En 2018, le professeur William Straton inventa un logiciel capable de transcrire l’esprit d’un être humain - son intelligence, sa mémoire, sa personnalité - en données informatiques.
Ce programme fut baptisé STELLA.
Nombreux furent ceux qui convoitèrent l’invention du professeur Straton. Imaginez ! Grâce à STELLA, on pouvait tout savoir d’un individu ; prévoir ses choix et ses actions, deviner ses pensées les plus secrètes !
Beaucoup s’attendaient à voir Straton vendre son logiciel. Il aurait pu en tirer une belle somme, de quoi vivre dans l’opulence jusqu’à la fin de ses jours. Mais le scientifique était fait d’un bois bien particulier. Refusant toutes les offres qu’on lui avait faites, il s’associa à un groupe d’hommes importants – parmi lesquels figuraient des politiciens et des P.D.G. d’entreprise – et participa à la fondation de Solaris ; une société dont l’objectif était, d’après ce qu’il déclara plus tard à la presse, d’utiliser STELLA pour le bien de tous.
Leur slogan tenait en quatre mots : « Pour un monde meilleur ».
Quelques années plus tard, Solaris obtint du gouvernement américain l’autorisation de réaliser une expérience sur la ville de Lima – une petite bourgade située au sud de l’Ohio. Trois lois furent imposées à la population.
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Première loi : Chaque individu âgé de plus de treize ans devra passer un examen de conscience auprès de STELLA (autrement dit, se faire « scanner » par l’ordinateur). Cet examen est à renouveler tous les dix ans.
Deuxième loi : La profession et le parcours scolaire de chaque enfant devront être définis à l’avance, dès l’âge de treize ans, par STELLA. Chaque individu obtiendra ainsi un métier adapté à ses capacités, mais aussi à son caractère.
Troisième loi : Les individus jugés par STELLA comme criminels potentiels – c’est-à-dire ceux ayant une tendance naturelle à l’agressivité – devront être exilés en dehors de la ville, dans des zones spécifiques prévues à cet effet.
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Bien sûr, il y eut des protestations. Nombreux virent en ces règles une atteinte directe à la liberté des droits de l’homme. Mais les résultats étaient là. Vingt ans plus tard, le taux de criminalité avait fortement baissé, et la ville traversait une période de prospérité telle qu’elle n’en avait plus connue depuis cinquante ans.
Les journaux du monde entier s’extasiaient. Selon eux, Straton avait découvert la clé d’un monde parfait, d’un nouveau jardin d’Éden.
Plus que l’esprit, affirmèrent-ils, c’était l’âme humaine qu’il avait réussi à informatiser.
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- Notre projet se déroule parfaitement. Une certaine prudence s’impose néanmoins. Nos détracteurs sont peu nombreux, mais plus virulents que jamais ! Les zones où sont envoyés les criminels potentiels, notamment, sont très critiquées. On nous reproche la violence et les conditions d’hygiène déplorables qui y règnent… - Avec tout le respect que je vous dois, monsieur le directeur, je ne vois pas en quoi cela me concerne. C’est vous qui gérez les affaires administratives de Solaris, pas moi ! Pour ma part, vous le savez, je ne me soucie que de STELLA ! - Je souhaitais simplement vous avertir. Vous êtes trop confiant, Straton. Notre succès est indéniable, c’est vrai, mais il ne nous protègera pas contre tout. Rappelez-vous, c’est en s’approchant du soleil qu’Icare a fini par tomber ! - Ridicule, vos craintes sont infondées. J’ai une foi totale en STELLA. Si elle est nos ailes, alors nous ne tomberons pas !
***
Thomas patientait nerveusement devant les portes du centre d’examen. Autour de lui, les élèves de sa classe discutaient, leur ton surexcité trahissant la nette impatience qu’ils ressentaient tous. Comme d’habitude, Thomas était le seul à rester silencieux, le seul à rester à l’écart. Cela ne le dérangeait pas cependant. Philosophe de treize ans, il voyait le bon côté des choses : au moins n’avait-il pas à jouer les souffre-douleur cette fois-ci ! Ses camarades étaient bien trop préoccupés pour se soucier de lui et c’était tant mieux !
Aujourd’hui était un jour particulier, après tout.
Le jour de leur examen de conscience.
Pour se distraire, le garçon écouta les conversations que tenaient les autres enfants. Jamie Foster clamait à qui voulait l’entendre qu’elle allait devenir la première femme astronaute à marcher sur la lune. Thomas fronça les sourcils. Il espérait, en secret, voir la fillette hériter d’un métier moins reluisant – récupératrice d’ordure à l’extérieur de la ville par exemple ! Un souhait peu charitable, mais justifié. Jamie n’était jamais la dernière quand il s’agissait de le persécuter…
Tour à tour, ses camarades suivirent l’exemple de la jeune fille et énoncèrent à voix haute leur ambition ; ils murmuraient leur rêve, comme on murmure un vœu devant une étoile filante. Contrairement aux autres, Thomas ne prit pas part à ce rituel. Il se moquait bien de la profession que STELLA lui imposerait ! Il n’espérait qu’une chose : ne pas être déclaré criminel potentiel. Une pensée terrifiante, mais qui, hélas, avait de fortes chances de se réaliser.
Ses parents avaient été des exilés après tout et, comme Jamie et les autres le lui faisaient souvent remarquer, la pomme ne tombait jamais loin de l’arbre.
Les portes s’ouvrirent enfin. On les fit pénétrer dans une grande salle ovale. Composée de murs blancs, nus de toutes affiches ou de décorations, et de sièges gris disposés en cercle ; l’endroit n’avait rien de très accueillant. Les adultes l’appelaient le CEC – le Centre d’Examen de Conscience –, mais les enfants, entre eux, l’avaient surnommé autrement. Le purgatoire. Un nom bien plus approprié de l’avis de Thomas.
Où, sinon ici, décidait-on de les envoyer au paradis ou en enfer ?
Un homme en costume cravate noirs, le visage sévère, les attendait au centre de la pièce. Une fois qu’ils furent tous assis, il prit la parole.
- Bonjour à tous. Comme vous le savez, aujourd’hui est un jour spécial. Celui de votre premier examen de conscience. Au cours des deux prochaines heures, un grand nombre de questions vous seront posées. Répondez-y avec attention : vos futures carrières en dépendent ! Vos résultats vous seront communiqués par courriel d’ici environ deux semaines. Je rappelle qu’il sera obligatoire de vous y conformer et qu’aucune réclamation ne sera acceptée. Enfin, pour ceux d’entre vous qui se verront attribuer la mention « criminel potentiel », un véhicule de la police viendra vous chercher et vous déposera dans la bordure extérieure. Des questions ?
Comme la classe restait muette, le fonctionnaire consulta sa montre et reprit :
- Nous allons donc pouvoir commencer. STELLA, activation du système. Heure de départ : quatorze heures et deux minutes. Les enfants, vous pouvez prendre vos casques. Bonne chance à tous.
Imitant ses camarades, Thomas attrapa le casque qui reposait à ses côtés et le plaça sur son crâne. Il ajusta avec soin la visière et le micro devant ses yeux et sa bouche. L’instituteur à l’école avait été très clair à ce sujet : en plus de transmettre leurs réponses, l’appareil allait recueillir diverses informations telles que la température de leur corps, la dilatation de leurs pupilles ou le rythme de leur respiration.
Tout avait été fait pour que rien n’échappe à STELLA.
Une voix féminine, la voix amicale d’une grande sœur ou d’une meilleure amie, résonna au travers des écouteurs de Thomas.
- BIENVENUE. VEUILLEZ VOUS DÉTENDRE ET RÉPONDRE CALMEMENT AUX QUESTIONS QUI VOUS SERONT POSÉES.
Ses doigts se crispèrent sur les accoudoirs rugueux de son siège. Se détendre ? Elle était bonne celle-là ! Son avenir, sa vie, allaient se jouer maintenant !
***
- Une erreur est apparue. - Impossible. STELLA ne fait pas d’erreur. - Et pourtant, une anomalie a été enregistrée professeur. Le sujet concerné est un jeune garçon de treize ans. - Montrez-moi ses équations ! - Impossible. Il n’y en a pas. L’ordinateur n’a transcrit, après analyse, qu’un seul et unique chiffre : 2 - C’est une plaisanterie ? Je vous rappelle que le minimum de données enregistrées chez un être humain est, à ce jour, de cent quarante-trois équations. Et encore ce n’était qu’un gamin de cinq ans ! Sur qui avez-vous réalisé ces tests ? Sur un caillou ? - Notre équipe a réalisé plusieurs fois l’examen. Le résultat est toujours identique. Nous vous envoyons l’enfant. Libre à vous de refaire les tests si vous le désirez ; dépêchez-vous néanmoins. Les médias sont déjà au courant. Dans notre intérêt à tous, il vaudrait mieux que vous ayez une explication le plus tôt possible.
***
William Straton, assis dans son salon, scrutait d’un œil sinistre les résultats du jeune garçon. Intimidé, Thomas attendait debout face à lui une explication, un verdict. La tournure qu’avaient pris les événements le dépassait complètement. Sa conscience ne pouvait se résumer à un seul chiffre, il y avait forcément une erreur quelque part ! Mais où ? Les examinateurs de Solaris avaient été incapables de le déterminer… Pendant plus de trois jours, ils s’étaient échinés à chercher une solution… en vain. En désespoir de cause, ils avaient fini par l’amener chez le professeur Straton. Si quelqu’un pouvait comprendre ce phénomène, avaient-ils affirmé, c’était bien lui !
Le professeur Straton… À l’école, on le décrivait comme un brillant scientifique, et sans doute l’était-il, mais aux yeux de Thomas, c’était surtout un vieillard ; un homme au crépuscule de sa vie. Sa peau était couverte de taches brunâtres. Ses membres étaient décharnés, si minces qu’on les aurait dit prêts à se briser, et il n’y avait pour s’éparpiller sur son crâne que quelques rares cheveux ; couronne de paille blanche pour cet étrange épouvantail.
En temps normal, Thomas ne lui aurait guère donné plus de quelques mois à vivre. Il avait déjà vu des personnes âgées disparaître à l’orphelinat ; des habitués, pour la plupart, qui cessaient leurs visites du jour au lendemain – les adultes prétendaient qu’ils étaient partis en vacances, mais Thomas n’était pas sot ! Quelque chose était différent chez le professeur, toutefois. Une énergie, une force, brûlaient dans ses yeux et démentaient cette impression. Cet homme, devinait-on, avait un rêve ; une passion qui le consumait et le rendait différent des autres. Quand on avait parlé à Thomas d’Archimède ; le scientifique qui était sorti nu de sa baignoire en criant « Euréka » ; il avait été intrigué. « Quel genre de personne pouvait bien faire ça ? », s’était-il demandé. En voyant le professeur Straton, il pensait avoir la réponse...
Le vieil homme, après un long silence, prit enfin la parole. Sa voix, remarqua Thomas, était grave et puissante. Elle offrait un contraste saisissant avec son aspect souffreteux.
- Je ne sais pas ce que signifient vos résultats. Vous êtes une énigme Thomas. Et malheureusement pour vous, ce n’est pas une bonne période pour les énigmes.
Il se frotta les yeux et reprit plus doucement.
- Savez-vous qui je suis ?
Le garçon acquiesça d’un hochement de tête. Il aurait fallu qu’il soit sourd et aveugle pour ignorer qui était l’inventeur de STELLA.
- Bien ! Vous devez donc le savoir : j’ai voué ma vie à l’élaboration d’un monde meilleur. Et je vais avoir besoin de votre aide, mon garçon. Il m’est vital de comprendre vos résultats. Dans un premier temps, je vous demanderai d’habiter ici. Je dispose d’un laboratoire personnel et je suis sûr que vos parents comprendront que… - Je n’ai pas de parents.
Straton, coupé dans son élan, cligna des yeux.
- Pardon ? - Ils ont été exilés, j’avais encore deux ans. Je vis dans un orphelinat. Mes parents sont… morts. Un membre de Solaris me l’a annoncé, il y a quelques années. Je me rappelle, je n’ai pas su quoi dire… Je ne me souvenais même plus d’eux…
Il s’interrompit, surpris d’en avoir révélé autant à cet inconnu.
- M’en tenez-vous pour responsable ? demanda le vieil homme.
Sous la surprise, les sourcils du garçon se haussèrent. En quoi le professeur se sentirait-il responsable de… Oh ! Qu’il était bête ! C’était le professeur Straton qui avait inventé STELLA. Sans lui, ses parents n’auraient jamais été bannis. Sans lui, ils ne seraient jamais morts... Stupéfait par cette découverte, par ce qu’elle impliquait, le garçon entreprit de réfléchir posément à la situation, de faire le calme dans son esprit. Il sentait combien sa réponse était importante – pour le professeur, mais surtout pour lui-même !
- Non... répondit-il enfin, après un long silence. Ils ont été exilés parce qu’ils étaient dangereux. Des criminels potentiels. Je ne pense pas que ce soit la faute de qui que se soit ; c’est arrivé et puis c’est tout…
Le vieux scientifique hocha la tête, satisfait ; Thomas crut voir une lueur de soulagement passer dans ses pupilles.
- Parfait ! Dans ce cas, je vous interrogerai directement : voulez-vous habiter chez moi et m’aider à rendre ce monde meilleur, Thomas ?
Cette fois-ci, l’enfant n’hésita qu’un court instant avant de répondre.
- Oui.
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- Cela fait plus de trois mois que vous avez accueilli l’enfant et aucun progrès n’a été fait. Vous m’inquiétez professeur… Voulez-vous vraiment que ce programme aboutisse un jour ? - Je n’ai pas passé ces trois derniers mois à m’amuser figurez-vous ! Tous les tests possibles et inimaginables ont été réalisés sur Thomas. Hélas, rien n’a été découvert ; la nature de ce chiffre deux reste un mystère pour moi. - Professeur, il faut vous ressaisir ! Le Président voit d’un bon œil notre projet, mais c’est un homme prudent. Il n’acceptera pas l’expansion de STELLA tant qu’un risque d’erreur, aussi minime soit-il, existera ! Cet incident arrive au plus mauvais moment possible… Avez-vous pensé à utiliser la chaise ? - Impossible. La chaise est beaucoup trop dangereuse. D’ailleurs, j’ai une autre idée. La conscience d’un individu n’est pas figée dans le marbre, voyez-vous ? De nouvelles données apparaissent avec le temps. C’est pour cela que nous obligeons les gens à passer des examens de conscience régulièrement… - Je vois où vous voulez en venir, mais le temps est justement ce que nous n’avons pas. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre une dizaine d’années que quelque chose change chez ce garçon ! - Inutile. Un changement peut aussi avoir lieu lorsqu’un individu fait face à un puissant choc émotionnel. Un grave accident ou la perte d’un être cher, par exemple. - Vraiment ? Et qu’avez-vous prévu ? Le faire passer sous les roues de votre voiture peut-être ? - Rien d’aussi radical, je vous rassure. J’ai ma petite idée cependant...
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- Où sommes-nous professeur ? - Dans le laboratoire expérimental de Solaris. Tu as beaucoup de chance Thomas. D’ordinaire, les visiteurs y sont interdits.
Le garçon haussa les épaules et garda le silence. Ces derniers mois, il avait appris à connaître – et même, dans une certaine mesure, à apprécier – l’inventeur, et il se doutait que ce dernier ne l’avait pas amené ici sans une idée précise derrière la tête.
Ce jour-là, les locaux étaient déserts. Rien de plus normal, car le professeur avait choisi d’y venir un dimanche, afin de ne gêner personne. Il n’y avait pour les accompagner que l’écho de leurs pas, bruit sinistre résonnant contre les cloisons du couloir, ainsi qu’une forte odeur de colle industrielle – sans doute provenait-elle des posters, collés aux murs, sur lesquels on pouvait lire en lettres dorées les mots : « Pour un monde meilleur ».
Ils allèrent jusqu’au troisième étage et pénétrèrent dans une petite salle, au fond du bâtiment. À l’intérieur reposait un ordinateur ; une énorme machine, visiblement très sophistiquée, rattachée à un épais socle en métal.
Straton s’avança d’un pas décidé. Ses yeux, remarqua Thomas, étincelaient de fierté et c’est d’un ton à la fois suffisant et pompeux qu’il s’exclama :
- Voici ma plus grande invention. Le projecteur de conscience. Tu as devant toi la concrétisation d’un rêve que caresse l’humanité depuis la nuit des temps : l’immortalité. Grâce à cet appareil, STELLA peut modéliser un individu dont elle a les données ; créer une copie holographique et simuler son comportement si parfaitement qu’il en devient impossible de faire la différence avec l’original !
Il marqua un arrêt, attendant une réaction – un cri d’admiration ou des applaudissements peut-être... Mais Thomas resta silencieux. Pour ce qu’il avait saisi, le professeur aurait aussi bien pu s’exprimer en chinois…
- Tu ne comprends pas ? Ah, Thomas… Dans deux mille ans, quand toi et moi serons morts et enterrés ; on pourra, grâce à cette machine, nous recréer sous forme d’hologramme. Nous parler, nous écouter, comme si nous étions encore vivants ! Le temps, la mort, ne seront plus des obstacles ! Mais je te parle d’un avenir lointain. Les jeunes, je le sais, ont besoin de concret. Voilà pourquoi je t’ai réservé une petite surprise…
D’un geste théâtral, il sortit deux cartes de données – objets rectangulaires, à peine plus gros qu’un téléphone portable - de sa poche.
- Tu vas pouvoir discuter avec tes parents, mon garçon.
La mine abasourdie, le garçon dévisagea le vieux savant. S’il avait été un adulte, il ne l’aurait pas cru. Il aurait pensé à un mensonge, ou se serait attendu à un tour de magie, de passe-passe, et aurait souri poliment en attendant la suite. Mais Thomas était encore un enfant. C’est pourquoi, devant le léger signe de tête du professeur, indiquant qu’il ne plaisantait pas, il se précipita et le serra impulsivement dans ses bras.
- Allons, allons…, murmura Straton, un peu gêné.
Masquant son trouble, il introduisit les deux cartes dans l’appareil. Une voix électronique, identique à celle que Thomas avait entendue lors de son examen de conscience, la voix de STELLA, s’éleva des haut-parleurs.
- MISE EN MARCHE DU SYSTÈME. NOM DES SUJETS : ALICIA ET JOHN DOHR. ÂGE : 33 ANS.
Deux hologrammes apparurent sur le socle métallique. Thomas sentit l’appréhension l’envahir. Transparents, environnés d’une douce lumière argentée, ses parents étaient là, juste devant lui ! Il leva les yeux. Le visage de sa mère rayonnait de grâce et de douceur. À sa vue, l’enfant n’eut plus qu’une envie : l’étreindre de toutes ses forces. Savoir que cela lui était impossible le mettait au supplice. Quant à son père, il ne ressemblait pas du tout à un braqueur de banque ou à un criminel endurci. Non, il était tout à fait normal ; on le sentait fort, mais aussi plein de gentillesse.
Exalté, soulagé, Thomas posa mille questions. Il voulait tout savoir, absolument tout ! Et tandis que ses parents le berçaient, de leur voix douce, d’histoires et d’anecdotes ; Thomas mesura pour la première fois combien son existence avait été solitaire jusqu’ici. Combien le vide qu’avaient laissé ses parents en mourant avait été douloureux. Et pourtant, lorsque le professeur éteignit la machine, annonçant à regret qu’il se faisait tard et qu’ils devaient rentrer, le garçon ne ressentit aucune amertume, aucune peine. Au contraire, il se savait privilégié d’avoir pu obtenir ce bref moment de bonheur. Et quand le vieux Straton lui demanda, sur le chemin du retour, si cette visite lui avait fait plaisir, Thomas ne prononça aucune parole. Il lui adressa un grand et large sourire ; exprimant une joie, un ravissement, qui allait bien au-delà des mots.
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- Je pensais que le fait de revoir ses parents changerait quelque chose à ses résultats. J’ai eu tort... - La question est donc réglée : il faut utiliser la chaise. - Encore cette histoire ? Alors écoutez-moi bien, il est hors de question d’utiliser cet engin. C’est beaucoup trop dangereux ! - Je suis surpris. Éprouveriez-vous de l’affection pour cet enfant, professeur ? - Si par affection vous entendez ne pas avoir envie de le tuer, alors oui j’ai de l’affection pour lui ! - Mourir, comme vous y allez ! La chaise n’a jamais tué personne que je sache ! D’ailleurs dois-je-vous rappeler combien les enjeux sont importants ? Depuis combien d’années travaillez-vous sur ce projet ? Vingt ans ? Trente ? Voulez-vous vraiment tout effacer pour un simple gamin ? - Nul ne sait mieux que moi quels sacrifices j’ai endurés, merci bien ! Évidemment que je ne veux pas voir STELLA reléguée au rang d’invention ratée ! Mais utiliser la chaise... - Professeur, vous ne semblez pas comprendre la gravité de la situation. Dehors, les choses vont mal. L’histoire de Thomas s’est répandue en dehors de la ville. Les bannis commencent à s’interroger, à remettre notre système en cause. Au train où vont les choses, je crains une émeute à tout moment ! Bon sang professeur, vous disiez vouloir éliminer la criminalité dans le monde. Ce rêve, cet idéal, ne valent-ils pas la peine de mettre en danger un seul garçon ?
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- On dirait une chaise électrique… dit Thomas.
Il n’exagérait pas. L’appareil qu’il avait devant les yeux, un siège métallique muni d’un lourd casque en acier et d’une multitude de capteurs, était aussi macabre et sinistre que le trône d’un condamné à mort. Thomas frissonna. Ils étaient de nouveau dans le laboratoire de Solaris. Le professeur l’avait amené ici pour, avait-il dit, lui montrer quelque chose. Thomas n’avait aucune idée de ce dont il s’agissait ; la mine sinistre qu’arborait le scientifique ne laissait rien présager de bon, cependant…
Le vieil homme le regarda gravement, puis prit la parole :
- Ce que tu vois là se nomme le lecteur de pensée – quoique entre nous, l’équipe de recherche, nous l’appelions juste « la chaise ». Tu vois ce casque ? Il génère de légères décharges électriques et les envoie directement dans le cerveau. STELLA analyse les réactions qui en découlent et déduit les équations de l’individu assis. Une méthode simple, efficace, mais qui souffrait, hélas, d’inconvénients majeurs. Certains patients réagissaient mal. Maux de tête, évanouissement, amnésie passagère… Pour plus de sécurité, nous avons adopté un système plus sûr – celui que tu connais, à base de question-réponse.
Le professeur soupira.
- Tu es un garçon intelligent ; tu as donc probablement déjà compris où je voulais en venir. Je ne te mentirai pas : utiliser cet appareil pourrait s’avérer dangereux. En temps normal, les risques sont minimes. Hélas, tes résultats sont loin d’être normaux. Si tu t’assois sur cette chaise... je ne peux rien prévoir. - Mais vous voulez quand même que je le fasse…
Ce n’était pas une question. L’inventeur y répondit quand même.
- Eh bien oui… J’aimerais que tu acceptes. Mais c’est ta décision, mon garçon. Je ne t’y obligerai pas. Réfléchis bien. Si tu as peur, si tu refuses, personne – et certainement pas moi – ne te le reprochera.
Thomas garda le silence. Le professeur voulait qu’il réfléchisse, qu’il pèse le pour et le contre, mais c’était inutile. Son cœur connaissait déjà la réponse. Fils de criminel, il s’était toujours senti exclu, isolé. William Straton avait été le premier – et le seul – à jamais s’être intéressé à lui. Bien sûr, il n’était pas stupide. Il savait que ce n’était qu’à cause de ses étranges résultats. Mais même ainsi, il lui en était reconnaissant. Et tant pis si cela faisait de lui un imbécile au cœur d’artichaut ! Le scientifique avait raison : il avait peur. Mais plus que la douleur, plus que la mort, il craignait surtout de perdre ce lien ; cet endroit où pour la première fois de sa vie il se sentait à sa place.
- D’accord, je vais le faire.
Sans attendre, il s’installa sur l’appareil. Straton, après une légère hésitation, acquiesça et l’attacha solidement à la chaise – pour éviter qu’il ne se blesse, précisa-t-il. Après s’être assuré que l’enfant était prêt, il plaça le lourd casque métallique sur son crâne et actionna la machine.
Il ne se passa rien durant les premières minutes. Tout juste Thomas ressentit-il un léger picotement au niveau des tempes. Puis progressivement, sa tête se mit à tourner.
- Est-ce que tout va bien, mon garçon ? - Je crois. Je me sens juste un peu bizarre…
Mais c’était plus que ça. Une migraine atroce enflait peu à peu sous son crâne ; si forte qu’il en eut vite les larmes aux yeux. Un gémissement lui échappa.
- STELLA ! Arrête tout de suite l’opération ! s’exclama le professeur. - ANNULATION IMPOSSIBLE. RISQUE DE DÉGÂTS MAJEURS SUR L’ENSEMBLE DU SYSTÈME. FIN DU PROGRAMME DANS DOUZE MINUTES ET NEUF SECONDES.
L’enfant gémit. Un voile sombre recouvrait peu à peu sa vue ; engloutissant son esprit dans une torpeur délicieusement tentatrice.
- STELLA, cria une nouvelle fois Straton.
L’ordinateur répondit quelque chose, mais Thomas ne l’entendit pas. Son esprit avait sombré dans les ténèbres, là où la souffrance n’existait plus.
***
Le garçon était évanoui, ne bougeait plus.
William Straton, au bord de la panique, le secoua rudement, tenta de le réveiller. Ce fut sans effet…
- STELLA ! hurla-t-il. Arrête tout, je t’en supplie ! - ANNULATION IMPOSSIBLE, répéta l’ordinateur. RISQUE DE DÉGÂTS MAJEURS SUR L’ENSEMBLE DU SYSTÈME. FIN DU PROGRAMME DANS NEUF MINUTES ET TRENTE SECONDES.
De désespoir, le vieil homme agrippa ce qu’il lui restait de cheveux et les tira avec force. Comment avait-il pu être aussi stupide ! À ce rythme-là, l’enfant allait se faire tuer !
Son regard tomba sur le pupitre de commande, lié à la chaise. Mais oui ! Il y avait une solution ! Une procédure d’urgence créée justement pour un cas comme celui-ci. Ses mains s’activèrent sur le clavier, pressant les touches à un rythme frénétique. Il fit défiler une liste sur l’écran de l’ordinateur. Où était-elle ? En vingt ans, il n’avait jamais eu à l’utiliser, mais logiquement… Oui ! Elle était toujours là ! Il s’apprêtait à l’enclencher, le doigt posé sur la touche « Entrée », quand quelque chose l’arrêta...
S’il annulait le programme… Les dégâts qu’il causerait à la mémoire centrale de STELLA seraient considérables !
Il recula, horrifié. Ils en auraient pour des mois à tout réparer ! Une vraie folie étant donné les circonstances ! Son regard passa du garçon à l’ordinateur. Le choix était simple : STELLA ou Thomas. Dans la Bible, Jacob avait accepté de sacrifier son fils au nom de sa religion. Et lui ? Croyait-il suffisamment en son invention – au bien qu’elle apporterait – pour sacrifier ce jeune garçon ? Cet enfant qui, de sa propre volonté, s’était mis en danger pour l’aider ?
Ses doigts effleurèrent le clavier de commande.
***
Combien de temps resta-t-il inconscient ? Thomas ne le sut jamais. Ce fut un bruit lointain, sourd, qui accrocha sa conscience et la remonta à la surface. Un son qui résonna de plus en plus fort, jusqu’à devenir assourdissant.
- ERREUR, hurlait l’ordinateur. ERREUR.
Péniblement, il ouvrit les yeux. Il était toujours sur la chaise, mais n’était plus attaché. Il se redressa et remarqua le professeur, debout à ses côtés.
- Professeur, que s’est-il passé ? articula-t-il difficilement, tant sa bouche était pâteuse et sèche.
Le vieil homme le dévisagea, hébété.
- Je ne pouvais pas, dit-il d’une voix faible – si chevrotante que Thomas en eut le cœur brisé. Que Dieu me pardonne, j’ai annulé l’opération. Je ne pouvais pas…
Brusquement, il fondit en larmes. Le garçon ouvrit la bouche, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Il avait déjà compris ce qu’il s’était passé. Le scientifique avait réussi à arrêter le lecteur de pensée. Il lui avait sauvé la vie… et en avait payé le prix fort. À en juger par ses cris, STELLA ne s’en sortirait pas indemne. Pire encore, en le sauvant, le professeur avait agi contre tout ce en quoi il avait cru ces dernières décennies. Plus que l’échec de l’opération, plus que les dommages subis par le logiciel ; c’était la fin de son rêve que cet homme pleurait.
***
- STELLA ne sera pas opérationnelle avant plusieurs semaines. La réparer nous demandera beaucoup de travail, j’en suis conscient, mais je suis sûr que si nous travaillons dur... - C’est inutile professeur. Une réunion exceptionnelle a eu lieu hier soir. Le vote a été unanime : le projet est abandonné. - Je proteste. J’avoue ne pas avoir découvert d’explication aux résultats du jeune Thomas. Je suis néanmoins sûr que si vous m’accordiez un délai supplémentaire, je pourrais… - Il n’y aura pas de délai supplémentaire, jamais plus ! Vous ne comprenez pas ? Ce ne sont pas les résultats du garçon qui sont en cause. Ce sont les vôtres ! - Que voulez-vous dire ? - Votre dernier examen de conscience était formel : vous ne pouviez pas, de votre propre initiative, nuire à STELLA. Or, c’est exactement ce que vous avez fait Straton ! Vous avez fourni à nos détracteurs la preuve qu’ils attendaient, celle que notre système n’était pas fiable. C’est terminé, professeur. Tout est fini.
***
Le professeur Straton scrutait son ordinateur, impassible. La conversation avec son directeur, en vidéoconférence, venait tout juste de se terminer. Il avait du mal à réaliser ce qu’il s’y était dit. La fin de STELLA… Il avait beau se le répéter, il n’arrivait toujours pas à y croire. Un monde sans STELLA… Cela lui paraissait tout bonnement impossible.
- Quelque chose ne va pas professeur ?
Il se retourna. Le garçon se tenait debout, sur le seuil de sa chambre, et le dévisageait d’un air inquiet. Une interrogation fugitive traversa l’esprit du vieil homme. Pourquoi avait-il sauvé Thomas ? Était-ce par crainte de devenir un meurtrier ? Ou bien existait-il une raison plus profonde, liée à ses années passées sans famille ni ami, et à l’affection que lui portait cet enfant ?
- Tout va bien mon garçon, tout va bien. Je me sens juste… un peu fatigué.
Les sourcils du garçon se froncèrent – avait-il perçu le mensonge ? –, puis il haussa les épaules et sortit. Straton soupira, un peu envieux de cette magie, propre à la jeunesse, qui permettait d’écarter tous les soucis d’un simple haussement d’épaules.
Il n’avait pas complètement menti à l’enfant, toutefois : il se sentait véritablement épuisé. Une étrange lassitude envahissait son corps, rongeant ses muscles et ses os. Péniblement, Straton se traîna jusqu’à son lit et s’y allongea. Il lui semblait subir un retour de flamme vieux de vingt ans. Comme si la fatigue accumulée ces dernières années – toutes ces nuits blanches qu’il avait faites, toutes ces fois où il avait travaillé au lieu de se reposer – frappait à sa porte et disait : « la fête est finie, il est temps de rentrer ! »
Il somnolait déjà, prêt à sombrer dans un profond sommeil, quand une idée, rendue confuse par la fatigue, lui vint à l’esprit. Il pensa à ce fameux chiffre. Deux. Lui plus Thomas. Lui qui, progressivement, sans s’en rendre compte, avait commencé à s’attacher au garçon et à agir différemment. Était-ce là ce que l’ordinateur avait voulu dire ? Que seul, cet enfant ne représentait aucun danger. Que pour changer, réellement changer, il fallait être deux ?
« C’est absurde ! », pensa-t-il… Et en même temps, pourquoi pas ? Cette explication lui plaisait et avait le mérite d’éclaircir un tant soit peu ce qu’il s’était passé. Content d’avoir pu entrapercevoir la solution de cette énigme, même légèrement, un sourire flotta sur ses lèvres.
Puis ses yeux se fermèrent.
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La mort du professeur William Straton survint en 2040 et marqua la fin définitive de STELLA. Le projet ne fut jamais repris par la suite et sombra peu à peu dans l’oubli.
Trois jours après son décès, Solaris annonça aux habitants de Lima l’abolition de ses trois lois. Dorénavant, ajoutèrent-ils, chaque enfant pourra choisir ce qu’il voudra être. Qu’il atteigne ou non son objectif ne dépendra que de lui…
Bien sûr, ce retour à la normale ne se fit pas sans heurts. Les criminels potentiels, notamment, eurent beaucoup de mal à se réadapter à la ville. Pendant plus de vingt ans, on les avait vus comme des personnes dangereuses – de véritables bombes humaines, pouvant exploser à tout moment. Les gens se refusaient à changer leur état d’esprit et à leur faire confiance…
Pour résoudre ce problème, ce fut, à la grande surprise de tous, au jeune Thomas que Solaris demanda de l’aide. Aux yeux des bannis, expliquèrent-ils, l’enfant était devenu un symbole ; c’était à lui que tous devaient leur liberté et ils le savaient ! Grâce à lui, un dialogue put s’ouvrir entre la ville et les exilés. Avec le temps, Thomas devint le porte-parole de ces derniers et participa grandement à leur réintégration parmi les habitants.
Aujourd’hui, Thomas a cinquante-deux ans. Il vit des jours paisibles à Lima, en compagnie de son épouse – une ancienne criminelle potentielle. On ne comprit jamais la raison de ses étranges résultats de conscience. Manifestement, STELLA avait souffert d’un dysfonctionnement. Mais pourquoi alors seul Thomas avait-il été concerné ?
Un journaliste, récemment, l’interrogea à ce sujet.
- J’ignore ce qu’il s’est passé à l’époque, lui répondit Thomas, je ne désire d’ailleurs même pas le savoir. Qu’importe ce que nous essayons de comprendre, de prévoir, je pense qu’il existera toujours une part de mystère, quelque part, pour nous étonner. C’est ainsi que la vie est faite et, honnêtement, je la trouve très bien comme ça !
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