Ce texte est une participation au concours n° 35 : Arrêt sur image (informations sur ce concours).
I.
Du bout du pied, le petit homme froissa une feuille qui mourait tranquillement entre les mousses jaunies de la forêt, et il continua sa promenade. Voilà bien longtemps qu’il cheminait dans l’odeur mouillée des sous-bois, suivant pour seul guide le chant de quelques grives. Il régnait là une fraîcheur lumineuse. Il ne savait plus pourquoi il était venu dans ces lieux colorés de parfums verts et roux, et s’il avait jamais eu un nom, il l’avait oublié. Peu importe puisqu’il sentait bien qu’il n’avait qu’à marcher, marcher et s’ouvrir à la futaie autant qu’elle se donnait à lui. Alors il poursuivit sa route, avec au cœur un sentiment étrange et enivrant.
Il vit défiler bien des frênes à la haute ramure, et il ne cessa d’avancer. Il vit jouer dans les branches l’écureuil au pelage luisant, et marcha encore. Chemin faisant, il finit par arriver dans un étrange recoin de ces bois : l’endroit était plus clairsemé, sans pour autant former une véritable clairière. À mieux y regarder, on s’apercevait en vérité que des bouleaux alentour formaient un cercle parfait dont le blanc tranchait sur la verdure environnante, et que plus un tronc ne se dressait au sein de cette bizarre alcôve végétale. Pourtant, les grands arbres pâles qui en dessinaient la frontière semblaient tous prendre soin de pencher leur ramure vers le centre, comme pour recouvrir la zone d’ombres câlines. Au milieu, recouvertes de vignes sauvages, se dressaient les ruines d’un vieux portail en pierre. En écoutant bien, on pouvait presque entendre les rayons de soleil matinaux qui tombaient dessus par petites gouttes luisantes depuis les trous de la canopée, et ça le pailletait d’une lumière qui semblait lui donner vie. Le petit homme, interpellé, s’approcha de la structure. Le chambranle était en pierres grossières d’un blanc laiteux, qui semblaient avoir été empilées les unes sur les autres sans autre forme de procès. À les voir, on aurait juré qu’un souffle suffirait à les jeter bas, et pourtant le promeneur – sans se l’expliquer vraiment – avait le ferme sentiment que ses plus grands efforts ne pourraient pas même ébranler ces piliers. Des gonds de métal verdi par les ans, cloués à même la pierre dans un rayonnement de fissures, rattachaient une porte vermoulue au reste de l’édifice. Au-dessus, l’arche de pierre dessinait une voûte aiguë avec un saphir enchâssé à son sommet. Le tout était posé sur un seuil de roche noire. Autour, rien. Le petit homme, après un moment d’hésitation, décida de faire jouer la porte qui pivota sur ses gonds sans le moindre grincement. Il se sentit en devoir de la refermer précautionneusement avant de faire le tour de l’arche. De l’autre côté, la voûte était couronnée d’un rubis. Curieux cependant ; il semblait rayonner d’une chaude lueur lorsqu’on le regardait sous certains angles, alors même qu’aucun rai de lumière ne tombait sur lui. Le marcheur resta bien longtemps songeur, à contempler la flamme du joyau. Alors, sifflant, soufflant entre les ramures sonores, une brise aux doigts légers vint lui caresser la nuque pour le tirer de sa rêverie. Il retourna de l’autre côté pour essayer de retrouver son chemin, mais remarqua alors quelque chose d’étrange. Au pied de l’arche, se trouvait un assemblage d’objets hétéroclites. Il y avait là, posés contre le chambranle, un petit carnet entrouvert et apparemment vierge, un œuf gros comme une tête d’homme, et deux autres objets cachés derrière. Le petit homme voulut les voir de plus près et remarqua avec surprise que des ombres passagères à peine perceptibles semblaient passer sur les pages blanches du carnet quand on s’en approchait, suggérant presque quelques mots indéchiffrables. Quant à l’œuf, en posant la main dessus pour l’écarter, il faillit s’y brûler tant la surface en était chaude. Derrière, il y avait de curieuses chausses qui semblaient avoir été tressées de fleurs et d’herbes folles, pour accueillir un pied menu. Des lacets de liane se croisaient en arabesques et, à l’endroit où le nœud convergeait, deux jeunes lys semblaient avoir tout juste éclos pour orner chacun des chaussons. Enfin, à côté, reposait un petit astrolabe à gousset. En le prenant en main, le promeneur vit avec émerveillement le fermoir se soulever de son propre chef pour laisser des pièces d’airain tourner follement dans la ronde mécanique des almicantarats. Ce ballet rythmé par le cliquetis des rouages d’antan était incompréhensible pour le petit homme, qui ne l’en appréciait que davantage. Pourtant, il aurait pu jurer que rien de tout ça ne se trouvait ici il y a encore quelques instants… Combien de temps avait-il donc pu se perdre dans la contemplation du rubis ? Il referma l’astrolabe et, remarquant un sac de toile posé sous ce tas de reliques, il crut bon de tout emporter avec lui. Songeant encore, il rejoignit la sente qui trouait la futaie avec sa hotte sur l’épaule. Il lança un dernier regard en arrière pour le portail dont les vignes frémirent encore une fois au souffle de la forêt. Alors il poursuivit sa route, avec au cœur un sentiment étrange et enivrant.
Son périple dura jusqu’à ce que le temps se perde dans le balancement paisible des branches. Il vit défiler bien des acacias aux ramures pointillées de boutons jaunes, et il ne cessa d’avancer. Il vit jouer dans les branches le tamarin aux ruades espiègles, et marcha encore. Chemin faisant, son attention fut attirée par un bruit tout d’abord imperceptible : il crut entendre se glisser entre les troncs un léger fredonnement inarticulé. La mélodie était grave et à peine audible, et elle semblait avoir résonné bien longtemps avant de venir aux oreilles du promeneur. Soudain, la profonde vibration s’arrêta et des battements rythmiques vinrent découper le silence. Le petit homme se dirigea en direction du bruit. Et les battements continuaient, secs et rapides. Sans savoir pourquoi, le marcheur accéléra le pas, gagné par l’excitation de ce rythme inconnu. Or à mesure qu’il se rapprochait, la végétation semblait se décolorer, jaunissant un peu plus le décor à chaque pas. Et les battements continuaient. Il arriva finalement face à un large rocher sur lequel un vieil homme à la peau noire était assis en tailleur, adossé à un néré. Le rythme régulier venait d’une calebasse qu’il tenait entre les genoux et frappait parfois d’une baguette de bois blanc, parfois du plat de la main. Il ralentit ses battements et, les yeux clos et la bouche fermée, il reprit le fredonnement guttural que le marcheur avait pu entendre au loin. À cette distance, le sol tout entier semblait vibrer de mystère à chaque nouvelle inflexion du chanteur. Quelques gouttes de pluie vinrent accompagner son chant de leurs légers tapotements sur la haute canopée. Alors le petit homme s’assit dans les broussailles sèches et jaunies, et il écouta. La pluie se fit de plus en plus drue, désaltérant la végétation asséchée des alentours et mêlant sa musique à celle de l’homme pendant que le visiteur écoutait, sans comprendre ni chercher à comprendre. Après quelques minutes, le vieillard se tut. Il garda un instant le silence puis ouvrit les yeux pour s’adresser au petit homme en ces termes :
– Bonjour à toi, enfant de la Porte. Puissent les sentiers soutenir ton pied de leur humus moussu, et les feuillages couvrir ta tête de leurs ombres fraîches. Pourquoi la forêt t’amène-t-elle devant Kopakaïri, shaman du peuple de la Pluie ? – Cela je l’ignore, et je porte avec moi plus de questions que de réponses. Tout ce que je sais, c’est que j’ai longtemps marché depuis un étrange portail avant de vous trouver. – Alors tu as trouvé la Porte des Amants, que nul ne découvre jamais par hasard. Son histoire est bien étonnante, le sais-tu ? – Quel nom étrange ! Puisque vous la connaissez, dites-moi vite cette histoire je vous prie. – Bien. Assieds-toi donc au creux de cette brousse, enfant de la Porte, je vais te parler du temps où la forêt n’existait pas encore.
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La construction de la Porte remonte à un âge bien éloigné, un âge où ces terres avaient pour toute couverture une fine chape de poussière rouge et les lourds rayons du soleil opiniâtre. Quelques okapis, crotales et caracals ; rares étaient les bêtes assez téméraires pour s’aventurer profondément dans ces espaces arides. Quant aux hommes, ils étaient plus rares encore : fallait-il être fou pour élire résidence dans ce désert cramoisi. Il était pourtant une tribu qui y habitait depuis bien des siècles et n’aurait préféré à la terre de ses ancêtres ni les limons les plus fertiles, ni les jungles les plus luxuriantes. Ce peuple était le mien et si nous avions su dompter les rigueurs du désert, c’était grâce au chant de nos pères, passé de génération en génération par les shamans du village. Ce chant, tu l’as entendu, enfant de la Porte, car je suis Kopakaïri, le dernier shaman du peuple de la Pluie. J’ai appris de mon père le langage secret des cieux. Pendant bien des jours, il m’a enseigné à inspirer comme le font ceux qui parlent aux vents, et à ne plus faire qu’un avec l’air qui danse sur les plaines. Pendant bien des nuits, il m’a enseigné à expirer comme le font ceux qui commandent aux nuages, et à faire vibrer le sol comme la peau tendue d’un djembé pour me faire entendre du ciel. Bientôt, comme mes pères avant moi, je savais chanter et faire pleurer l’azur pour que notre peuple puisse boire et irriguer ses cultures. Alors, chaque matin à la première heure de l’aube, ma voix résonnait et le ciel nous accordait ses eaux en torrents. Ainsi vivait le peuple de la Pluie.
Le jour où je devins père à mon tour fut tout à la fois une occasion de grande liesse et de grand émoi pour notre tribu. Pendant trois nuits et trois jours entiers, la vieille guérisseuse Kalika avait aidé ma femme à traverser les affres d’un accouchement surnaturel qui semblait ne jamais devoir finir. À l’aube du quatrième jour cependant, elle émergea de la case en tenant dans ses bras une petite fille silencieuse, aux grands yeux noirs remplis de curiosité. Si cet événement souleva des cris parmi la foule assemblée pour l’occasion, c’est pour une raison fort simple : de mémoire d’homme, les shamans de la Pluie n’avaient jamais donné naissance qu’à des fils. Les villageois laissaient libre cours à leur surprise mais, déjà, on commençait à rappeler en chuchotant une vieille légende de notre peuple : un jour, la fille du centième fils foulerait nos terres, et elle posséderait une magie plus puissante que celle de tous ses ancêtres avant elle. De cela, je me souciais peu. Pendant les mois, les années qui suivirent, je n’eus d’autre souci que de chérir ma fille, Kopatala, qui m’emplissait le cœur. Tout l’amour de nos terres, de nos vents et de nos cieux que l’on m’avait enseigné, je le déversais en cette enfant qui était devenue ma seule terre, mon seul vent et mon seul ciel. Je vécus les plus belles années de ma vie à combler d’amour cette petite fille, et à la voir grandir en une superbe jeune femme. Assez tôt cependant, il s’avéra que les vieilles légendes portaient bel et bien la sagesse et la clairvoyance de nos aïeux, car Kopatala démontra au sortir de l’adolescence des aptitudes formidables. Elle n’avait eu aucune difficulté à maîtriser le chant de la Pluie, certes, mais ce n’était pourtant pas à cela que son talent la prédisposait. En effet, depuis sa plus tendre enfance, son pied leste et son corps menu semblaient toujours prêts à l’envolée, et sitôt qu’une musique faisait vibrer le sable rouge de nos terres, elle décollait sans effort pour virevolter avec grâce dans les airs. Quoique personne ne lui eût jamais enseigné cet art, elle avait toujours su et danser et se perdre tout entière dans des pirouettes féeriques jusqu’à en retourner le ciel et la terre. Mais à mesure qu’elle devenait femme, ce talent prit une nouvelle tournure : d’abord ce ne furent que quelques gouttes d’eau, brillantes, cristallines, que l’on retrouva dans son sillage. Puis on commença à remarquer que les sillons creusés par ses arabesques se gorgeaient d’un mince filet d’une onde à la pureté inégalable. Tous restaient perplexes devant ce miracle, mais l’on supposa tout d’abord qu’elle s’était simplement approprié une nouvelle forme de notre magie ancestrale. Nous comprîmes notre erreur au jour même de sa première ménorrhée. Lorsqu’elle posa son pied sur le sol ce soir-là, au rythme du djembé que je jouais pour elle, ce fut avec une détermination nouvelle. Et elle s’élança dans les airs, tournoyant dans des figures que nul œil d’homme n’avait jamais eu le bonheur de voir auparavant. Lorsqu’elle retomba, un lys avait éclos à ses pieds.
La nouvelle déferla au sein de la tribu comme le vent d’ouest qui rugit dans les dunes, et souleva l’excitation sur son passage comme le vent du sud qui réveille le haboob. La fille du centième fils avait créé la Vie, elle avait révélé la danse de l’Abondance. Chacun des membres du village, du plus humble pâtre à l’ancien le plus sage, se livrait à des conjectures. Kopatala devint bien vite le centre de l’attention de notre communauté, et attira la méfiance de certains, l’adulation des autres. Pour ma part, je ne faisais que m’émerveiller des inépuisables trésors de grâce que recelait ma fille adorée, ainsi que je l’avais fait depuis sa naissance. Je suivais avec tendresse la croissance de ses pouvoirs, qui devenaient plus majestueux jour après jour. Et chaque matin, mon djembé à la main, je chantais pour elle et la pluie tombait sur la beauté infinie de ses arabesques. Le gazon poussait toujours plus dru sous ses pas, des fleurs émergeaient toujours plus nombreuses, et des ruisseaux toujours plus purs lézardaient le sol. À chaque pointe, des vignes sauvages enlaçaient ses chevilles et des feuilles, des herbes en pagaille, recouvraient ses pieds fins à mesure qu’elle tournait comme pour lui fournir des chausses fraîches à chaque danse. Il fleurissait autour de notre case un jardin chaque jour plus vaste et rempli de fleurs au parfum enivrant, et d’arbres aux fruits gorgés de jus. Naturellement, ces prodiges continuaient à attirer l’attention, qui fut vite suivie par la foule des prétendants. Nombreux furent les jeunes hommes du village qui jetèrent leur dévolu sur cette fille pleine de grâce, capable de prouesses inouïes. Kopatala était cependant d’un caractère fier et ne s’intéressait que peu aux grands discours de ses soupirants : le chemin vers son âme, comme de juste, ne fut ouvert que par la musique. Un jour qu’elle se promenait, à l’ombre fraîche des calebassiers qui se dressaient à présent en lisière du village, elle entendit s’élever les notes légères d’une kora qui jouait un air oublié. Elle s’aventura sous les frondaisons pour trouver un jeune homme du nom de Palinéré, qui lui sourit sans arrêter le sautillement de ses doigts sur les cordes. Sans un mot, Kopatala se mit à danser et les pétales des amandiers tombaient en tournoyant sur les deux jeunes gens. Ils se retrouvèrent ainsi chaque jour, l’un jouant et l’autre dansant, sans même ressentir le besoin de parler pour exprimer leur amour naissant. Je n’avais jamais vu ma fille si radieuse et épanouie. Un an jour pour jour après leur rencontre, Palinéré reçut ma bénédiction pour épouser ma fille.
Mais les dons de Kopatala suscitaient autant la fascination que la jalousie. Au village, un groupe toujours grandissant faisait entendre sa voix inquiète, menée par les anciens. Leurs vieux yeux las aux paupières faiblissantes ne s’étaient jamais posés sur autre chose que le sable écarlate de notre désert. Ils ne connaissaient d’autre beauté, ni d’autre vérité que la poussière légère de nos terres que le vent taquine lorsque tombe le soir. Et l’on commença à entendre par toute la tribu que la verdure qui fleurissait était un affront à notre héritage ; que l’on dévorait le royaume de nos pères et que l’on trahissait notre histoire et notre culture en remplaçant le paysage si unique qui faisait l’identité de notre peuple. On voyait depuis peu des singes inconnus habiter les arbres nouveaux ; on entendait les chants inédits d’oiseaux attirés par les fruits succulents. Et l’on s’inquiétait de tous ces changements. Il ne fallut pas longtemps pour que notre peuple, pourtant forgé par la magie ancestrale, n’en vienne à qualifier ma tendre fille de sorcière. Il n’est nul besoin d’expliquer comment le temps sut transformer la peur en haine car c’est là une histoire par trop commune. Avant peu la colère grondait en sourdine et, devant cette masse d’opposants toujours grandissante, nous prîmes la décision difficile de nous exiler – au moins le temps qu’il faudrait pour calmer les esprits. Ma femme et moi, Kopatala et Palinéré, décidâmes de nous installer tous les quatre à quelques lieues du village, dans une ancienne oasis desséchée que nous saurions faire refleurir. Je m’installai avec ma femme dans une hutte désaffectée qu’un ermite avait habitée bien des années auparavant, mais le jeune couple décida de bâtir une nouvelle demeure digne de leur amour. Au soir même où cette décision fut prise, Palinéré demanda qu’on lui accorde une nuit, et il se mit en route vers le nord lorsque brilla la première étoile. À notre réveil, les rayons de l’aube caressaient un empilement de pierres blanches, venues sans doute des montagnes du nord bien au-delà des frontières du désert. Il se contenta de sourire pour toute réponse à nos questions émerveillées. Avec ces pierres, il bâtit de ses mains le portail qui formerait l’entrée de leur maison. Kopatala dansait, extatique, et à chaque pas des vignes sauvages venaient étreindre les roches, des troncs poussaient pour soutenir l’édifice, des rideaux de lianes et de lierre tombaient comme des murs depuis la charpente vivante qui croissait toujours plus vigoureuse. Bientôt, une modeste mais magnifique cahute, toute drapée de verdure et de fleurs se dressait là, enchâssant comme un joyau l’arche de pierre blanche. Les deux amoureux s’étreignirent follement comme nos yeux de parents se chargeaient de larmes comblées. Nous vécûmes le plus paisiblement du monde pendant des mois. Chaque jour, Palinéré tirait des mélodies nouvelles de sa kora, pendant que je l’accompagnais de mon djembé. Kopatala, bien sûr, dansait. À chacune de ses vrilles, un bosquet s’épanouissait au creux de l’oasis. À chacun de ses sauts, un nouvel arbre se dressait fièrement à l’orée de cette forêt naissante. À chacune de ses pointes, des fleurs chargées de parfums mystérieux jaillissaient en bouquets autour de la demeure au centre du bois, véritable joyau dans son écrin de nature. Nous vivions des fruits et des cultures qui semblaient proliférer spontanément dans ces terres fertiles, et pas un souci ne semblait devoir pénétrer la chevelure bruissante de la forêt au milieu du désert.
Il fallut pourtant qu’une nuit sans étoile nous tire de l’insouciance dans laquelle nous vivions. Je fus réveillé par de grands cris, bien différents des paisibles sifflements d’aras qui avaient bercé nos jours jusqu’ici. Des hurlements indistincts laissaient éclater la colère d’une meute de villageois qui avaient pénétré l’enceinte de ces bois, et je me hâtai de quitter ma hutte pour comprendre d’où ils pouvaient venir. Je vis des flambeaux passer entre les arbres, soulevés au rythme d’un chant qui se faisait presque martial. « Sorcière » ? Était-ce là le mot qu’ils scandaient ? Oui. « Mort à la sorcière. » Ma chair de père fut étreinte d’une angoisse douloureuse alors que je mis à courir, à en rompre mon corps vieillissant. La forêt semblait s’écarter sur mon passage, comme pour me guider au plus vite vers ma fille. Je vis bientôt une douzaine de villageois, torches à la main, assemblés en demi-cercle autour de la hutte de fleurs et de bois. Devant la porte, se tenait Palinéré une machette à la main, le visage crispé de colère et de résolution. Il restait silencieux, et laissait ses yeux durs et profonds dire ce que les mots n’auraient pu exprimer qu’avec faiblesse. Derrière les rangs des villageois, je reconnus l’Ancien qui exhortait les jeunes hommes bêlant à la colère en scandant son infâme refrain meurtrier. Je me jetai sur lui avec un cri d’animal furieux et lui mordis le visage de toutes mes forces. Quelques hommes vigoureux se retournèrent et un gourdin s’abattit sur ma tempe, me laissant hébété. Je fus maîtrisé sans effort. À moitié assommé, je perçus le mouvement des hommes en avant comme une grande vague noire qui déferlait sur la hutte. Je hurlai, du sang plein les yeux : « Quelle folie vous pousse, misérables chiens ? Que faites-vous ? Oh, que faites-vous ? » L’Ancien vint me répondre pendant que les hommes hurlaient et que la machette de Palinéré fendait le crâne le plus proche : « Voilà des mois que nous vous observons dans votre sombre retraite sous les ombres de vos arbres contre-nature. Voilà des mois que nous voyons la frontière de votre royaume humide et froid s’avancer insensiblement pour engloutir la terre que les pères de nos pères nous ont laissée. Le royaume des arbres a poussé jusqu’en lisière de notre village, et nous avons bien compris que vous ne cherchiez qu’à renforcer la puissance de votre magie interdite dans le secret que couvent les ramures. Nous ne vous laisserons pas conquérir ces terres sans âge, et souiller la pureté de notre désert ! Nous sommes venus mettre une fin à vos complots. » Je hurlai sans entendre, en écho aux cris enragés de Palinéré qui balançait son long bras de droite et de gauche, fendant, tranchant, brisant tous les membres qui s’approchaient de lui. Pris d’une colère frénétique, il répétait : « Venez pourceaux, et tuez-moi, je n’en ai cure ! Cette porte tiendra tant que mon amour dure ! » Et sa main s’abattait encore et encore. Et les hommes s’effondraient encore et encore. Et il hurlait, encore et encore : « Venez pourceaux, et tuez-moi, je n’en ai cure ! Cette porte tiendra tant que mon amour dure ! » Par la fenêtre de leur demeure, je voyais le visage de Kopatala, crispé par la même fureur alors qu’elle dansait, déversant toute sa colère dans ses pas. Et le sol entier de la forêt tremblait à chacun de ses mouvements, des fondrières se creusaient pour embourber les meurtriers, des lierres agrippaient les membres assassins. Alors Palinéré, l’écume aux lèvres, enfonça sa machette profondément dans la poitrine d’un assaillant en criant encore : « Venez pourceaux, et tuez-moi, je n’en ai cure ! Cette porte tiendra tant que mon amour dure ! » Puis il se tut au moment où une hache lui fendit le crâne en deux, craquant l’os si profondément que son corps sans vie s’en retrouva cloué à la porte qu’il défendait. Un cri d’agonie déchiré s’éleva de ma poitrine. Les forcenés tentaient à présent de forcer la porte de tout leur poids, mais celle-ci ne montrait aucun signe de faiblesse. Plus d’un homme se brisa l’épaule contre le portail de cette modeste cahute. Quant à moi, je perdis connaissance alors que l’Ancien ordonnait à ses hommes de mettre feu aux murs.
À mon réveil, ma femme se tenait auprès de moi, sanglotant. De la demeure, il ne restait que des ruines calcinées et la porte maculée de sang. Je me rappelai alors des derniers mots furieux de Palinéré et je compris que la Porte de l’Amour resterait debout à jamais, fidèle à l’éternelle promesse du jeune homme.
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Son histoire terminée, le vieillard se tut et ferma les yeux. Le petit homme fit de même, et se retrouva perdu dans ses pensées, rejouant dans son esprit l’histoire de la Porte de l’Amour. Alors, sifflant, soufflant entre les ramures sonores, une brise aux doigts légers vint lui caresser la nuque pour le tirer de sa rêverie. Il posa au shaman une question qui le taraudait encore :
– Qu’est-il advenu des villageois ? – À mon réveil, la forêt avait tant poussé que je ne savais plus reconnaître nos terres. J’eus beau l’explorer, je ne parvins jamais à retrouver le village. Je crois bien que Kopatala, prise par la colère de voir son amant assassiné, a fait pousser cette jungle à perte de vue. Ma femme et moi ne retrouvâmes plus jamais les villageois, et elle-même mourut de chagrin quelques jours après la tragédie. Je n’ai depuis croisé dans ces bois que des voyageurs solitaires comme toi. – Voilà une bien triste histoire, ô vénérable shaman et j’en suis encore rempli d’émotion. Mais me direz-vous pourtant quels sont ces étranges joyaux qui ornent le sommet du portail ? J’en ai vu un bleu et un rouge, qui laissait couler sur mon visage une lueur de soleil vitreux et je voudrais tant savoir leur secret. – C’est là un bien grand mystère, enfant de la Porte. Ils n’étaient pas là lorsque la Porte de l’Amour fut construite. On dit que le diamant rouge est apparu lorsque Palinéré est mort, et que le feu qui y brille encore est son amour immortel. On dit que le diamant bleu tient l’âme de Kopatala, ma tendre fille. Mais ce sont là des ragots d’ignorants. Car chaque solstice de printemps, on peut voir une grande femme pleine de grâce venir danser autour de la porte, enrobée de légers voiles de verdure. Alors les oiseaux crient leur amour, les galagos sautent de joie sur leurs hautes branches, et la forêt tout entière croît et reverdit car Kopatala danse encore, j’en suis convaincu.
Le petit homme réfléchit un instant puis fouilla dans son sac. Il en tira les étranges chaussons de mousse et de vignes, puis il s’approcha de Kopakaïri pour les lui tendre.
– Je le crois aussi, vieil homme, car j’ai trouvé ces chausses au pied de la porte, et le lys qui les orne semble tout juste avoir éclos.
D’un geste lent et grave, le shaman les saisit et les posa sur ses genoux avec grand respect. Il baissa la tête et les contempla avec une profonde émotion. Lorsqu’il releva la tête vers le petit homme, ses yeux étaient chargés d’une profondeur nouvelle et sa voix semblait avoir changé, plus grave et plus fragile à la fois :
– Tu ne connais pas l’importance de ce simple geste, enfant de la Porte. Je sais maintenant pourquoi la forêt t’a guidé jusqu’au vieux Kopakaïri. Mais à présent, va ! J’ai grand besoin d’être seul, et tu as encore bien du chemin à parcourir. Va !
Le promeneur, ne parut pas s’étonner de cet ordre soudain. Il trouvait au contraire une certaine sérénité à se sentir ainsi guidé vers la suite de son chemin car il sentait la sagesse des paroles de Kopakaïri. Alors il poursuivit sa route, avec au cœur un sentiment étrange et enivrant.
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