« J’aimerais vous montrer les monts chauves de l’Arrée, les sentiers blancs qui conduisent à des manoirs poignardés, les chemins qui s’enroulent autour des hameaux bleus. C’est un pays de brumes et de vents en bataille, avec des toponymes aussi fluides que des ondées, aussi sonores que des gongs. » Xavier Grall
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Allons, courage, je dois écrire. Pour raconter l’invraisemblable. Pour que le monde sache ce qui s’est passé. Je m’appelle Gildas Le Meur. Nous sommes le 4 novembre 1984. À l’heure où je m’apprête à écrire ces terribles lignes, j’affirme être sain de corps et d’esprit malgré les tourments qui me rongent depuis une semaine. Si je cesse de vivre ou disparais avant d’avoir achevé d’écrire cette histoire, je prie mes exécuteurs testamentaires d’agir avec la plus grande prudence et de ne révéler à personne les effroyables secrets que renferme le manuscrit que je leur lègue. Je conçois tout à fait que les évènements inconcevables que je m’apprête à consigner ne viendraient sans doute pas à l’esprit de l’écrivain le plus farfelu. Et pourtant, à moins d’être atteint de la plus formidable et de la plus longue hallucination que l’on puisse imaginer, j’ai personnellement été le témoin horrifié de tout ce qui suit. Aussi, après avoir lu cette histoire, je ne vous demande qu’une seule chose : rendez-vous sur place. Une fois là-bas, posez-vous au moins une fois la question suivante : et si c’était vrai ? Vous verrez, cela vous aidera peut-être à comprendre…
Tout commença il y a une semaine environ. Dehors, les premières lueurs de l’aube réchauffaient lentement les rameaux alourdis par le gel. La nature paraissait bien paisible dans ce tableau automnal. Pourtant, mon cœur peinait à retrouver un rythme normal après le réveil brutal qu’un épouvantable cauchemar lui avait imposé. Le songe hideux s’étiolait déjà en lambeaux dans mon esprit lorsque retentit la sonnerie stridente du téléphone. C’était Pierre. L’hôpital de Brest venait de l’appeler. L’état de son père s’était brusquement dégradé dans la soirée et le décès avait été constaté au milieu de la nuit. Les médecins n’étaient pas parvenus à diagnostiquer le mal qui venait de terrasser Melwin Kerdraon, âgé de soixante-deux ans à peine. Pierre comptait rester quelques jours, pour aider sa mère à faire face. Il me proposa de venir chez lui garder sa chienne Diane, un superbe Labrador couleur peau de lait.
- C’est à cause de maman, avec son allergie aux poils de chien.
J’acceptai avec enthousiasme, en pensant aux superbes balades que je pourrais faire sur place. Quelques jours de vacances me feraient le plus grand bien. Je préparai donc quelques affaires et quittai mon domicile du Huelgoat, distant d’une quinzaine de kilomètres environ.
Ce n’est qu’en apercevant le miroir argenté du lac de Saint-Michel que mes pensées s’apaisèrent. J’arrivais chez Pierre un peu avant dix heures. La maison qu’il habitait depuis six mois à peine constituait le seul héritage de sa tante, Orwen Kerdraon, disparue sans laisser de traces dans des conditions pour le moins étranges. Cette vieille bicoque aux dimensions modestes et un peu trop à l’écart des villes n’intéressait personne dans la famille. Pierre s’était alors naturellement proposé de la racheter en guise de résidence secondaire. La maison se situait dans le bas du village de Botmeur, dans le hameau de Creïsquer, au cœur du parc régional d’Armorique. Je m’y étais rendu une fois l’été dernier, pour aider mon ami à aménager. J’avais tout de suite été séduit par l’environnement privilégié qui règne autour du village. En effet, il plane là-bas une atmosphère de grande quiétude, une sorte d’intimité sereine noyant tout dans un silence infini. Les bruyères rousses, comme brûlées par un feu souterrain, colorent cette contrée humide de mystère. Le temps lui-même s’y effiloche en panaches de brumes insaisissables. Bordant les flancs nord et ouest de ce bocage antique, les crêtes de schistes déchiquetées des Roc’h émergent à peine, disposées comme autant de sentinelles sans âge veillant sur leur berceau de landes brunes. Ces huit seigneurs de pierre, renfermant dans leur ventre malingre des passages oubliés, partagent la ligne de crêtes avec les « menez », des mamelons de grès ronds et chauves.
Pierre m’accueillit chaleureusement. Le salon, encombré de ses souvenirs de voyage, était envahi des effluves fumés et légèrement acides des pains de « mouded » (tourbe) qui se consumaient lentement dans l’énorme cheminée. Diane, avachie sur l’épais tapis en alpaga, leva à peine son regard vers moi. Pierre m’indiqua que le frigo était plein et, après m’avoir expliqué deux ou trois choses, s’engouffra dans son puissant coupé. Une véritable bouffée de bonheur et d’excitation me submergea au moment où je refermais la porte d’entrée.
En me dirigeant vers la bibliothèque que je savais suffisamment garnie en œuvres aussi rares que passionnantes, j’aperçus un portrait d’Orwen. Il s’agissait d’un cliché assez récent d’après ce qu’indiquait la légende. Le masque de rides profondes qui lui rongeait le visage n’altérait pourtant pas la beauté altière de cette femme. Une médaille argentée au dessin étrange pendait à son cou. Un motif étrange y était gravé : un double cercle au centre duquel deux lignes verticales coupaient perpendiculairement deux autres lignes, formant ainsi une sorte de croix. Probablement un symbole celtique. Son regard vert émeraude exprimait la mélancolie. Ou l’inquiétude. Tandis que j’étudiais le cliché, la chienne émettait de petits couinements.
- Eh bien Diane, tu connais tata Orwen ? Étrange personnage apparemment…
En inventoriant le contenu de la précieuse bibliothèque, je tombai sur un ouvrage dédié au Yeun Elez, le « marais des enfers », situé à proximité du village. Je le saisis, m’installai sur le canapé et l’ouvris. Une heure plus tard, j’en savais déjà beaucoup plus sur ce territoire envoûtant.
J’appris notamment que le centre de cette vaste tourbière qui occupait une énorme cuvette au cœur des Monts d’Arrée était jadis envahi d’une boue mouvante, une mare croupissante et sans fond appelée le « Youdic » ou « Youdig » (« petite bouillie », en breton). C’est là que la tradition bretonne situait la porte de l’enfer mais aussi le paradis de petits peuples mythiques comme les Korrigans, ces nains hideux, facétieux et malfaisants. L’ouvrage « assurait » que les énormes blocs de grès et de granit que l’on rencontre partout ici recouvraient leurs cités souterraines constituées de grottes étagées et d’avenues qui suivent le cours des rivières englouties. La légende précisait que pour se débarrasser d’un démon ayant pris possession d’un homme, il fallait avoir recours à un exorciste qui, après l’avoir enfermé dans le corps d’un chien noir, conduisait ce dernier de presbytère en presbytère, jusqu’à un prêtre d’une paroisse de l’Arrée. Il ne restait plus au saint homme qu’à emmener l’animal au bord du Youdic et à lui passer son étole autour du cou avant de le précipiter dans le marais, provoquant des explosions et des flammes étranges. La terre se mettait alors à trembler et le ciel à se couvrir de nuages sombres.
Plus loin, je lus que depuis 1937, le Youdic avait fait place au lac artificiel de Saint-Michel, édifié afin de constituer une importante réserve d’eau nécessaire au fonctionnement de l’usine hydro-électrique de St-Herbot, située en aval. Et c’est au bord de ce lac, à Brennilis, que l’on pouvait apercevoir la sinistre silhouette de la centrale nucléaire expérimentale des Monts d’Arrée, construite en 1962, sur décision du C.E.A.et d’EDF. La légende qui soulignait la photo de la centrale me fit frissonner : on s’y sent plus que jamais à l’entrée du séjour des Ombres, comme si, désormais, les puissances infernales avaient besoin de l’énergie nucléaire, de la désintégration de la matière, pour sceller le destin de l’humanité. En situant là leur usine atomique, les modernes apprentis sorciers ont érigé, sans le savoir, un symbole terrifiant…
Tandis que je reposais le livre sur son étagère, un flux violent d’adrénaline me fit pivoter brusquement. Personne. Il m’avait pourtant semblé percevoir une respiration haletante. Aussitôt, j’entendis des pas au-dessus, les pas de quelqu’un marchant avec précaution. J’appelai Pierre à tout hasard. Peut-être avait-il oublié quelque chose mais en même temps que je prononçais son prénom, je me rappelai que la maison n’avait pas d’étage. En jetant un bref regard vers Diane, je constatai qu’elle avait la tête levée et le regard apeuré. Elle aussi avait entendu. La cloche du village qui sonnait midi mit fin à cet incident troublant.
Après un rapide déjeuner, je décidai de sortir en compagnie de Diane pour me changer les idées. J’hésitai sur la direction à suivre et choisis finalement le chemin bordé de hauts talus qui s’enfuyait vers le lac, distant d’environ deux kilomètres. Tandis que je marchais d’un bon pas, revigoré par l’air vif, Diane, qui me précédait d’une trentaine de mètres, s’arrêta soudain en grognant sourdement. Une voix sèche lui répondit et je vis alors la pauvre bête revenir vers moi la queue entre les jambes. Au même moment, une sombre silhouette émergea de la brume. L’étrange apparition, vêtue d’une veste à longues basques et de braies nouées au-dessus du genou, avançait en boitant, le dos voûté. Il s’agissait visiblement d’une femme âgée. Au moment où elle arrivait à ma hauteur, elle releva la tête, de sorte que je pus voir son visage jusque-là caché par un chapeau à larges bords rabattus. Je frissonnai malgré moi à la vue de ce faciès quadrillé de rides profondes et dont la couleur se confondait avec la brume environnante. En outre, la blancheur laiteuse caractéristique de ses yeux me renseigna sur sa cécité, ce qui renforça mon étonnement de la rencontrer seule à cet endroit. Après quelques pas, je ne résistai pas à l’envie de me retourner. Elle aussi s’était arrêtée et regardait dans ma direction. Il me sembla même que ses lèvres remuaient silencieusement et avant qu’elle ne poursuive son chemin, je la vis se signer.
Cette brève mais impressionnante rencontre me replongea dans un état de trouble oppressant. Je décidai pourtant de continuer, préférant mettre ce malaise sur le compte de l’épais brouillard qui masquait tout et donnait à la lande un aspect maléfique. La route traversa une sapinière dense et sombre avant de continuer à découvert jusqu’au lac. Sa surface étant elle aussi masquée par l’épaisse brume, je jugeai préférable de remettre cette visite à plus tard et rebroussai donc chemin. En repassant par la sapinière, Diane marqua à nouveau l’arrêt avant de disparaître dans les fougères en aboyant. Quelques secondes plus tard, elle jaillit du rideau de végétation les oreilles rabattues et fila vers le village sans même me jeter un regard. Je scrutais les silhouettes fantomatiques des sapins nimbés de brume mais ne vis rien qui puisse expliquer le comportement apeuré de la chienne. Pourtant, au moment où la route émergeait du bosquet, j’entendis assez nettement des rires aigus quelque part derrière moi. Des rires d’enfants. J’attendis un peu mais ne perçus plus rien. En arrivant à la maison peu après, la chienne m’attendait sur le pas de la porte.
Tandis que je préparais un bon feu, je remarquai soudain les barreaux scellés dans le conduit de la cheminée. « Ils ont même prévu un escalier pour le Père Noël. C’est pas bête ! », pensais-je alors, ignorant ce que j’allais apprendre un peu plus tard. Après avoir bourré ma pipe, je repris l’ouvrage que j’avais parcouru le matin afin d’en terminer la lecture. Il était près de 17 h lorsque je le refermai. Dehors, la nuit commençait à tomber. Ayant décidé de sortir un peu avant le repas afin de me dégourdir, je fis le tour du hameau et remontai jusqu’à l’église dont j’avais à plusieurs reprises entendu la cloche. Au moment où j’allais pénétrer à l’intérieur de l’édifice, j’aperçus au-dessus de l’entrée une marque que j’avais vue récemment, sans doute dans le livre consacré au Yeun Elez. L’église était vide et silencieuse. Après que mes yeux se soient accoutumés à la pénombre, je remarquai une porte ouverte dans le fond. Piqué par la curiosité, je m’y avançai en constatant avec surprise qu’elle s’ouvrait sur un escalier plongeant sous terre. Je jetai un regard circulaire derrière moi pour m’assurer que j’étais bien seul puis descendis quelques marches à la lueur de mon briquet. Je parvins rapidement au milieu d’un boyau obscur qui partait dans les deux sens. À peine étais-je remonté que la porte de l’église s’ouvrit. L’homme, qui ne s’était visiblement pas aperçu de ma présence, disparut derrière un pilier et se mit à marmonner d’incompréhensibles paroles. J’en profitai pour sortir à mon tour mais au moment où ma main tournait la poignée, il m’interpella :
- Eh, qu’est-ce tu foutais là toi ?
Je me retournai lentement, un peu contrarié de m’être laissé prendre.
- D’où c’est qu’tu v’nais par là-bas ? C’est pas un endroit pour les spéléos ici ! - Excusez-moi mais je ne suis pas d’ici. Je loge chez un ami qui habite Botmeur. - Et qui c’est vot’ ami ? - Pierre Kerdraon. Il hab… - Kerdraon ? il est pas à Brest en ce moment ? - Si, justement, je suis venu garder sa maison et son chien. - Mmh, Diane. C’est un bon chien ça. Vous connaissiez son ancienne maîtresse ? - Orwen ? - Ouais, c’est ça, Orwen Kerdraon, la tante de Pierre quoi ! - Orwen… le symbole. C’est là que je l’ai vu ! - Le symbole ? quel symbole ? - Non, rien. Juste un souvenir. Vous habitez le village ? - Mmh… Quoi ? Le village ? Oui, enfin si on veut. J’habite surtout là où je peux. Et c’est pas tous les jours la joie. L’hospitalité, c’est plus c’que c’était. N’est-ce pas monsieur le curé ?
Je me retournai. Un homme se tenait effectivement derrière moi. Grand, le visage osseux et le regard hostile. La voix gutturale qui jaillit de sa bouche torturée me fit frémir :
- Je vois que vous avez fait connaissance avec ce que Botmeur compte de plus méprisable. Mais je ne peux vous en vouloir puisque j’ai cru comprendre que vous n’étiez pas d’ici ? - Je… non, en effet, j… - Bon, ben j’crois qu’on devrait laisser monsieur l’curé à ses occupations. - C’est ça Wilhem. Et cesse de venir fouiner ici en mon absence. Tu sais que j’ai horreur de ça !
L’homme d’Église avait prononcé cette dernière phrase en me regardant avec insistance, le regard lourd de sens. Je suivis donc Wilhem et inspirai une bonne goulée d’air frais une fois dehors.
- Bouh, il a pas l’air commode votre curé ? - Ouais, enfin disons qu’il a ses raisons. Mais venez, ne traînons pas ici. - Bon, ben je vais vous laisser. À moins… je suppose que personne ne vous attend ? - Non, ça risque pas. - Je peux peut-être vous proposer de dîner avec moi, si ça peut vous dépanner. - C’est gentil à vous, jeune homme. En échange… j’ai cru comprendre qu’un certain symbole vous intéressait. J’peux sûrement vous éclairer à son sujet.
Après avoir dîné sans rien échanger d’autre que des banalités, nous nous installâmes au salon. Une fois nos verres remplis d’un excellent Bushmills, Wilhem me demanda de lui raconter ce que j’avais fait depuis que j’étais arrivé à Botmeur. Je commençai par le questionner au sujet du fameux médaillon que portait Orwen sur la photo. Mais au lieu de me répondre, il me demanda de poursuivre. Les réponses à toutes mes questions viendraient plus tard. Je continuai donc en évoquant les bruits de pas et de respiration entendus dans la maison puis notre rencontre avec la vieille dame sur le chemin menant au lac. Là, je vis ses yeux s’écarquiller et il me coupa sèchement :
- Comment était-elle, précisément, cette vieille dame ?
Je la décrivis du mieux que je pus, en insistant sur la pâleur de son visage, sa cécité, son air bourru, sans oublier son angoissant chapeau à larges bords et le signe de croix qu’elle avait exécuté avant de poursuivre sa route.
- Abigaëlle ! Par les sabots du diable, vous avez rencontré Abigaëlle. C’est pourtant impossible ! - Pourquoi ? Qui est cette dame ? - Abigaëlle Kerdraon, c’est la mère d’Orwen et de Melwin, le père de Pierre. - C’est bizarre, Pierre ne m’en avait jamais parlé. Je ne savais même pas qu’elle habitait ici. - Normal. C’est qu’elle habite plus ici la vieille. Et depuis belle lurette ! Abigaëlle a passé l’arme à gauche, y a bien dix ans. On l’a r’trouvée sur la route où vous m’dites l’avoir vue, près du bois d’sapins. Le gars qui l’a ramassée a raconté qu’elle était raide comme une branche et qu’elle tenait un pendentif serré dans sa main. C’est celui d’Orwen là, sur la photo. Le gars a même été dire à certains qu’elle tenait une touffe de poils roux, rêches comme du sanglier. Les types qui les ont vus ont pas été foutus de savoir de quel animal ils venaient. R’marquez, si c’est c’que j’crois, y risquaient pas d’trouver. Enfin bon, continuez, on n’a pas trop le temps.
Lorsque j’évoquai les rires d’enfants entendus en lisière de sapinière, Wilhem ricana en marmonnant le mot « Korrigans ». Je terminai mon récit en lui demandant où conduisait le boyau découvert sous l’église.
- Précisément ici. Enfin, pour un bout. Car l’autre galerie se divise en plusieurs tronçons. Je sais que l’un d’eux file sous le lac et un autre dans la forêt du Huelgoat, au gouffre du diable. - Le gouffre du diable ? Je connais, j’habite au Huelgoat ! On dit même que l’eau s’arrête de s’y engouffrer pendant quelques secondes à une certaine date. C’est à ce moment qu’on peut y rentrer. Par contre, je vois mal un souterrain partir de l’église jusqu’à cet endroit. Ça fait quand même quinze kilomètres ! - Qui t’a dit que le souterrain faisait quinze kilomètres ? Il s’arrête même assez rapidement. Après, il faut emprunter des rivières souterraines. La région en regorge. Avant la construction du barrage, à Nestavel, il y avait une très vieille église. Notre Dame du Marais des Enfers qu’elle s’appelait. Avec un petit monastère juste à côté. Tous ces endroits sont reliés entre eux, par des tas d’souterrains. Mais la plupart sont bouchés aujourd’hui. Mmh, je sais, tu dois sans doute te dire que le vieux fou qui te parle a la cervelle un peu abîmée. T’inquiète pas, j’ai l’habitude. C’est aussi comme ça qu’on parlait d’Orwen par ici. Enfin, pour ceux qui la connaissaient pas. Tiens, j’vais t’montrer la cachette qu’a trouvée cette diablesse. Tu vas voir comme c’est bien pensé.
Wilhem pointa alors son index vers la cheminée :
- Tu vois ? - Quoi ? Les barreaux ? - Les barreaux, oui. C’est par là qu’on monte au-dessus, dans les combles. C’est là que j’ai découvert le manuscrit, quand Orwen a disparu. - C’est quoi ce manuscrit ? - Un très vieil ouvrage, écrit par un moine du monastère de Nestavel, y a plus de trois cents ans. C’est un peu à cause de lui que toute cette histoire a commencé. Il y parle de Choses qui existaient dans cette région il y a très longtemps, avec des formules plutôt bizarres et tout un tas d’cartes qui mènent à des endroits que tout le monde a oubliés. Mais crois-moi, moins t’en sauras là-dessus et mieux ça vaudra pour toi. Bon, faut pas qu’ça t’empêche de visiter les combles, si le cœur t’en dit. Au bout du grenier, tu verras, y a des escaliers qui descendent à travers les murs de la maison jusqu’au souterrain qui est relié à l’église. - Pourquoi ce passage entre la maison et l’église ? - Oh… ça… disons qu’Orwen connaissait bien Brennan, l’homme qu’on a vu tout à l’heure à l’église. - Le curé ? - Oui, enfin, c’est pas vraiment un curé. Brennan est un maen log, un maître du savoir. Un druide si tu préfères. Il appartenait au Gorsedd de Bretagne, avant. À l’église, il ne fait qu’aider le curé qui doit s’occuper de plusieurs paroisses. Brennan et Orwen étaient très liés avant les événements de la centrale. Ils se sont rencontrés dans la chapelle du mont Saint-Michel de Braspart, un jour où le ciel crachait sa colère. C’est la petite chapelle qu’on voit sur le mont, derrière. Y paraît qu’c’est un lieu magique. Le souterrain sous la maison leur permettait de se voir sans être vus. Certains disent qu’y vivaient même ensemble et tout le tralala. En tout cas, c’qui est sûr, c’est qu’à l’époque, y f’saient de drôles d’expériences dans le Youdig. Y s’rendaient souvent aussi à l’église de Brennilis. Y paraît qu’elle est remplie de messages qui permettent de comprendre toutes ces foutues légendes. - C’est quoi ces histoires avec la centrale ? - Mmh… J’sais pas si on d’vrait parler d’ça maintenant. J’sais pas comment y font, mais ils arrivent toujours à savoir. Et j’ai déjà assez de problèmes comme ça. - Qui ça Ils ? Les gens de la centrale ? - Non, le relais. C’est là-bas qu’ils se cachent. Et qu’ils nous surveillent. - Quel relais ? - Le relais de télévision, là-haut. Entre Roc’h Trévézel et Roc’h Tredudon. Ils voient tout depuis là-haut. C’est eux qui contrôlent la centrale. Je sais pas de quel côté y sont mais c’est pas des rigolos. Sont constamment habillés en noir et y portent le même symbole qu’Orwen. - Et il signifie quoi ce symbole ? - C’est un symbole celte. Ce peuple a toujours adoré les cercles. Me demande pas pourquoi mais pour Orwen, je sais qu’il avait une grande importance. Quand elle a trouvé son médaillon, avec le manuscrit, elle a complètement changé. - C’était quand ? - Bouh, ça fait un sacré bout d’temps. J’pourrais pas t’dire exactement. Apparemment, elle a trouvé son trésor dans un souterrain à moitié bouché, sous l’ancien monastère de Nestavel. C’est un moine de c’monastère qui aurait écrit le manuscrit. C’est à partir de ce moment qu’elle s’est intéressée aux Celtes et à toutes les légendes du coin. Elle s’est aussi mise à travailler plus souvent avec Melwin. Ces deux-là s’entendaient à merveille. D’abord parce qu’ils étaient jumeaux. - Quoi ? Orwen et Melwin étaient jumeaux ? - Pour sûr ! Et puis, ils partageaient un peu les mêmes goûts pour les choses bizarres, même si Melwin était plus raisonné, à cause de sa formation. - Qu’est-ce qu’il faisait à la centrale ? - Il était ingénieur et s’occupait de tout un tas de recherches compliquées. Quand Orwen est arrivée à la centrale pour bosser avec lui, des rumeurs ont couru sur les expériences qui menaient ensemble dans le trou, quelque part sous le lac. Le « duo des Enfers » : c’est comme ça que tout le monde les surnommait là-bas. Ouais, un sacré bout d’femme que cette Orwen. Si elle était encore là, j’te parie qu’elle s’rait excitée comme un diable en ce moment. - Pourquoi ? - Parce que demain, c’est la Toussaint. Mais pour les Celtes, c’est la fête de Samaïn, le début de l’année. Y paraît qu’à cette date, les vivants peuvent voir dans l’au-delà et que les morts sont de retour sur terre.
Nous parlâmes encore deux bonnes heures de choses et d’autres et lorsque Wilhem me quitta, je ne savais toujours pas quel crédit apporter à toute cette invraisemblable histoire. Ce qu’il m’avait raconté à propos de la Toussaint mais aussi des bruits de pas et de respiration n’était pas pour me tranquilliser. Selon lui, il s’agissait d’intersignes, des sinaliou (signes d’avertissement) qui annonçaient la mort. Il avait voulu me rassurer en précisant que la personne témoin d’un intersigne n’est pas celle que la mort menace. Ou rarement. Mais je devais être rapidement fixé puisque l’incident s’étant produit le matin, l’évènement devait avoir lieu à brève échéance.
Après une nuit assez agitée, je me réveillai en milieu de matinée. Une fois mon petit déjeuner avalé, je décidai de me rendre à la messe. J’étais sûr d’y rencontrer quelqu’un en ce jour de Toussaint. En fait, j’espérais surtout y trouver Brennan afin de lui demander sa version des faits. En arrivant devant l’église, des chants celtiques s’élevaient dans l’air frais. Intrigué, je poussai la lourde porte et pénétrai dans l’édifice. Aussitôt, les chants cessèrent et une multitude de visages hostiles se tournèrent vers moi. Comme je l’espérais, c’est Brennan qui officiait. Je m’assis aussi discrètement que possible au bout de la salle et le druide continua la cérémonie en breton, pensant sans doute que je ne parlais pas cette langue, ce en quoi il avait tort. Ses propos étaient pour le moins nébuleux et mystiques et il prononça à plusieurs reprises le nom de Samaïn dont m’avait parlé Wilhem la veille. Tandis qu’il annonçait le retour des forces obscures sur Terre, des coups sourds retentirent soudain, faisant trembler la structure de l’église. Ce fut comme un signal. L’assistance se leva d’un bond et quitta précipitamment les lieux. Surpris par un tel spectacle, je mis un moment à me lever moi-même, juste au moment où Brennan s’éclipsait par la porte menant au souterrain.
Sans réfléchir, je bondis de mon banc et me précipitai à ses trousses. Trop tard ! Ce satané druide avait verrouillé la porte. Momentanément vaincu, je dus battre en retraite. Il n’y avait plus personne dehors. Sur le chemin du retour, j’entendis encore une fois retentir l’étrange grondement. Cela semblait venir du lac ou de la centrale. Après avoir rapidement déjeuné, je laissai un message sur le répondeur de Pierre, que je n'étais pas parvenu à contacter. Ensuite, profitant de l’absence de feu dans la vaste cheminée, je décidai d’aller visiter les combles de la maison. Je parvins à m’y glisser sans trop de difficultés. L’endroit était absolument vide. Je constatai avec un certain agacement que la trappe d’accès à l’escalier qui menait au souterrain était fermée à clef. Pourtant, en quittant cette cache, j’eus la désagréable sensation de ne pas être seul.
Un peu plus tard dans l’après-midi, je décidai de sortir pour tenter de retrouver Wilhem. Je me dirigeai vers le village mais n’y rencontrai personne. Aucun bruit, aucune voiture, pas même un oiseau ou un chat. Frustré, je rebroussais chemin lorsque les coups sourds reprirent soudain, à intervalles réguliers. Sans trop réfléchir, je décidai de me rendre au lac pour essayer de comprendre ce qui se passait. En passant devant la maison, je récupérai Diane afin d’être accompagné, même si je savais qu’elle ne me serait pas d’un grand secours en cas de problème. Lorsque j’arrivai au bord du lac une demi-heure plus tard, les premières ombres de la nuit commençaient à étendre leur linceul sinistre. Mais contrairement à la veille, il n’y avait pas de brouillard, de sorte que je pouvais apercevoir une partie de la centrale, que je trouvais particulièrement bien éclairée. À plusieurs reprises, au moment où retentissaient les coups sourds, je vis de gros remous secouer la surface paisible du lac. Je perçus soudain un bruit de moteur qui semblait se rapprocher rapidement. J’eus juste le temps de m’accroupir derrière une haie avant de voir passer deux hélicoptères d’un noir étincelant qui se dirigeaient vers la centrale. La scène dura trois ou quatre secondes mais fut néanmoins suffisante pour apercevoir l’étrange symbole sur le fuselage des appareils.
Quelques minutes après que les aéronefs se soient posés, les secousses cessèrent. La nuit étant maintenant tombée, je jugeai plus prudent de rentrer, à la lumière du clair de lune. C’est sur le chemin du retour que je fis La rencontre. Surgissant de nulle part, une étrange créature couverte d’une fourrure rousse passa devant moi à toute allure. Le cri de frayeur que je poussai la figea un instant, avant qu’elle ne reprenne son galop effréné. Cette brève apparition me procura un profond malaise car au moment où la créature s’était tournée vers moi, j’avais très nettement eu l’impression d’avoir face à moi le regard d’Orwen. En arrivant à la maison, j’eus l’heureuse surprise de constater que Pierre était rentré. Après lui avoir demandé comment s’était déroulé l’enterrement, nous passâmes une bonne partie de la nuit à discuter de la succession d’évènements qui étaient intervenus en à peine deux jours. Pierre, qui était visiblement plus au courant que je ne l’avais imaginé, m’avoua néanmoins qu’il ne s’attendait pas à ce que les choses prennent de telles proportions. Nous réfléchîmes ensuite sur la conduite à tenir face à toute cette histoire. Pierre finit par me convaincre de n’alerter personne. Il me pria ensuite de rentrer chez moi au plus vite. Ce que je fis dès le lendemain, demandant toutefois à mon ami d’être prudent jusqu’à notre prochaine rencontre prévue le week-end suivant.
Contre toute attente, c’est au moment où je quittais Botmeur que les évènements allaient prendre une tournure encore plus tragique. En rentrant chez moi, je constatai tout d’abord qu’un colis m’attendait. À l’intérieur, j’y découvris avec stupéfaction le précieux manuscrit d’Orwen, accompagné d’une courte note de Wilhem. Il y mentionnait être en danger, précisant que les évènements s’étaient précipités depuis notre discussion et que des choses qui n’auraient pas dû être réveillées l’avaient été de manière fortuite. Il m’envoyait donc le manuscrit afin que je le mette en sécurité, en attendant que toute cette affaire se calme. J’appelai aussitôt Pierre pour l’informer mais son téléphone resta muet. Je n’eus pas plus de succès dans la soirée, ce qui commença à m’inquiéter sérieusement. Aussi, dès le lendemain, je décidai de retourner sur place. Lorsque j’arrivai à Botmeur, une horrible surprise m’attendait. En lieu et place de la maison de Pierre, un tas de ruines fumantes achevait de se consumer. J’appris que l’incendie s’était déclaré peu de temps après mon départ. Les secours arrivés sur les lieux n’avaient retrouvé aucun corps dans les décombres. En fouillant les gravats, je relevai discrètement de nombreuses traces de sabots et de griffes dans la boue. Très inquiet sur le sort de mon ami, je décidais néanmoins de rentrer au Huelgoat. En arrivant chez moi, une nouvelle surprise m’attendait. Ma maison avait été visitée durant mon absence. Une désagréable odeur de vase régnait dans le salon. À mon grand soulagement cependant, le manuscrit que j’avais pris soin de mettre en sécurité se trouvait toujours dans son coffre. En inspectant les abords de la maison un peu plus tard dans la matinée, je remarquais les mêmes traces de griffes et de sabots que celles aperçues à Botmeur. Que faire ? Devais-je alerter quelqu’un ? Qui pourrait croire à une histoire si ébouriffante ? Avant de prendre ma décision, je souhaitai étudier le manuscrit que m’avait confié Wilhem pour tenter d’éclaircir les nombreuses zones d’ombre de toute cette affaire.
Cela fait maintenant une quinzaine d’heures que j’étudie cet ouvrage maudit. Il est trois heures du matin. Désormais, tout est clair. Même dans mes cauchemars les plus fous, je n’aurais osé imaginer pareilles abominations. Je ne sais ce qui va advenir dans les jours et les semaines à venir. Tout se calmera sans doute si les Choses réussissent à récupérer le manuscrit car je sais qu’elles sont venues pour cela. Je les ai entendus monter tout à l’heure. Et je sais maintenant qui elles sont. Je les entends renifler et griffer derrière la porte de mon bureau. Je suis pris au piège, malgré moi. Mon bureau ne possède pas de fenêtre, de sorte que ma seule issue est définitivement condamnée. Comble de malchance, mon téléphone se trouve en bas, au salon, et je ne peux donc avertir personne. J’ai placé un lourd buffet derrière la porte en espérant qu’il leur résistera ; même si je ne suis pas dupe.
Tout à l’heure, tandis que je lisais au salon et que la nuit était tombée, j’ai entendu l’essieu grinçant du chariot de l’Ankou. Karrig an Ankou (le char de l’Ankou). Potr he ivino houarn (l’homme aux ongles de fer). Je sais qu’il est venu pour moi. Ar prins ru (le prince roux). Mon dieu, faites que la porte tienne jusqu’à l’aube. Piou a zo aze ? (Mais qui va là ?). Les jumeaux ! Traou spont ! (les choses d’épouvantes)
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Un conte ! Une fable ! Cette histoire est tout simplement inconcevable. Si je me décide aujourd’hui à publier ce démenti, c’est en raison de l’ampleur qu’a prise cette affaire sortie tout droit de l’imagination exaltée d’un dément. Un dément que je ne connais même pas. Pierre, mon neveu, avait décidément de drôles de relations. Sans doute nourrissait-il son métier d’éditorialiste avec toutes ces élucubrations. Quoiqu’il en soit, je tiens à rétablir la vérité au sujet de ma famille. Je tiens d’autant plus à le faire que je suis désormais la seule personne encore en vie parmi celles que cite Le Meur dans son journal. Mon frère et mon neveu sont en effet décédés dans un intervalle très court. J’ajoute que si je constitue, selon les divagations de ce fou, la coupable idéale, je n’ai à ce jour pas encore été inquiétée par les autorités qui ont enquêté sur la disparition de Gildas Le Meur. Les rumeurs qui circulent et qui m’ont amenée à rédiger cet article sont le seul fait de certains habitants de Botmeur. Je ne leur en veux évidemment pas. Pour une fois qu’ils ont quelque chose qui vient les sortir de leur misérable routine…
Au contraire de ce qui est dit dans son journal, je n’ai jamais entendu parler d’un soi-disant druide nommé Brennan, ni d’ailleurs de ce Wilhem que Pierre aurait côtoyé. Quant à impliquer Abigaëlle, ma pauvre mère, dans cette histoire insensée, c’est tout simplement faire injure à sa mémoire. Je ne parlerai évidemment pas des korrigans dont chacun sait qu’ils relèvent des contes et légendes pour enfants. Quant à parler de ces fameux hommes en noirs, confinés au secret dans le centre émetteur de Roc’h Trédudon (j’en ris encore !), cela ne fait que révéler la profondeur de la névrose dont était atteint ce pauvre Le Meur.
En ce qui concerne maintenant la maison de Pierre, je tiens à préciser qu’elle ne m’a jamais appartenu auparavant et qu’à ma connaissance, elle ne possédait pas de combles et encore moins un escalier dissimulé dans ses murs.
Le symbole évoqué à plusieurs reprises par Le Meur existe bien, sur un médaillon que je porte. Il s’agit d’un symbole celtique comme il en existe des dizaines d’autres. Contrairement à ce qu’il prétend, je n’ai pas trouvé ce médaillon dans un quelconque souterrain mais sur le marché de Quimper, il y a quelques années. Quant au manuscrit, on touche là encore du doigt les délires de cet écrivain de pacotille.
Je terminerai par la centrale de Brennilis, qui semble être au cœur de l’histoire inventée par Le Meur. Cet établissement dans lequel mon frère travaillait en tant qu’ingénieur n’a évidemment rien de mystérieux, malgré l’endroit où il est implanté. Il s’agit d’une simple centrale expérimentale, construite il y a une vingtaine d’années et qui devrait fermer cet été, en raison de sa faible puissance et de la situation énergétique de notre pays. C’est ce qu’a eu l’amabilité de me révéler le directeur que je connais personnellement et que j’ai récemment pu joindre.
Voilà. Je n’ai rien de plus à rajouter sur cette désagréable affaire. Je vais pour ma part retourner en Irlande où je réside depuis bientôt un an et tenter de reprendre le cours normal de mon existence.
Orwen Kerdraon Le Huelgoat, 15 mai 1985
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