occupait de l’auberge attenante à la forge. Beaucoup de voyageurs et de pèlerins y faisaient halte, le temps d’un souper et d’une nuit.
Simple, sans confort excessif mais d’une propreté impeccable, l’auberge de la Croisée était très appréciée. Étant située à un carrefour important, elle était fréquentée par des gens venant de partout et allant dans toutes les directions. Le soir, devant le feu, on se racontait des histoires de partout, de pays dont les habitants d’ici ne soupçonnaient même pas l’existence, des histoires de rois riches comme Crésus ou sanguinaires comme Néron, des histoires de princesses languissantes ou d’explorateurs aventureux.
Grâce à ces deux activités, Gautier et Marguerite vivaient très largement et étaient respectés par tous. Mais voilà ! Gautier était fait comme beaucoup d’hommes, il n’en avait jamais assez.
Depuis son enfance, Gautier avait entendu bien des récits sur les Trois Remarquables, bien des légendes, de vœux réalisés grâce à eux, de fortunes acquises avec quelques prières et quelques offrandes. Il décida de tenter sa chance, et chaque matin alla devant les Trois Remarquables pour leur adresser sa requête : une grande fortune et devenir le maître de tout le Nord de la Grandterre. Mais les grands arbres se comportaient de façon tout à fait normale pour des arbres, seul le vent dans leurs feuilles leur donnait une vie apparente.
Il ne se passa rien de plus dans la vie de Gautier, si ce n’est un peu de retard dans son travail.
Il se mit alors en quête de tous les anciens de la région, de tous les magiciens des villages alentour, recherchant la trace d’une éventuelle formule magique pour accéder aux pouvoirs occultes des Trois Majestés. Il obtint diverses réponses allant en tous sens.
Les Trois Remarquables ? Ils n’ont jamais eu aucun pouvoir, ce sont là des contes pour endormir les enfants !
« Des égoïstes qui ne veulent pas dévoiler leurs secrets », pensa Gautier.
Voici la formule qui réveillera les Trois Géants. Mais il t’en coûtera trois pièces d’or.
Gautier paya le prix demandé sans même marchander tant il était impatient d’obtenir des résultats.
Il essaya ainsi maintes formules, d’innombrables rites, allant même jusqu’au sacrifice de quelques volailles pour offrir leur sang en breuvage aux arbres.
Là encore sans aucune conséquence, si ce n’est le déclin des affaires, la forge ne fonctionnant plus qu’occasionnellement. L’auberge n’avait plus que quelques clients et la plupart des chambres restaient inoccupées. Marguerite ne savait plus que répondre aux voyageurs qui avaient besoin de ferrer ou de réparer.
Gautier s’obstinait. Puisque personne en Grandterre ne pouvait l’aider, il irait voir plus loin. Il prépara son bagage pour se rendre dans des terres plus lointaines, là où les sorciers sont encore efficaces et consciencieux dans leurs interventions. Un cheval, une charrette, des vivres, quelques vêtements et, surtout, une bourse bien remplie pour délier les langues. Voilà notre homme parti pour un long voyage.
Marguerite se retrouva seule avec une forge éteinte, une auberge à moitié pleine et une bourse tout à fait vide. Mais elle n’était pas femme à se laisser aller. Elle ne savait pas encore comment, mais elle se jura de s’en sortir et de faire redémarrer les affaires.
C’est dans ces jours sombres que vint à l’auberge un voyageur nommé Joseph. Il allait sans grand bagage à travers les pays, gagnant son pain et son logis par divers travaux. Le travail ne lui faisait pas peur, il était capable d’abattre de lourdes tâches sans jamais se plaindre. Ses voyages lui avaient donné la connaissance des gens, de multiples métiers et de bien des choses de la vie.
Comme à son habitude, il proposa ses services en échange de sa pitance et d’un coin dans l’écurie. Son aide tombait à point nommé et Marguerite, soulagée, lui donna une chambre avec un vrai lit.
Nettoyage des écuries, coupe du bois, entretien et réparations des bâtiments, le travail ne manquait pas. Les lieux étant laissés à l’abandon depuis des semaines, il y avait là de quoi occuper un homme pendant des jours. La table était bonne, le lit confortable, l’été touchait à sa fin, les routes seraient bientôt difficiles. Joseph s’installa donc pour quelque temps.
Lors d’une soirée de début d’automne où la pluie abondante avait rendu les chemins impraticables, on vit arriver à l’auberge un groupe de voyageurs dont le charriot s’était renversé à une demi-lieue. Ils arrivaient du Grand Sud après des semaines d’un voyage pénible et difficile.
Leur matériel était en très mauvais état et nécessitait une réparation sérieuse. Joseph ralluma la forge et se mit au travail. Il fit preuve d’un savoir-faire exceptionnel et d’une dextérité peu banale. La nouvelle du redémarrage de la forge se répandit très vite et on fit bientôt la file pour faire réparer ou commander un outil. Dans sa générosité, Joseph ne put refuser et la forge fonctionna pendant des jours sans interruption. L’auberge se remplit de nouveau, très vite elle retrouva les soirées animées d’antan avec ses visiteurs de plus en plus nombreux. Marguerite, avec l’aide de Joseph, avait réussi !
Après un an, on avait oublié que Joseph venait d’ailleurs, il était accepté et respecté par tous. C’est tout naturellement qu’il prit la place et fut reconnu comme maître de maison.
Un de ses rares jours de repos, Joseph se rendit auprès des Trois Remarquables. Il voulait se rendre compte par lui-même de ce qui faisait courir son prédécesseur. Simple curiosité, aucune attente, aucune demande.
C’était un matin froid et brumeux. La neige ne tarderait pas, on la sentait proche. La nature déjà endormie s’apprêtait à passer un hiver rigoureux. Après une marche rendue pénible par des chemins boueux dus aux nombreuses pluies, Joseph vit se dresser devant lui trois géants déchirant la brume. Face à leur majesté, le respect s’imposait de lui-même.
Joseph ne sut jamais combien de temps il resta là à les observer et à les écouter. Ils en avaient des choses à dire ! Oh ! pas avec des mots mais des mouvements presque imperceptibles, des murmures dans les branches, une énergie qui s’empare de vous et vous enveloppe, vous remplit.
Joseph eut l’impression d’avoir eu une très longue conversation avec eux. Sans avoir prononcé un mot, il leur avait tout dévoilé de sa vie, des choses bonnes ou celles qui l’étaient moins. Il perçut des bribes de la leur, les étés chauds, les hivers rudes, les innombrables voyageurs s’arrêtant à leur pied.
Ils l’ont accueilli parmi eux et depuis, régulièrement, il leur rend visite et converse avec eux. Une véritable amitié était née.
On vit arriver un soir un homme miséreux, habillé de loques avec de vieux chiffons en guise de souliers. Il s’assit dans un coin de la salle. On lui servit une soupe avec un quignon de pain.
- Je n’ai pas de quoi payer, dit-il. - Mange, tu en as besoin et ça ne prive personne, lui répondit Marguerite. - N’auriez-vous pas un peu de travail pour que je paye ma place dans l’écurie ? Il y a du monde, il y a sûrement à faire. - Pour sûr qu’il y a du travail. Comme il y en a toujours eu. - Alors ? - Nous verrons demain si tu tiens mieux sur tes jambes. Trouve-toi une place dans la paille. - Merci.
Marguerite se détourna sans plus lui jeter un regard. Elle était nerveuse, distraite, préoccupée. Joseph l’observa le reste de la soirée.
- Que se passe-t-il ? - Rien, je suis fatiguée, c’est tout. - Qui est cet homme ? - Un mendiant, un pauvre diable qui a tout perdu. - Le connais-tu ? - … - C’est Gautier ? - Il partira demain. Ce n’est plus chez lui ici. - Où veux-tu qu’il aille ? - Là où il était depuis tout ce temps : au diable !
Au petit matin, on vit un homme en guenille quitter le hameau de la Croisée.
On ne le revit jamais.
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