- Je viens de bavarder avec nos nouveaux voisins. Ils emménagent la semaine prochaine. - Comment les as-tu trouvés ? - Très sympathiques. Ils doivent avoir à peu près notre âge, ils ont deux filles de l’âge des garçons. - Pfff ! Des filles ! C’est toujours à pleurnicher et à faire des manières. - Florentin, je te promets qu’un jour tu changeras d’avis. - Ça m’étonnerait ! - Et toi Prosper qu’en penses-tu ? - Cela peut être une expérience intéressante, et digne d’intérêt. Si toutefois le monde adulte m’autorise à aller jusqu’au bout de l’expérimentation. - Qu’appelles-tu aller jusqu’au bout ? - Cela dépendra du sujet. - Je peux t’assurer que si tu t’adresses à cette petite fille de cette manière, tu n’auras vite plus de « sujet » pour ton « expérimentation ». Pense qu’il s’agit d’un enfant comme toi et donc ne lui fais pas subir des choses que tu ne supportes pas toi-même. - Dans ce cas, je pourrai aller loin dans mon expérience, parce que je trouve que j’en supporte beaucoup dans la vie. - Ne viens pas jouer les enfants martyres en plus ! - Pas martyre, seulement incompris. - Quittez tous la table !!!
- Bonjour ! - C’est toi notre nouvelle voisine ? - Oui. Je m’appelle Clotilde et elle c’est Blandine. - Moi, c’est Prosper et lui c’est Nestor. - Je pense que nous sommes du même âge et que nous serons dans la même classe. - Sans doute ! - Comment est l’institutrice ? - Très bien ! Elle s’appelle mademoiselle Judith, elle est très compétente, et papa dit qu’elle a des arguments très convaincants. - Quel genre d’arguments ? - Je n’ai pas encore compris la subtilité de cette affirmation. Je sais juste que Maman n’a pas l’air d’accord avec lui et qu’elle fait la tête chaque fois qu’ils en parlent. - C’est sans doute encore un de ces sujets que les adultes ressassent sans cesse, histoire d’exercer leur capacité à se quereller. - Probablement. Nous nous verrons donc en classe dès demain matin. Je te souhaite le bonsoir. - Je te remercie et te souhaite également une bonne nuit.
- Je t’ai vu bavarder avec la petite fille des voisins. Vous avez fait connaissance ? - Oui. Elle s’appelle Clotilde. Elle sera dans ma classe. - J’ai rencontré sa maman tout à l’heure. Elle a l’air très gentille. Je lui ai proposé que nous partions ensemble demain matin. Cela la rassurera : elle s’inquiète un peu pour ses filles. - Clotilde m’a plutôt l’air à l’aise face à ce changement. Mais s’il y avait le moindre problème, elle peut bien sûr compter sur moi. - Je le dirai à sa maman, elle sera certainement contente.
- Que penses-tu de Clotilde, Nestor ? - Elle a l’air aussi intelligente que toi, et Blandine a l’air très sympathique aussi. - Je pense que j’ai enfin trouvé quelqu’un qui sera à même de me comprendre et avec qui je vais pouvoir avoir des conversations intelligentes et constructives. - Mais c’est une fille ! - Cela ne fera qu’ajouter de l’intérêt à nos discussions, d’avoir un point de vue féminin. - Mais Florentin dit que… - Florentin n’est qu’un ignorant doublé d’un égoïste : il ne voit que sa petite personne et ne montre aucun intérêt pour les choses du monde. - Mais il est plus grand et plus fort ! - C’est juste une question de temps. Dans six ans je serai aussi grand et encore plus intelligent que maintenant. - À moins qu’on ne perde son intelligence en grandissant. - Cela serait dramatique, tragique. Il m’est impossible d’imaginer qu’un jour je perde mon intelligence. - Pourtant regarde, de tous ceux qui sont plus grands, seule mademoiselle Judith est intelligente. - J’y vois là la preuve qu’il est possible de rester intelligent une fois adulte. Le tout est de savoir comment. Je demanderai à Clotilde ce qu’elle en pense.
- Il m’a semblé que tu devais être une personne sensée. Et, ayant le même âge que moi, je me suis dit que tu devais certainement être confrontée aux mêmes réalités que moi. - Il est effectivement probable que notre relation au monde en est au même stade de son développement. La différence fille-garçon n’étant pas encore très marquée à cette période de notre vie, nous appréhendons probablement les événements de façon similaire, tenant compte bien entendu de notre personnalité qui, elle, se dessine déjà. - Bien entendu. J’aurais voulu discuter avec toi d’une question concernant notre développement. - Oui ? - Voilà le constat que je fais : mis à part mademoiselle Judith, toutes les personnes plus âgées que nous sont nettement moins intelligentes que nous. - Effectivement, c’est un constat que je fais moi aussi. - J’ai donc été pris d’un doute hier. Ne risquons-nous pas de perdre notre potentiel intellectuel en grandissant ? - C’est effectivement une question grave à laquelle il faut que nous trouvions une réponse rapidement pour y remédier le cas échéant. - Je propose que nous procédions de manière scientifique, en commençant par une observation approfondie des gens qui nous entourent. - Il y a ton frère et ma sœur qui sont les plus proches de nous en âge et qui donc sont les plus proches modèles de ce que nous risquons de devenir. - Cela me paraît tellement peu réaliste… Mais nous devons rester froids devant ces énormités afin de mener nos travaux à bien. - Il y a nos parents, nos grands-parents, j’ai aussi des cousins qui me paraissent être intéressants à étudier. - Mon frère a aussi des copains de son âge qui complèteront l’échantillon. - Ce qu’il nous faudrait, c’est plus de spécimens tels que mademoiselle Judith. - Cela risque d’être difficile. À moins que… Tante Stéphanie est quelqu’un de bien, mais je ne la vois pas souvent parce qu’elle vit dans un autre pays. - Quand est prévue sa prochaine visite ? - Je ne sais pas. Je demanderai à maman en rentrant tout à l’heure. - De mon côté il y a Arthur. C’est un collègue de Papa qui vient souvent à la maison. - Voilà déjà de quoi travailler quelques jours. Que devons-nous observer au juste ? - Il faut noter ce qu’ils font et que nous ne faisons jamais. Après nous verrons. - Oui, c’est une bonne idée. Alors à demain ! - À demain !
- Maman ? - Oui Prosper ! - Qu’est-ce que tu fais ? - Tu le vois, je prépare le souper : rôti de porc à la sauce moutarde, haricots princesse et purée. C’est un des menus que tu aimes, je crois. - Oui, c’est mon préféré. - Le rôti est gros, il en restera même un peu pour ton pique-nique de demain. - Merci maman ! - Mais de rien mon chéri ! - Est-ce que tante Stéphanie viendra bientôt nous dire bonjour ? - Il est prévu qu’elle vienne à Pâques. - C’est dans combien de temps ? - Dans trois semaines, et elle restera au moins dix jours. - Chouette ! - Tu aimes bien tante Stéphanie ? - Oui. Je la trouve… Intelligente. - Intelligente ? - Oui. Comme mademoiselle Judith. - Ha, bon !
- Papa ? - Oui Prosper ! - Qu’est-ce que tu fais ? - Je vais agrandir l’enclos du lapin. Le pauvre est un peu à l’étroit il me semble. - Il sera certainement content. - Je pense en effet ! - Y aura-t-il de la place pour deux ? - J’y pensais justement. Jeannot serait certainement content d’avoir un compagnon. - Merci pour lui Papa ! - Mais… de rien ! - Tante Stéphanie vient chez nous bientôt. Moi je trouve qu’elle est aussi intelligente que mademoiselle Judith. Trouves-tu qu’elle a, elle aussi, des arguments très convaincants ? - Heu… Sans doute !
- Florentin ? - Qu’est-ce que tu veux ? - Qu’est-ce que tu fais ? - Mes devoirs tiens ! Qu’est-ce que tu crois ? On n’est pas des fainéants, nous ! - Comment se fait-il que, plus tu travailles, moins tu comprends les choses de la vie ? - Je vais te faire voir moi, les choses de la vie ! Viens ici ! - Les garçons ça suffit ! Venez à table ! - Tu ne perds rien pour attendre morveux !
- Papa ? - Oui Prosper ? - Qu’est- ce que tu fais au juste toute la journée au travail ? - Eh bien ! Je rencontre les clients, j’écoute ce qu’ils veulent ; ensuite, je fais des dessins pour leur montrer ce que je peux leur proposer. Quand ils ont choisi, je refais au net la meilleure affiche pour la donner à l’imprimeur. - Moi aussi je sais dessiner. Crois-tu que je saurais faire ton travail ? - Dans quelques années peut-être. Parce qu’il faut aussi savoir lire et écrire, pour les textes qu’il y a sur les affiches et pour les rapports qui accompagnent les projets. Il faut aussi savoir utiliser l’ordinateur. Ce sont toutes des choses que tu apprendras à l’école dès l’année prochaine. - Je devrais donc devenir encore plus intelligent si j’apprends pleins de choses telles que celles-là. - Je suis certain que tu seras quelqu’un de très intelligent.
- Tu as entendu Nestor ? Je vais devenir quelqu’un de très intelligent, c’est Papa qui l’a dit. - J’ai entendu. - Tu fais la tête ? - Oui ! - Pourquoi ? - Parce que moi je ne peux pas aller à l’école et donc je ne deviendrai jamais intelligent. - Mais si ! Je t’apprendrai et tu feras mes devoirs avec moi. - Ce ne sera pas la même chose ! - C’est quand même mieux que rien !
- Bonjour Clotilde ! - Bonjour Prosper ! - Tu as pu faire des observations intéressantes ? - Oui. Et toi ? - J’ai posé des questions. - Et as-tu eu des réponses ? - Non, j’ai encore plus de questions maintenant. - Explique-moi. - J’ai demandé aux grands ce qu’ils font. Ils font des tas de trucs que nous ne savons pas faire comme cuisiner, bricoler, lire et écrire… - Moi je sais écrire les lettres de mon nom ! - Mais eux c’est des centaines et des milliers de lettres qu’ils savent lire et écrire. Ils savent des choses que nous ne savons pas. Et toi qu’as-tu observé ? - À peu près la même chose que toi : non seulement ils font plein de choses que je ne sais pas faire mais qu’il ne me viendrait pas à l’idée de faire. Cela les occupe toute la journée. Mais surtout j’ai remarqué qu’il y a des choses que nous faisons et qu’eux ne font pas : jouer, regarder des dessins animés, avoir des discussions sérieuses comme celle que j’ai avec Blandine et toi avec Nestor. - Tante Stéphanie arrive dans trois semaines. Nous en saurons peut-être plus. D’ici là il faut continuer.
|