Le tintement léger d’une clochette résonne dans le bâtiment. Doucement, je me détache de Morphée et retourne à l’amère réalité de mes draps. Quelle heure est-il ? La tête encore engourdie de fatigue, je quitte mon lit et regarde par la fenêtre, dissipant de la main le voile provoqué par la buée. Les rues de Paris sont plongées dans les ténèbres. J’aperçois néanmoins, à la faible lueur d’un réverbère, les contours d’un carrosse. Je plisse les yeux. J’arrive à distinguer le cocher ; rigide comme un soldat, enveloppé dans un épais manteau, il semble attendre quelque chose. Que son maître revienne peut-être… ?
Son maître !
Soudain, les dernières brumes de mon sommeil se dissipent ; une onde glacée me parcourt l’échine. Avec une célérité dont je ne me croyais plus capable, je me couche par terre et colle mon oreille contre le bois rugueux du plancher. D’abord, je n’entends rien, il n’y a pour troubler le calme de ma chambre que les battements de mon cœur affolé. Puis à ma grande horreur, des éclats de voix retentissent. Impossible d’en distinguer les paroles, je n’en ai pas besoin. Il y a un client en bas, c’est tout ce qui importe ! Je crache un juron et, sans réfléchir davantage, me précipite pour réarranger ma toilette.
Trop tard. J’entends le claquement des souliers du tenancier. La porte de ma chambre s’ouvre avec fracas. Un homme aux épaules larges, au dos trapu et à la bedaine imposante apparaît.
Augustus Nolier, le patron du Lotus pourpre.
À première vue, on pourrait le croire issu de la haute société. Il porte un pourpoint élégant à la dernière mode de Paris, des hauts-de-chausses bouffants et un chapeau tapageur orné d’une plume. Ajoutez à cela un sourire doucereux, des manières sirupeuses et on jurerait avoir devant soi un aristocrate comme les autres. C’est-à-dire un homme avec une cuillère en argent plantée dans la croupe et un don naturel pour le baratin. Cette façade, elle est pour les clients. Nous, les filles de la maison, on se coltine une autre facette du personnage. Il n’y a qu’à voir sa mâchoire fracturée et son nez tordu pour le comprendre habitué à jouer des poings dans les rixes, et non à exécuter des révérences devant les dames de la Cour. La violence, voilà sur quoi repose son autorité ici ! Un problème avec une fille, il cogne, et on ne parle pas d’une petite tape amicale ! Il doit être doué pour ça, je suppose, car personne ne l’a jamais contrarié plus d’une fois. À part moi bien sûr, je peux avoir une langue acérée et très peu de jugeote par moments…
Nolier – ou monseigneur Nolier, comme il exige être appelé – est un fou. Il cherche à obtenir ce qui lui est inaccessible : des armoiries, un titre et un domaine. Oh, il a réussi à s’élever, je ne le nie pas ! Son lupanar, le Lotus pourpre, jouit d’un succès considérable, même le sang bleu vient parfois s’y divertir. C’est là, et nulle part ailleurs, qu’on y trouve les courtisanes, ces créatures exquises, maîtresses d’une luxure aussi élégante que distinguée. Toutefois, qu’importe sa réussite, l’accoutrement dont il se pare, les manières dont il fait étalage : Nolier appartiendra toujours aux basses rues de Paris. Du crottin plaqué or restera toujours du crottin. Quoi qu’il fasse, l’odeur, elle, ne le quittera jamais !
Les poings serrés, tremblant d’une rage difficilement contenue, il s’écrie :
– Marguerite ! Par la plus sainte des raclées, on t’attend ! Trois fois qu’elle sonne, cette saleté de cloche ! Qu’est-ce que tu flanques ? Amène-toi sur-le-champ !
Tandis qu’il me hurle dessus, sa face, d’une bonhomie agréable en public, devient laide et difforme. Dieu, que je hais cet homme ! Avec effort, je contiens la réplique acerbe qui me brûle la langue – la délicatesse est de mise lorsqu’il est d’humeur aussi massacrante – et réponds d’un ton posé :
– J’arrive tout de suite, je me prépare et… – Te préparer, mes fesses ! (oserais-je dire qu’il a aussi l’âme d’un grand poète). Tu descends dans la minute ou je te redessine la face si bien qu’il n’y aura plus que des aveugles pour t’étreindre !
Le gros tenancier me fixe d’un air féroce, puis estimant le message passé, sort. Son pas pesant résonne dans le couloir, puis s’efface progressivement. Sachant la menace tout à fait réelle, je me presse davantage. Je peins du rouge sur mes lèvres, baigne ma figure de poudre blanche et parfume ma peau de musc à la fragrance enivrante. Je me tourne ensuite vers le miroir et y examine mon reflet. L’image d’une femme aux long cheveux bruns, encore belle malgré son âge avancé, me retourne mon regard. Mon attention s’attarde sur son visage. Elle a de hautes pommettes, un nez fin légèrement retroussé et des yeux dont la couleur grise n’est pas sans rappeler le ciel d’un jour d’averse. Si le maquillage cache avec succès les marques de vieillesse, il ne parvient pas à couvrir le dédain, la froideur, qui se sont emparés de son cœur au fil des années. Elle reste attirante, mais une moue glacée, austère, imprègne ses traits ; comme un talisman dont on aurait décoré la figure pour désamorcer tout élan de sympathie à son encontre.
La dame de pierre, comme on m’a surnommée ici…
Mon inspection est terminée. Comme d’habitude, trop de maquillage s’étale sur ma peau, trop de fanfreluches s’amoncellent sur mon dos. Que voulez-vous ? C’est le genre de la maison de faire dans la vulgarité et la surenchère…
Je quitte ma chambre, descends les escaliers d’un pas pressé, passe devant les cuisines et rejoins notre salle d’accueil.
Certaines de nos filles, les nouvelles surtout, s’émerveillent devant notre entrée. Elles la comparent à un de ces lieux décrits dans les contes des mille et une nuits, comme si elles pénétraient, non pas dans un lupanar, mais dans le palais d’un sultan. Cet avis est hautement exagéré, bien entendu. La méprise reste toutefois compréhensible. L’accumulation d’objets fastes, clinquants, peut faire perdre la tête aisément, surtout pour de jeunes paysannes ne connaissant guère que des champs et des étables. Cette pièce n’a qu’un but : époustoufler, en mettre plein les mirettes. On peut y voir des tapisseries d’un rouge flamboyant, venues d’Inde, des meubles en bois d’érable sculptés avec finesse, deux lampes jumelles importées directement de Venise et surtout, surtout, une accumulation de bibelots formidable ; du faux comme du vrai, du fin comme du grossier.
Ce splendide décor fait la fierté du grand patron. Pour ma part, je dois l’avouer, il ne m’inspire qu’un profond écœurement. Derrière cette abondance sans saveur suintent l’odeur des hommes et leurs halètements rauques. Les insultes, la violence dont ils usent parfois à notre encontre – le Lotus pourpre a beau être fréquenté par la noblesse ; j’ai pu constater depuis longtemps que la naissance d’un homme, ou sa fortune, ne le rendait guère meilleur. Ôtez-lui son accoutrement et c’est un animal comme les autres que vous aurez derrière ! Ajoutez à cela le mépris ; celui que l’on aperçoit chez les dévots lorsqu’ils nous croisent dans la rue, et vous comprendrez pourquoi cette opulence m’inspire de violentes nausées !
À mon arrivée, je constate qu’il n’y a pour m’attendre qu’une seule autre fille : une ravissante Italienne répondant au nom de Dulcinea. À sa vue, j’étouffe un grommellement. La favorite du Lotus, rien que ça ! Arrivée cinq ans plus tôt, Dulcinea possède deux avantages des plus précieux : un accent italien à la tonalité envoûtante et un prétendu lien de parenté avec une princesse d’Italie – au dire de Nolier, elle serait la nièce de la tante de sa cousine. « Et alors ? » pourrait-on demander. Et alors, il y en qui dépensent des sommes faramineuses pour ça, de celles que gagne un commerce florissant en une année – et une bonne ! Dulcinea, c’est la pièce maîtresse du Lotus, son plus beau joyau. J’observe ses boucles dorées, ses formes avantageuses et ses grands yeux bruns langoureux. Pas à dire, la pouliche a de quoi plaire…
Sans un mot, je prends place à ses côtés. C’est la règle ici. Lorsqu’un homme franchit le seuil du Lotus, la clochette sonne et toutes les filles disponibles – c’est-à-dire celles qui ne font pas de galipettes à l’étage – se mettent en rang devant l’entrée. D’ordinaire, nous sommes plus nombreuses. Il se fait toutefois tard et la soirée a été bien remplie. Une exécution a eu lieu place de la Grève, dans l’après-midi, ce genre d’événement se révèle toujours très profitable pour les affaires. Le choix va donc se jouer entre nous deux : la courtisane d’âge mûr qui joue les fonds de bouteille et la princesse hors de prix.
Face à la porte, le dos rigide et droit, nous attendons. Voyant qu’il n’y a personne d’autre, je demande :
– Où est l’acheteur ? – Monseigneur Nolier lui a proposé un verre pour patienter, me répond Dulcinea. Ils sont dans le grand salon… Pourquoi diable es-tu en retard ? Éprouves-tu du plaisir à être corrigée ? – Je dormais… – Tu dormais ? répète l’Italienne avec une expression désabusée.
Je ne poursuis pas sur ce sujet. Nous n’avons jamais été capables de nous entendre elle et moi. Nous sommes trop différentes. Dans notre profession, catin de luxe, elle ne voit que le mot luxe, je ne perçois que le terme catin.
– Si tu es là, c’est que le poisson est gros, non ?
Dulcinea hoche la tête. Évidemment. Le diamant du Lotus n’aurait jamais été tiré hors de son écrin pour un simple traîne-ruisseau.
– Je ne l’ai qu’entraperçu, dit-elle avec son bel accent italien, je ne saurais donc l’affirmer avec certitude. Par contre, précise-t-elle, les pupilles brillantes, je sais qu’il n’est pas venu seul…
La favorite marque une courte pause pour ménager son effet.
– Quelle que soit l’identité de notre client, il est accompagné. Et par un lieutenant de la Garde royale !
Sa remarque éveille en moi un début d’intérêt. La Garde royale ? Si c’est vrai, alors notre invité n’est pas n’importe qui.
Dulcinea étouffe un gloussement.
– Je me demande ce que ça va être… Pas un petit seigneur de province, non… Un comte ? Un duc ?
Elle ajoute, dans un murmure :
– Qui sait ? Peut-être Sa Majesté le roi en personne…
Je m’apprête à briser net ce fantasme. Fort peu probable que le roi vienne dans notre établissement avec pour unique escorte un lieutenant de sa garde. Soudain, la porte reliant notre vestibule au salon s’ouvre.
Enfin, les voilà.
À son entrée, cette brute de Nolier me jette une œillade pleine de venin. Je l’ignore avec dédain – à quoi bon m’en préoccuper ? Il me punira, s’il le décide, bien assez tôt ! – et cherche l’acheteur de la soirée.
Je le repère rapidement : il emboîte le pas au tenancier. Dire qu’il est de grande taille n’est pas lui rendre justice : c’est un colosse. À côté de lui, Nolier ressemble à un avorton – ce qui n’est pas peu dire ! Je détaille d’abord ses vêtements, on peut en apprendre beaucoup simplement en examinant les effets d’une personne. Et ici aucun doute, la prise est grosse ! Une chemise de qualité, de longs cheveux bruns bouclés tombant sur les épaules, un fleuret finement ouvragé accroché à la ceinture. S’il n’est pas de haute naissance, alors je suis une jeune pucelle écervelée ! Voyons… Essayons de deviner… Un comte, avait envisagé la favorite… Non, la coupe de son costume est sobre, mais l’étoffe est des plus raffinées. Un marquis plutôt… Peut-être même un duc…
Je remarque une troisième silhouette, derrière le tenancier et le noble, dans un bel uniforme militaire.
Le lieutenant de la Garde royale. Dulcinea n’avait donc pas menti…
Intriguée, mon attention retourne s’attacher à cet aristocrate, qu’on considère assez important pour être chaperonné par le plus prestigieux corps de garde. Je dédaigne ses atours et cherche à atteindre l’homme lui-même. La quarantaine, son maintien rigide et son corps bien bâti suggèrent un métier militaire. Un joli réseau de cicatrices parcourt son visage – soit son barbier est des plus maladroits, soit il a un don naturel pour s’attirer des ennuis. Il n’est plus tout jeune : des rides se mêlent aux sillons causés par ses blessures et plusieurs mèches grises parcourent sa chevelure.
Soudain, sa tête pivote. Nos regards se croisent.
J’en ai le souffle coupé.
Un instant, je crains de ne pas supporter le choc. Je cherche frénétiquement à reprendre ma respiration. Mes jambes vacillent, je m’accroche à la rampe des escaliers et la serre, comme on s’accroche aux rênes d’un cheval que l’on sent s’emballer. Des réminiscences défilent et m’envahissent ; les souvenirs d’une personne morte qui reviennent à la vie.
Margot est une jeune fille de quatorze ans au profil disgracieux. Elle marche dans les jardins du château, le dos courbé, de longs cheveux crasseux tombant sur son visage pour en voiler l’esquisse. Elle n’a pas le droit d’être là. Née bâtarde, fille d’un matelot de passage, elle a été répudiée par sa mère plusieurs jours auparavant, dernier chapitre d’une longue série de disputes. Depuis, elle erre ici, dans le domaine des Cendrefief. Elle a eu de la chance : les rares habitants l’ayant aperçue l’ont prise pour une servante – il y en a tellement ici – et ne l’ont pas chassée. Elle sait néanmoins combien sa situation est délicate. Qu’elle attire l’attention de la mauvaise personne et c’en sera fini de ce drôle de logis. Tel un rat, elle vit cachée, mangeant les restes dans les ordures, se réfugiant dans un coin abandonné des écuries à la tombée de la nuit. Ses intestins sont tordus en permanence, tant la peur de se faire découvrir et jeter dehors est forte.
Ce jour-là, elle se rend à la fontaine, au centre du parc, afin de s’y désaltérer. Elle marche d’un pas vif. L’heure matinale lui assure certes une fragile tranquillité, il n’empêche, l’endroit est beaucoup trop exposé à son goût ! Elle aperçoit alors, accroupi entre deux buissons, un garçon en train de pleurer.
Elle s’arrête à temps pour ne pas se faire remarquer, puis hésite sur la conduite à tenir. Ce n’est pas la première fois qu’elle voit quelqu’un sangloter, mais là, ce spectacle l’étonne, lui répugne même. À vue de nez, l’inconnu n’est pas loin d’avoir son âge, pourtant ses gémissements sont ceux d’un bambin de deux ou trois ans. Est-il blessé ? Mais ce pleurnichard n’a rien de chétif ! Il a au contraire le physique d’un ogre ! Il est costaud des bras et des épaules mais surtout, il est extrêmement gras. Il l’est tant que Margot s’en agace. C’est irrationnel, mais elle lui en veut de ne pas connaître la faim, de ne jamais s’être enchanté devant un lambeau de viande oublié.
Finalement, elle décide de s’esquiver. Cette scène l’intrigue, c’est vrai, elle préfère toutefois privilégier la prudence. Margot commence à reculer, ce faisant, elle se prend les pieds dans sa robe et bascule lamentablement en arrière, atterrissant sur les fesses.
Bravo pour la discrétion, a-t-elle le temps de penser.
Le damoiseau l’aperçoit et arrête ses braillements, interloqué.
Pendant un court moment, ils se dévisagent l’un l’autre, le gros noble bien habillé et la vagabonde vêtue de loques. Margot est prise de panique. Sa première impulsion est de fuir, mais une partie d’elle, la plus froide, calculatrice, la plus déterminée à survivre, enregistre les boucles brunes du garçon, sa tunique hors de prix, et conclut qu’il a le pouvoir de la chasser d’un geste, d’un mot.
Oublier, il fallait se faire oublier.
– Monseigneur, puis-je vous aider ? dit-elle en se relevant, la tête baissée.
Elle espère que c’est là l’attitude d’une servante ordinaire. Elle est fière de constater combien sa voix reste ferme malgré son anxiété.
– Pas seigneur, rétorque le gros damoiseau avec colère. Pas seigneur. Mal, méchants garçons font mal !
Puis il se remet à pleurer.
Margot est déconcertée. Quoi ? Comment ? Se moquait-il d’elle ?
– Souffrez-vous ? Voulez-vous que j’aille chercher de l’aide monseigneur ?
Non qu’elle ait l’intention d’en ramener, mais au moins aura-t-elle une excuse pour déguerpir…
Le garçon lui attrape l’avant-bras.
– Non. Non. Pas chercher papa, pas prévenir papa ! Pas chercher, pas prévenir !
Effrayée, la jeune fille s’écarte d’un mouvement vif. Le damoiseau, déséquilibré, tombe. C’est à son tour d’avoir les fesses plaquées contre le sol. La situation aurait pu être cocasse… s’il ne s’était remis à brailler – et bien plus fort qu’auparavant ! Margot craint de voir apparaître des gardes d’une seconde à l’autre. Elle commence à se demander si elle n’est pas en train de vivre un cauchemar.
– Attends, dit-elle soudain, passant au tutoiement sans en avoir conscience. Attends, ne pleure pas, je vais te faire un cadeau.
Elle vient d’avoir une idée ; une qui, espère-t-elle, parviendra à apaiser le noble. Les mains tremblantes – il faut faire vite et elle doute d'avoir droit à une deuxième chance – la vagabonde sort de sa poche un quignon de pain. Elle en arrache la mie, la trempe de sa salive et commence à la modeler.
Un bon signe : le garçon joufflu cesse de geindre et attache son attention à l’œuvre naissante.
Une poignée de minutes plus tard, elle lui remet le résultat de son travail. La sculpture est brute, grossière ; on reconnaît néanmoins dans la forme prise par la pâte un animal. Bon d’accord, le bestiau en question est difficilement identifiable ; au moins, se console la jeune fille, a-t-il quatre pattes et un museau, ce qui est déjà louable ! Plus important, et là-dessus l’effet produit est au-delà des espérances de Margot : son bruyant compagnon reçoit le présent avec un sourire ravi.
– Comment t’appelles-tu ? lui demande-t-elle, décidant de se comporter avec lui comme avec un enfant très jeune.
Ce drôle, pense-t-elle, doit être simple d’esprit. Elle n’en a jamais rencontré auparavant, elle comprend toutefois qu’il est préférable de lui parler avec douceur plutôt que de lui donner du monseigneur…
– Bâti, répond le garçon. – Bâti ? C’est pas commun comme prénom… – Pas vrai nom. Vrai nom Gaspard de Cendrefief. Mais moi préférer Bâti.
À ces mots, Marguerite devient livide. Si elle ignore encore tout des rumeurs qui circulent sur le fils idiot du duc, elle sait néanmoins chez qui elle loge. Si ce simple d’esprit dit vrai, elle se tient devant le fils du propriétaire du domaine ! Poussant un cri aigu, elle jette aux orties ses belles idées de prudence, de retenue, et soulève les pans de sa robe pour détaler à toutes jambes.
Lentement, péniblement, mon mal reflue. Les images disparaissent, ensevelies par l’indifférence et la morosité du présent. Je me redresse et examine rapidement ceux qui m’entourent. Heureusement, ils ont été aveugles à mon malaise. Dulcinea contemple le noble comme un félin à la diète regarderait un festin. Quant au tenancier, il est bien trop obnubilé par la bourse de son client pour me prêter attention. Comme moi, ils connaissent son identité. Notre ami ici présent est une célébrité, après tout…
Je l’observe discrètement. Avec l’âge, il s’est métamorphosé : sa silhouette s’est amincie, sa peau s’est hâlée et surtout, il dégage une aura sombre, dangereuse. Meurtrière. Difficile de voir en lui l’enfant geignard croisé autrefois dans les jardins de Cendrefief. Au détachement qu’il affiche, il ne m’a nullement reconnue. Je n’ai toutefois pas l’ombre d’un doute : il a vieilli depuis la dernière fois, mais c’est bien lui.
Gaspard de Cendrefief, duc de Cendrefief et maréchal de France.
Ou dois-je l’appeler par le titre qu’on lui donne dans les tavernes et les cabarets ? Gaspard de Cendrefief, le plus pathétique maréchal que la France ait jamais porté en son sein.
Il y en a quelques-uns qui l’admirent, qui le considèrent comme un héros. Il faut dire qu’il en a le physique le bougre, avec son gabarit de sept pieds de haut, son cou aussi épais que ma taille et ses bras capables de vous déraciner un arbre d’une simple poussée ! Il est courageux aussi. Les récits qui circulent dans la rue ne tarissent pas d’éloges sur sa vaillance. Non, là où le bât blesse, c’est au niveau de la caboche : cet Héraclès français a pour malheur d’être né simple d’esprit. Les mauvaises langues en font des gorges chaudes du matin au soir. « Le maréchal Gaspard ne peut s’habiller sans le secours de ses serviteurs », se gaussent les uns, « Il mange à l’écart des autres, car ses manières sont celles d’une bête sauvage », rient les autres. Ironie du sort, il est l’héritier d’une des plus puissantes familles de France, les Cendrefief, et s’est distingué dès son jeune âge par ses prouesses à la guerre. Je n’en suis guère étonnée : je doute que fracasser des crânes sur un champ de bataille nécessite de grandes ressources intellectuelles ! Et puis honnêtement, Gaspard de Cendrefief se pose un peu dans le genre, mais l’aristocratie en général est loin d’être prodigue en cerveaux lumineux, alors un de plus, un de moins !
Quant au fait que le roi l’ait nommé à l’un des plus hauts grades de l’armée royale, je ne me l’explique pas. Disons que cela laisse songeur sur le niveau d’intelligence attendu chez ses commandants…
Enfin, je joue les détachées, la rencontre avec ce gaillard m’a tout de même rudement secouée. C’est que nous avons un passé commun, lui et moi…
Hélas, à peine ai-je repris mes esprits que la main gantelée du maréchal se lève et se tend en direction de la favorite. Dulcinea et non moi. Ma gorge se contracte. Le fils de charogne ! C’est donc elle qu’il choisit ? Son lieutenant acquiesce d’un signe de la tête, puis se rapproche de Nolier.
– Deux écus pour la belle dame blonde, entends-je dire le garde.
Le gros tenancier répond en fronçant les sourcils, puis secoue la tête. Bien sûr, il ne va pas lâcher son animal légendaire, ce phœnix des bordels, aussi aisément, pas sans une âpre négociation et une lettre de crédit dont le montant sera astronomique !
Je n’ai toutefois aucun doute : le marché va être conclu, le grand patron y veillera. Je tente de me persuader : sans doute Bâti ne m’a-t-il pas reconnue, plusieurs années se sont écoulées et j’ai beaucoup changé. Tu parles ! Arrête de te réciter des contes, ma jolie. Il t’a oubliée, voilà tout ! Pour un breuvage amer, c’en est un ! À tel point que je sens s’éveiller en moi une vieille amie : la rage. Une compagne qui m’a toujours soutenue dans les moments difficiles. Sans réfléchir, je me tourne vers Dulcinea. La mijaurée affiche une mine satisfaite, se voyant déjà empocher une bourse considérable.
– Laisse-le-moi ! dis-je dans un murmure sec.
Surprise, la jeune femme se tourne vers moi.
– Tu peux répéter ? – Laisse-moi ce client. Il me le faut !
L’arrogante prostituée me dévisage, la mine partagée entre l’incrédulité et autre chose ; un sentiment que tout prédateur doit connaître lorsqu’on lui dispute une proie qu’il considère comme sienne. Parlant elle aussi à voix basse – ces messieurs, à quelques pas, pourraient nous entendre aisément – elle rétorque avec vigueur :
– Tu plaisantes j’espère ? Ne sois pas mauvaise perdante Marguerite ; fais comme tout le monde et attends ton tour ! – Je suis sérieuse, fais ce que je te dis Dulcinea ou tu le regretteras. – Mais tu es devenue folle ! Au nom de quoi, par tous les corbeaux, ferais-je une folie pareille ?
Son attitude est dédaigneuse, méprisante. Je perçois néanmoins, voilée derrière son agressivité, une pointe de curiosité. Depuis mon arrivée ici, c’est la première fois que je manifeste de l’intérêt pour un client. D’ordinaire, je prends ceux que l’on me confie sans me soucier qu’ils soient jeunes ou vieux, pauvres ou riches, inconnus ou célèbres. Mon indifférence à ce sujet est devenue légendaire au sein du bordel. Or, voilà que je me montre brusquement concernée par cet homme… Cela cache quelque chose, Dulcinea l’a compris. Si je ne lui donne pas une explication, un os à ronger, elle n’en démordra pas…
Difficilement, presque avec regret, je lui explique :
– Écoute, je connais cet homme. Il a jadis été très important pour moi, à une époque où je tenais davantage de la gamine que de la femme…
Depuis sa rencontre avec le jeune héritier, cinq semaines se sont écoulées. Durant ce temps, Margot a pris de l’assurance. Elle s’est familiarisée avec le quotidien des gens du château. Elle a même puisé suffisamment de courage pour discuter avec un petit nombre d’entre eux – c’est le cas d’une chambrière à la mine aimable, Clarice, et d’un garçon à tout faire du chenil, Martin.
Un midi, elle se sent suffisamment confiante pour passer à l’étape supérieure : oser manger dans les cuisines. Son plan est simple : en observant les allées et venues, elle a constaté que les domestiques s’y rendaient les uns à la suite des autres, se succédant par petits groupes de onze heures à quinze heures. Margot a décidé d’entrer à la fin de ce cortège, en début d’après-midi, quand le soleil d’été tape fort et décourage toute sortie.
Sa première impression en pénétrant dans les cuisines n’est guère agréable. S’il fait chaud dehors, l’intérieur donne l’impression de baigner dans une épaisse soupe portée à ébullition. Et qu’il fait noir ! La roturière a besoin d’une bonne minute pour s’adapter à cette pénombre souterraine.
Discrètement, elle s’installe à une table, veillant pour sa première fois ici à ne croiser le regard de personne. Elle craint surtout d’être trahie par son odeur. Elle s’est lavée à la fontaine, la nuit dernière, et y a rincé ses vêtements ; la vagabonde espère de tout cœur que ces mesures seront suffisantes !
La cuisinière pose une assiette creuse devant elle. Margot retient son souffle. La grosse dame au double menton s’éloigne sans faire de commentaire et retourne vers ses fourneaux.
Soulagée, la vagabonde s’autorise à humer ce précieux repas. Le fumet dégagé est celui d’un bouillon de légumes. Une première cuillerée inonde son palais. Exquis. Tellement bon qu’elle est à deux doigts de fondre en larmes. Elle continue de savourer son plat, se retenant à grand-peine pour ne pas tout engloutir d’une lampée. Elle veut faire durer son plaisir le plus longtemps possible. C’est alors qu’elle l’aperçoit : le garçon rondouillard qui porte le nom de Cendrefief. Il mange seul, au fond de la salle, avec devant lui – Margot manque de défaillir à cette vue – un véritable festin. À vue d’œil, la jeune fille estime qu’elle aurait de quoi s’y nourrir une semaine entière !
Margot a eu l’occasion de se renseigner depuis sa mésaventure. Clarice, son amie chambrière, connaît une multitude de ragots sur les habitants du château. Ce drôle de bonhomme, a-t-elle appris, est le fils aîné du duc. Affublé d’un terrible handicap, il est né idiot, le pauvre est incapable d’écrire, lire ou même s’exprimer convenablement. Il n’a qu’une qualité, il est extrêmement fort. C’est d’ailleurs là l’origine de son singulier surnom : son père, voyant combien son fils est sot, se serait un jour exclamé, fort dépité : « Pas de doute, cet enfant-là est aussi bête qu’un âne. Au moins la nature lui a-t-elle offert un corps bien bâti. J’aurais été peiné d’avoir un fils souffreteux en même temps qu’idiot ! » L’héritier, présent ce jour-là, interpréta cette remarque comme un compliment et se l’appropria. Depuis, il n’accepte plus de répondre qu’au prénom de Bâti.
Hélas, son « corps si bien bâti » ne lui est d’aucun secours dans son quotidien. Il ne parvient à faire bonne figure que dans la salle d’armes ; et encore, ses camarades l’y brutalisent sans merci – lui, ce simplet qui leur est supérieur en rang – si bien que son apprentissage du combat tourne souvent à la séance de torture.
Sur le moment, Margot ne marque aucune réaction particulière. Elle s’empresse de finir son assiette et s’en va.
Cette scène se répète le lendemain, le surlendemain et ainsi de suite. À chaque fois, Margot mange rapidement, jette un coup d’œil discret au fils du duc et repart. Rien dans le comportement du gros aristocrate ne suggère qu’il ait pu remarquer ce curieux manège. Le damoiseau se bâfre néanmoins avec tant d’enthousiasme que Margot ne s’en étonne guère…
La vagabonde a beau jouer les indifférentes, elle s’interroge. Pourquoi l’héritier mange-t-il ici ? Il est toujours à la même table et n’a aucune compagnie. Il devrait festoyer dans la salle du banquet, avec ceux de sa condition. On ne le délaisse pas, comme le prouve l’amas phénoménal de victuailles circulant dans son assiette. Alors quoi ? Se cache-t-il ? Non, les cuisinières savent où il mange – et ce que les cuisinières savent, le château dans son ensemble l’apprend dans la demi-heure.
Est-ce pour assouvir sa curiosité que Margot finit par agir ? Pour avoir une réponse à ses questions ? Peut-être… À moins que ce ne soit à cause de ce qu’elle éprouve : une solitude lourde, pesante, qui semble ne jamais devoir se séparer d’elle, comme une deuxième ombre attachée à ses souliers. Il lui semble percevoir un écho de cette souffrance chez l’héritier.
Le dixième jour, n’y tenant plus, la jeune fille se décide à adresser la parole au damoiseau.
Elle vient encore plus tard que la première fois, en fin d’après-midi, quand les cuisines sont presque désertes.
À son arrivée, le gros héritier termine son repas, le sixième de la journée. Il n’y a pas de serviteurs aux alentours. Margot ne s’en étonne guère, elle les soupçonne depuis longtemps de déployer toutes sortes de stratagèmes pour éviter le fils du duc. Comme si ce dernier était atteint d’une grave maladie contagieuse… Lorsqu’il la remarque, le garçon l’accueille avec un large sourire, l’effet gâté par ses dents gluantes de tarte à la framboise. Avant que Margot ait pu prendre la parole, il sort de son pourpoint l’animal de mie dont elle lui a fait cadeau. Il n’en reste plus grand-chose, la pâte est devenue craquelée et difforme, le geste attendrit toutefois la roturière.
– Gardé, dit-il de sa voix chantante, je l’ai gardé. – Monseigneur… commence Margot. – Bâti, réprimande le noble, pas monseigneur, moi m’appeler Bâti ! – Oui euh… Bâti.
Elle hésite. Maintenant qu’elle est à côté de lui, elle ne sait par où commencer… Allons, ça devient ridicule.
– Tu te souviens de moi ? demande-t-elle avant de se mordre la langue.
Évidemment que oui bécasse, se réprimande-t-elle, sinon pourquoi aurait-il exhibé la sculpture improvisée !
– Je m’appelle Margot. Je suis… Je suis une servante.
Un mensonge qu’elle juge inoffensif. Et puis, s’il parlait à son entourage de leur rencontre, on supposerait qu’il s’était trompé sur le nom d’un larbin du domaine et on n’investiguerait pas davantage…
– Margot, répète Bâti, mettant beaucoup d’application à prononcer son nom correctement. Margot qui m’a fait un joli cadeau. – Heureuse qu’il t’ait plu… Bâti, pardonne ma curiosité, mais je souhaiterais savoir. Pourquoi manges-tu ici ?
Les traits de l’héritier se plissent dans ce que la jeune fille interprète être une grimace de concentration.
– Moi mal manger, dit-il enfin. Pas respecter étiquette. Faire honte à papa. Vilain Bâti, il a dit, Bâti faire honte. Envoyé cuisine. Caché, comme ça, plus honte Bâti.
Il arbore un grand sourire, fier d’avoir réussi à formuler sa réponse. Une vague de compassion étreint la poitrine de la vagabonde. À cet instant, même s’ils l’ignorent encore, Margot devient la première amie de Bâti et Bâti devient le premier ami de Margot.
– Tu sais quoi, s’exclame la jeune fille, laisse tomber ce morceau de pâte. Je vais t’en fabriquer un beaucoup mieux !
Avec peine, je repousse cette peinture du passé. Une douce humidité caresse ma joue. Une larme ? Par tous les bordels, je ne suis plus une jouvencelle de quinze ans !
Les traits tordus par la colère, Dulcinea me tire de ma rêverie.
– Non mais je rêve ! s’indiqne-t-elle. Tu me demandes de renoncer au meilleur poisson qui se présente depuis des mois ? Et au nom de quoi ? De tes histoires de petite fille ? Alors écoute-moi bien, vieille mégère, il est hors de question que je me retire de…
L’interrompant, j’attrape son avant-bras et le serre avec force. Je n’ai jamais été douée pour la sensiblerie, pour ce qui est de la dureté par contre, là je suis dans mon élément ! Mes ongles s’enfoncent dans sa chair, teintant sa peau de trace couleur albâtre. Ma voix se fait aussi meurtrière et aiguisée qu’une épée ; dix années de colère, de haine, issues des épreuves subies pour arriver jusqu’ici transparaissent lorsque je m’exclame :
– Cet homme m’appartient ma fille ! Vole-le moi et je jure que je te tue !
Les yeux de la favorite s’écarquillent.
– Tu n’oserais pas !
Un ricanement s’échappe de ma gorge.
– Tu parles que j’oserai ! Je pénétrerai dans ta chambre et te trancherai la gorge durant ton sommeil ! Vas– y : mets-moi au défi ! Tu verras si j’en suis capable ou non !
Son altesse nièce-de-la-tante-de-la-cousine-de-la-princesse-d’Italie en reste stupéfaite. Sa colère s’écoule et disparaît, comme l’eau d’un creuset renversée sur le sol. Elle aimerait me rire au nez, je le vois bien, mais elle n’ose pas. Les disputes au sein du bordel ne sont pas rares, cela reste d’ordinaire des mesquineries sans importance. Tu me voles un client, je t’en vole un autre, etc… Là, les choses sont différentes. Elle sent que je suis sérieuse, que je n’hésiterai pas à passer à l’acte. Et cela l’effraie. Sa lèvre inférieure, délicate et rosée, tremble légèrement. Elle est sur le point de céder, j’en suis sûre !
– Tu mourras aussi. Monseigneur Nolier te tuera si tu me fais du mal ! proteste-t-elle en tentant de maîtriser le tremblement de sa voix – et je me réjouis de constater que son accent italien a disparu sous l’effet de la peur.
Je jette un rapide coup d’œil sur le côté et surprends le grand patron et le soldat en train de se serrer la main. Le visage de Nolier exprime un contentement qui ne laisse aucun doute : ils sont parvenus à un accord ! Ils vont appeler Dulcinea d’une seconde à l’autre… Si je souhaite lui donner le coup de grâce, c’est maintenant ! Avec une douceur étudiée, je me penche vers la favorite et, de ma voix la plus suave, lui susurre à l’oreille :
– Ose seulement t’avancer et je n’attendrai pas la nuit. Exécute un pas vers cet homme, un seul, et je t’arrache les yeux sur-le-champ !
Je lâche son bras.
Juste à temps. À peine ai-je pu savourer l’effet produit par mes paroles que le tenancier, d’un geste, appelle ma compagne. La jeune prostituée hésite quelques instants, me regarde, hésite encore… Finalement, elle lève son index et caresse le lobe de son oreille. Le signal lorsqu’une fille refuse catégoriquement un client. Les joues épaisses du tenancier frémissent. Il insiste encore. Je ne suis pas inquiète. Dulcinea est trop effrayée pour accepter et Nolier pas assez fou pour la forcer. Des précédents ont prouvé combien l’idée pouvait s’avérer mauvaise. Dans le meilleur des cas, le client essuyait un orgueil malmené. Au pire, une blessure mortelle !
Dulcinea ne va néanmoins pas s’en sortir aisément. D’ici la fin de la soirée, le grand patron va demander des comptes à la jeune fille. De façon musclée. Inutile d’être devin pour prédire la suite : la jolie Italienne s’empressera de me dénoncer et alors…
Oui bon… Inutile de trop s’appesantir là-dessus. Il est de toute façon trop tard pour reculer…
À contrecœur, Nolier se tourne vers le soldat, dubitatif, et lui parle d’un air embarrassé. Je ne sais quelle excuse idiote il va lui pondre et je m’en moque. Le maréchal Gaspard reste à l’écart, détaché. Il a l’attitude d’un enfant rêveur, désintéressé par la conversation qu’entretiennent ses parents. Un comportement qui offre un contraste saisissant avec sa mine patibulaire et son physique de Titan.
Finalement, le porte-parole du noble marmonne avec colère, puis hoche la tête. Nolier me fait signe d’avancer. J’obéis. Mon allure tranquille ne trahit en rien mon cœur qui bat furieusement la chamade.
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