1. Quelque chose a disparu. Quelque chose d’énorme était là, et puis cela a disparu. Je n’ai pas été le témoin de cette disparition, mais j’en ai entendu la rumeur. Elle est partie de rien, de si peu, avant d’enfler et de parcourir le monde. Comme le centre d’un tourbillon par exemple, un espace laissé vide et soudain rempli d’eau provoque une déflagration. Et cette déflagration déforme toute la surface de l’eau, forme une onde qui s’étale et parcourt parfois le monde. L’onde elle-même a disparu il y a longtemps déjà, mais j’en ai tout de même entendu la rumeur. Mes oreilles, la membrane de mes tympans a tremblé comme un lac sous la rumeur d’une onde, la rumeur d’un écho. Et le vide si soudain rempli n’existe déjà plus.
Des traces grises apparaissent devant moi, je m’en aperçois peu à peu. Sans ordre, sans unité, leurs contours sont mal définis, elles bavent et se détachent à grand-peine dans le noir. Plus elles sont larges, plus ces taches semblent vives, mais je ne parviens pas à comprendre s’il s’agit d’une perte de qualité du noir, ou bien de l’apparition d’un phénomène postérieur, supérieur, qui par son étrange évolution établirait entre le noir et le gris une incompréhensible ordonnance hiérarchique. Je constate aussi que cette évolution s’accélère à mesure que j’avance – peut-être s’interromprait-elle si je cessais d’avancer – car les taches s’élargissent et gagnent en clarté. Je peux maintenant voir en leur cœur battre une texture bosselée, tourmentée, complexe, à leurs limites parfois des frontières nettes, strictes, droites, résolument infranchissables.
Cette chose qui a disparu il y a longtemps déjà, je ne l’ai pas vue moi-même, mais je sens qu’elle était lourde et froide. Je l’imagine comme une énorme sphère. Elle pourrait être en fonte, ou bien en plomb, et peser dans le vide. Cela pouvait être une boule de démolition, de celles qu’on utilise sur les chantiers pour détruire les immeubles trop anciens. Voilà, c’est ça. Il semble maintenant que je l’ai vue. Elle pendait au bout d’un câble d’acier, long d’au moins dix mètres, et maintenue dans le vide par une grue plus lourde encore. La sphère ne bougeait pas, elle pesait simplement dans le vide, et c’est pour ça que maintenant j’en suis sûr, à cause du vide tout autour d’elle. Il n’y a pas d’autre raison à ce que le vide ait si soudain rempli l’espace qu’elle occupait, et seulement le vide, pas autre chose. Voilà pourquoi je ne m’en souvenais pas : j’avais tout simplement inversé l’ordre dans lequel les événements se sont passés. D’abord il y avait cette énorme boule de fonte, et ensuite le vide a rempli l’espace qu’elle occupait. Pas le contraire. Rien à voir avec de l’eau, donc, ni avec un tourbillon.
À l’exception des frontières noires, le flou qui partout ailleurs nimbe les taches grises finit par se rejoindre, par former une continuité, et le rapport fondamental des proportions s’inverse. Ce ne sont plus des taches grises qui émergent dans l’obscurité, ce sont au contraire de multiples hachures noires qui grillagent un fond crayeux, âpre et accidenté. La transformation semble irréversible et ne jamais devoir finir, et je me demande : « Est-ce le jour qui vient ? » Cela me prend quelques minutes encore pour comprendre que ces hachures sont des branches, que ce fond bosselé, tourmenté, n’est rien d’autre qu’un tapis de feuilles mortes. Alors aussitôt monte à mes narines l’odeur des champignons, l’odeur de la vase et celle du bois qui se décompose. Je suis dans les taillis, je suis perdu dans les taillis ! Est-ce le jour qui vient ? Le soleil passe un peu à travers la cime grise des grands arbres secs, et les ronces me giflent au visage – comme me giflent au visage le soleil et le froid – et me lacèrent le visage et les mains.
Je continue d’avancer, sinon je ne sortirai pas de cette friche. J’entends le bruit des branches craquer sous mon pas. J’entends les feuilles mortes sèches se réduire sous mon pas en poussière, mais je n’entends pas – Seigneur, depuis quand ? – je n’entends pas le son de mon souffle. Il ne me reste à présent plus qu’un fossé à franchir et je serai sur la route, mais j’ai la plante des pieds à vif. J’ai marché dans les ronces et sur les coquilles des escargots, qui se sont brisées sous mon pas comme des tessons. J’ai tué beaucoup d’entre eux, leurs coquilles brisées ont écorché mes talons et je marche sur deux plaies à vif, alors je ne peux pas sauter de l’autre côté du fossé, j’ai beaucoup trop mal pour ça. Je vais simplement descendre à l’intérieur, en faisant attention, en m’asseyant pour y glisser sur le rebord, et ensuite je vais remonter de l’autre côté en attrapant les touffes d’herbe, ou bien les racines que je pourrai dégager, en tirant dessus de toutes mes forces. Ou encore je planterai mes doigts comme des piolets dans la terre meuble, grasse, pour me hisser, et m’extraire de là. Au milieu du fossé, cachée par les herbes hautes, de l’eau s’écoule avec force, mais je ne suis pas entraîné. Ce courant boueux, drainé depuis les champs alentour, pour que les cultures ne soient pas noyées, ne me noie pas non plus. Il m’arrive au bas de ces côtes qu’on dit flottantes, et ne me submerge pas. Je sens la tourbe s’écouler avec puissance tout autour de moi, et j’avance. Et je me hisse en attrapant tout : les herbes, les racines, les mottes de terre, je rampe comme un ver, et je me hisse. Une fois là-haut, de l’autre côté, je me mets à genoux, je crache de la boue, puis je me redresse en ruisselant. Et là, je me sens de moins en moins perdu. Je suis sur la route.
2. La chaleur du soleil sèche pas après pas la boue qui s’accroche encore à mes vêtements. Elle m’empèse et me fatigue, mais à mesure qu’elle s’écaille et tombe à terre je me sens plus vif. J’avance au milieu de la route. Autour, le paysage se modifie un peu : les fossés charrient des eaux moins tumultueuses et moins sombres, les taillis se font plus ras, les bosquets clairsemés. Pas après pas se dégagent de chaque côté de menues perspectives et parfois même une ligne trouble et lointaine que je nomme horizon. Mais c’est un phénomène trop rapide, car je n’interromps pas mon avancée, ni donc l’altération des perspectives. Alors en un clin d’œil, à peine le temps d’attester de leur existence, ces lignes sont masquées par les branches et les herbes hautes et disparaissent. Parfois aussi je suis ébloui. Si je regarde en face de moi le soleil m’aveugle, me force à détourner le regard. Son éclat est si ardent qu’il a chargé le goudron noir de sa chaleur. La route est brûlante contre la plante à vif de mes pieds, et j’aime à penser qu’à son contact mes plaies se cautérisent. Ainsi mes pas me porteront et je ne m’effondrerai pas, car l’infection me sera épargnée.
Maintenant je ne vois plus ni taillis ni buisson. Les fonds des fossés se sont élevés, sont devenus de vagues dépressions du terrain au-delà desquelles éclosent et croissent de courts parapets gris. Ils enclosent des parcelles vides, parfois festonnées de grillage lâche, ponctuées de pylônes en bois. L’horizon m’encercle désormais, je peux voir très loin. Quelques constructions plates – un hangar, un dépôt – gisent parsemées parmi ces encadrements austères. Et tout cela danse un peu, vibre plutôt, ondule dans la chaleur blonde. J’étais enfin tout à fait sec, et voilà que je commence à transpirer. Alors ma vue se trouble à son tour, tant la sueur perle à mes cils. Malgré tout j’arrive à distinguer au loin, bien avant de parvenir à l’entendre, une forme grise en mouvement sur la voie. Je comprends peu à peu qu’il s’agit d’une voiture, et qu’elle se dirige vers moi. Son allure est lente, et ralentit encore à mesure qu’elle approche. Quelque chose, je pense, doit la contraindre à s’arrêter, mais je ne peux pas imaginer quoi. Elle avance à présent presque au pas, à près de dix mètres de moi, puis, au bout d’un moment, elle klaxonne. Ce son éclate et retentit avec une telle puissance que je dois porter les mains à mes oreilles. L’explosion semble également dissiper en ondes vers le large comme un léger voile de brume, et toute chose autour acquiert une clarté nouvelle, un contraste plus franc. Je ne vois pas le conducteur car le pare-brise me renvoie seulement le douloureux éclat du soleil, mais je réalise que je suis au milieu de son passage. Je quitte la route pour me ranger sur le bas-côté, et la voiture redémarre. Il s’agit d’un vieux véhicule familial. Quand il passe à mon niveau j’essaie d’apercevoir un visage, malgré la poussière accumulée sur les vitres qui les rend presque opaques. Je vois seulement la silhouette d’un bras manœuvrer le levier de vitesse, et la voiture filer jusqu’à se dissoudre dans une vapeur brunâtre. L’odeur d’essence envahit mes narines tandis que le bruit du moteur s’éloigne. Quand il s’est tout à fait tu, je reviens sur la route, et continue d’avancer. Comme s’il avait poursuivi la voiture, le soleil a laissé dans le ciel un sillon parallèle à la route.
Après un long moment, sur ma gauche, j’aperçois un bâtiment plus proche et différent des autres. Il comporte deux niveaux surplombés d’un toit de tuiles à la pente accusée. De hautes fenêtres percées dans la façade offrent au soleil des ouvertures généreuses pour éclairer l’intérieur. Comme j’avance encore se dévoile sur l’autre versant une large baie vitrée en forme d’arche, béant sur une terrasse étroite et qui domine, à peine un peu plus loin, le bassin d’une piscine. L’ensemble forme un polyèdre régulier couvert de crépi saumon, aux flancs duquel les ombres semblent chercher refuge. Le soleil à son zénith pèse sur ce jardin parfaitement vide, comme si la pression qu’il y exerçait, jusqu’à plier contre terre le moindre brin d’herbe, en avait expulsé toute autre forme de vie végétale. Et quelque chose comme un bourdonnement très sourd, très grave, se fait entendre au-delà, depuis l’autre côté du bâtiment. Je me sens attiré par l’effet de contraste, par la fraîcheur de la piscine, des clapotis de l’eau claire que déjà j’imagine, par le calme opiniâtre de cette maison qui tient tête à la tyrannie du soleil. Je quitte alors la route pour m’engager sur la pelouse. Derrière la maison, je peux l’apercevoir à présent, s’élève une centrale électrique.
3. L’enfant qui est avec moi prend soudain les devants. Il allonge le pas pour me doubler, mais alors qu’il passe à ma droite il tourne son visage vers le mien et nos regards s’alignent. Il dit :
C’est mon petit frère.
Je comprends qu’il parle de l’autre enfant, celui qui, à vingt mètres environ devant nous, est assis sur la marche grise qui sépare la maison de sa terrasse. Il est dans l’ouverture de la grande porte-fenêtre, exactement sous le sommet de son arc. Ses mains sont croisées devant ses genoux, comme pour les retenir, comme pour empêcher ses jambes de s’effondrer, et il paraît attendre. Rien chez lui ne s’effondrera, c’est déjà certain, car il a pris l’habitude de cette position. Elle est inconfortable, probablement douloureuse à la longue, mais parfaitement stable. La pression qu’exercent ses genoux contre la jointure de ses doigts emmêlés, répercutée le long de ses bras jusqu’aux épaules, et concentrée là sous la forme d’une boule ou d’une pointe vive, ne semble pas l’affecter. Peut-être s’agit-il d’un enfant vide. Dès que je la formule, cette pensée m’inquiète, m’imprègne comme par capillarité d’un liquide froid, et commande à quelque chose en moi d’instinctif de me méfier de ce gamin-là. Je m’arrête alors, en partie pour cette raison, en partie parce que je suis maintenant juste devant la piscine, et qu’un pas de plus m’y précipiterait. Mais l’autre, l’enfant qui est avec moi, continue d’avancer et longe le bassin vers la maison. Lorsqu’il est à mi-chemin, il se retourne une fois de plus :
Il a cinq ans !
Il y a quelque chose au fond de l’eau.
Quelque chose est échoué au fond de la piscine, à l’endroit le plus profond, c’est à dire à peine un pas devant moi. Les mouvements de la surface et les éclats coupants de la lumière qui s’y reflète m’empêchent de distinguer ce dont il s’agit. Je vois simplement des taches rouges et brunes, sur plus d’un mètre de rayon, troublées et mouvantes, mais je sais que ce n’est pas vivant. C’est massif et c’est indéterminable. J’aimerais en savoir plus, mais c’est impossible. De l’autre côté de la piscine, sur les pavés de la terrasse, l’enfant qui m’accompagnait s’est penché vers son frère, et lui murmure à l’oreille quelques mots. Celui-ci se lève alors, se retourne sans plus me regarder, et pénètre, par cette entrouverture en forme d’arc, à l’intérieur de la maison. L’aîné reste là, et durant quelques secondes je ne sais pas ce que je dois regarder : il y a cet enfant qui me sourit de l’autre côté, et au fond de l’eau claire cette étrange forme qui est échouée. Dans mon esprit, qui peine à distinguer les choses, une image agrège malgré moi les deux éléments. L’espace d’un instant j’ai l’impression de parvenir à joindre parfaitement le fil des éclats d’un miroir brisé, de reconstituer sans la comprendre une perspective étrangement claire. Peu à peu, elle devient plus dense, plus précise et j’ai peur de m’engager dans ce couloir, peur qu’une porte ne se referme derrière moi. Mais l’enfant, qui peut-être a remarqué mon trouble, y met fin en me criant quelque chose. L’image double se dissipe en un clin d’œil et je suis rappelé vers lui et vers les choses distinctes. Il me sourit toujours, avec simplicité. Je comprends avec un peu de retard ce qu’il vient de me dire.
Il parle presque jamais !
Avec plus de retard encore, je réalise qu’il parlait de son frère, le gamin qui m’inquiète, celui qui est entré dans la maison. Et s’il a crié, c’était seulement pour couvrir la distance qui nous sépare.
Les derniers échos de sa voix se dispersent. Ils vont mourir parmi les lignes à haute tension de la centrale électrique, toute proche à l’est. Contre les hauts pylônes, quelque chose de la voix du gamin se réverbère certainement, et s’écartèle contre l’acier. De ne pouvoir l’entendre et le distinguer me fait penser aux ondes qui finissent leur course en se fanant sur les rives boueuses d’une mare. Elles soulèvent la vase, dissipant un peu les joncs, mais à peine et, très vite, ou alors si lentement qu’on ne voit déjà plus rien, les joncs recouvrent dans l’ombre leur immobilité. Qu’est-il advenu de l’onde ? Les joncs électriques semblent répondre à l’enfant, soulevant comme la vase, de leurs hautes statures d’ancêtres, leur chant calme et grave et bourdonnant. Je me balance un peu, je porte mon poids sur un pied, puis sur l’autre pied, le chant lourd me fait danser, malgré moi, mais sans que je n’y trouve rien à redire. Et je repense à l’âge où je poussais moi aussi aux abords boueux d’une mare. Ainsi, parfois, je sentais les ondes me parcourir, m’envelopper comme un champ magnétique avant que les fronts d’onde calmement ne se fanent et meurent entre moi et mes semblables, qui nous dissipions alors un peu, mais qui vite, bien vite, recouvrions dans l’ombre notre immobilité. Entre l’enfant et moi l’espace s’emplit du bourdonnement de la centrale métallique, et comme il se remplit j’ai l’impression qu’il gagne en épaisseur. Son poids augmente en proportion, sa densité aussi, donc sa viscosité, ce qui a pour premier effet de mettre fin à mon oscillation. L’enfant s’est aperçu de cette modification progressive, pour l’instant sans conséquence, mais qui pourrait bientôt en avoir de funestes si rien n’en venait modifier le cours. Je vois qu’il me regarde avec inquiétude, mais il sait comme moi que je ne peux rien faire. Pour ma part, j’aimerais aussi m’écarter de cette piscine, de cette horrible forme rouillée, indéterminable, échouée tout au fond de l’eau, et qui sédimente, mais voilà, je ne peux pas… La centrale est éloignée, pourtant. Je n’en vois qu’une partie, là-bas, sur ma droite, mais l’espace, en modifiant sa configuration, semble également modifier le rapport des sons à leurs sources. D’une certaine façon il les sépare, les arrache l’un à l’autre et les particularise, comme s’il investissait chacun d’une volonté propre, indépendante, et même contradictoire. Aussi ce divorce mêle-t-il au lourd bourdonnement le cri étouffé d’une profonde déchirure. Nous nous surveillons par à-coups, furtivement pour ne pas éveiller l’attention, mais ce grondement vert sombre augmente, comme si les monarques électriques, s’enhardissant soudain dans l’emballement de leur sonorité, avaient décidé de proclamer, par-delà la frontière de l’épais grillage, leur souveraineté sur les territoires d’herbe vive, leur souveraineté sur la route et sur la maison, sur moi et sur les enfants. Alors la lumière tombe, comme un passereau abattu en plein vol. Devant la peur qui gonfle et s’élève, je plonge dans le calcul parasite du temps qu’il nous reste avant que ce chant bourdonnant, le chant de leur sédition, ne surpasse tout le reste en intensité, en tension, et ne devienne la mesure même du monde. Et Seigneur, qu’il s’amenuise ! Je me trompe, je vais trop vite et je recommence vingt fois. L’enfant, lui, choisit une autre stratégie. Il a profité de ce que son frère a reparu sous l’arche de la maison, un cahier bleu serré d’une main contre sa poitrine, pour l’entraîner vers moi dans un mouvement de fuite lente, prudente, terrifiée. Il tient dans une main la main de son frère, dans l’autre son petit sac à dos, et se dirige vers moi sans que nos regards un instant ne se quittent : ce regard est peu de chose, mais il est solide, et c’est le fil sur lequel nous marchons au-dessus du vide. Son équilibre est précaire, et je sens à chacun des vingt pas qui nous séparent autant d’éternités tendre avidement la gueule et les crocs. Lorsqu’il arrive enfin près de moi il dit :
Pas très loin, il y a une maison hantée. Mon frère veut retourner la voir.
Je sens bien que le ton est forcé, qu’il s’agit du signal codé de notre retraite, dont le naturel est à toute force contenu, par la peur, tout au fond de sa gorge étranglée. Mais je lui sais aussi un gré infini d’avoir le courage dont il fait preuve, d’avoir su briser le dangereux équilibre de notre immobilité, et de me sauver avec eux dans leur fuite.
Nous nous mettons alors en marche, comme si de rien n’était, tandis que les hautes arachnes mécaniques derrière nous s’animent, et grattent en grognant l’obscure minéralité d’un ciel de forge. Ce sont des orages qui s’éveillent, et nous, nous fuyons dans l’herbe sombre jusqu’à la friche.
4. L’homme allongé bien droit sous sa couverture s’éveille d’un seul coup. À la façon dont ses yeux se sont ouverts, dont ses paupières ont soudain éclos, on comprend qu’il n’a pas émergé du sommeil en douceur, comme l’auraient fait des bulles d’air paresseuses libérées de sous la vase, mais bien plutôt qu’il fuyait à en perdre haleine la panique d’un cauchemar. Son immobilité trop parfaite, tétanique, est un autre indice. Quelques secondes passent, où il cherche à reprendre le contrôle de ses fonctions motrices, avant qu’enfin une longue et difficile inspiration ne vienne déchirer le silence satiné de la chambre. Il a passé la surface et revient à la vie. Alors il se redresse, maladroitement encore le temps qu’il s’accoutume à sa condition retrouvée, mais déjà le voilà assis au milieu du lit, regardant de droite et de gauche, agrégeant l’une après l’autre les bribes aux bribes, jusqu’à comprendre enfin qu’il est chez lui, et qu’à sa gauche sa femme dort encore. Troublée par ce frémissement, elle murmure quelque chose d’indéfinissable, et puis replonge dans ses abysses. Le fin voilage qui recouvre les fenêtres se soulève un instant, gonfle un peu et se déploie comme une fumerolle avant de se redéposer contre le verre, sous la lumière plombée de la pleine lune. Les ondes qui le parcourent encore déplacent tout doucement les ombres. Elles semblent inonder le bas des meubles d’acajou, imiter le ressac des dunes du désert ou les reflets de l’eau le long des lambris noirs. Elles recouvrent de cendre les reliures alignées, puis elles éparpillent cette cendre et vont lécher la lumière des photographies accrochées aux murs blancs. Toutes ces photographies ont été prises en forêt, en plein hiver. Elles montrent des tapis de feuilles mortes et les ramures à nu de grands arbres sombres. L’homme est à présent assis sur le bord de son lit, les coudes appuyés contre les genoux. Il a dirigé son regard encore inquiet vers un fauteuil de velours vert, large et bas, à l’autre extrémité de la pièce, qui surgit dans la pénombre. Il a fini de balayer les éclats du cauchemar sur le seuil de son esprit, mais n’a pas encore refermé la porte. Personne n’est assis dans ce fauteuil.
L’homme, à peine vêtu, pénètre dans la cuisine. Le ronronnement d’un frigidaire étouffe le bruit ténu de ses pas contre le carrelage. Avec la pesante légèreté du nuage et de l’astronaute, il passe devant l’évier où s’égoutte encore un verre humide. Les quelques gouttes perlant sur la paroi du verre semblent au moment de son passage, parce qu’elles en réfléchissent l’image déformée, suivre ce mouvement de leurs pupilles chassieuses. L’homme ouvre la porte du frigidaire et le bourdonnement se fait plus sensible. La lumière vive jaillissant de cette mâchoire d’inox lui donne le teint du plâtre. Il y choisit une bouteille de jus de fruit et la pose derrière lui sur le comptoir carrelé. Sur le chemin de l’égouttoir, il marque un arrêt devant la fenêtre qui le surplombe. Là-bas dans la nuit, il y a quelque chose d’inhabituel.
Il s’agit d’une lumière d’un rouge vif clignotant par-delà les arbres de son jardin. Elle est située en hauteur, mais à une distance qu’il a du mal à estimer. Parfois masquée par la cime des arbres qui se balancent doucement, elle réapparaît toujours au même endroit. Et puis, comme une bribe de plus s’agrégeant à l’écheveau, il se rappelle qu’à cet endroit, de l’autre côté des arbres, se trouve une centrale électrique. La lumière rouge provient certainement d’un pylône, et doit correspondre à un signal quelconque. L’homme poursuit sa marche jusqu’à l’évier, prend le verre encore humide et retourne près de la bouteille pour le remplir. Le signal rouge doit s’adresser aux techniciens de la compagnie d’électricité, et puisqu’à cette heure les techniciens sont chez eux en train de dormir et de faire des rêves, disons qu’il ne s’adresse à personne. D’un coup de reins, l’homme fait coulisser un lourd vitrage, ouvrant dans un souffle sa maison à toutes les choses immatérielles de la nuit.
Il fait quelques pas sur la terrasse, dont les pavés diffusent encore un peu de la chaleur accumulée durant le jour, et contre la plante de ses pieds le contraste avec le frais carrelage de la cuisine est surprenant. Il ne sait pas vraiment pourquoi il est sorti avec son verre de jus de fruit, mais maintenant qu’il est là il prend du plaisir à écouter le son très vague et très doux de cette nuit d’été. Il y a probablement le bruit du vent, c’est-à-dire le bruit des feuilles d’arbres, mélangé là, quelque part dans l’harmonie vive et liquide qui baigne ses tympans. Il se rappelle alors, parce que le moment le justifie, et que la justification en suscite le désir, un paquet de cigarettes rangé, caché, dans un des tiroirs métalliques du barbecue. À quelques mètres, sur l’herbe, l’appareil semble d’un gris monotone, comme si sa teinte rouge s’était endormie pour la nuit. En s’approchant la couleur réapparaît. Le tiroir glisse en silence. L’homme gratte une allumette et plonge la cigarette dans sa flamme, qu’ensuite il éteint d’un souffle argenté. Il observe, encore accroupi, le fond de son jardin et constate que les arbres ne révèlent leur présence que par une absence de lumière. C’est la zone, dont il peut déterminer les contours avec une certaine précision, où les étoiles sont absentes, où l’éclairage de sa maison ne pénètre pas, d’où ne provient rien de visible. Il y a là une friche, déserte sur des kilomètres, aux taillis impraticables, et dont la forme, cette nuit, est comme une profonde morsure dans la surface du monde. Et cette forme frémit dans un long bruissement.
Il se redresse et décompose encore en esprit les couches fondamentales du voile sonore, délicat et chaud, dans lequel la nuit le drape et le borde. Il y a devant lui les feuilles de la friche, plus loin sur la gauche le bourdonnement discret de la centrale électrique, et tout autour, si présent qu’on ne l’entend plus, le battement régulier des grillons. Et puis il y a d’autres choses encore, impossibles à identifier. Mais soudain retentit un bruit nouveau. Clair, et comme dénudé par la nuit, il est si étrange que l’homme en retient son souffle. Sec et lointain, ponctuel et irrégulier. Peut-être au-delà des arbres.
« Tcha-chak – Tcha-clak »
C’est un roulement métallique épuisé, comme la fin du programme d’essorage d’une machine, où l’on n’aurait mis à laver qu’une poignée de centimes. Ou bien ce sont des coups de faux donnés au hasard contre des buissons coriaces.
« Tcha-CHAK – Tcha-CLAK »
La lune change de couleur peu à peu. Si plus tôt son éclat bleu faisait penser à l’acier, elle a maintenant la teinte jaunâtre des ossements. L’homme a recommencé à fumer, et renoncé peut-être à identifier l’origine de ce bruit. Je ne vois de lui, depuis l’orée de la friche, que la braise de sa cigarette, luisant par intermittence, exactement sous le sommet de l’arche de la porte-fenêtre. C’est à peine une lumière. Plutôt un point rouge vif, qui clignote lentement dans l’ombre.
5. Les enfants se sont enfoncés profondément dans la friche. J’ai peur qu’ils se perdent ou bien se blessent, alors je suis passé devant pour leur ouvrir la marche, et m’assurer que rien de dangereux ne les menace dans ces taillis. Cependant je crois qu’ils connaissent bien mieux que moi les environs, aussi cette prudence est-elle certainement excessive. Les enfants ne m’en ont pas fait le reproche. Mon attitude pourrait avoir envers eux quelque chose de déplacé, de condescendant. Après tout, c’est un privilège qu’ils m’offrent de les suivre dans leur voyage, alors je me dis que s’ils n’ont pas fait de remarque, cela peut être à l’inverse pour ne pas blesser mes sentiments. Ils doivent juger ma prévenance inutile, mais respectent ce qui me pousse à en faire preuve. C’est une attitude noble, alors je me sens bien avec eux. Cependant, je pense que je serais mal à l’aise si je devais me retrouver seul avec le plus jeune des deux. Il n’a pas desserré les mâchoires depuis notre rencontre, et même si l’aîné m’a prévenu dès le départ, j’ai l’impression qu’une forme de menace est tapie à l’intérieur de ce silence. Je ne crois pas qu’il soit timide, car depuis un moment maintenant, il ne cesse de me dévisager. Cela a commencé dès que nous sommes entrés dans la friche, et plusieurs fois depuis il m’a forcé à détourner le regard. C’est comme s’il cherchait quelque chose en moi pour s’en emparer, pour me le dérober. Quelle que soit cette chose, qu’elle ait ou non de la valeur, je ne le laisserai pas faire. Je garde à l’esprit qu’il s’agit peut-être d’un enfant vide. Si tel est le cas, son seul désir, sa seule soif, sera de se remplir de ce qui m’appartient. Il est prêt à tout pour y parvenir et je dois rester sur mes gardes.
Parfois une trouée dans les cimes permet aux rayons du soleil de nous atteindre. Cela me réchauffe comme une caresse, et la terre commence à dégager sa bonne odeur de paille et de poussière. Dans ces moments-là j’ai l’impression d’avoir la bouche pleine de quelque chose de riche, de dense et de si grand, comme le monde lui-même, qu’il m’est impossible d’articuler. Alors me saisit l’envie de rire et de me déployer, et je me heurte à un double empêchement. D’une part je ne peux pas rire car le plus jeune des deux frères pourrait sauter sur ce rire, lutter avec lui jusqu’à le terrasser pour le faire sien. D’autre part je ne peux pas me déployer, cela m’est physiquement impossible tant que je suis présent ici : je me dois d’être ponctuel et d’avoir un unique point de vue, à moins d’être inqualifiable et mort. Au moins ce problème atteste-t-il que suis en vie, alors, l’un dans l’autre, je pense – mais je n’en suis pas absolument certain, je ne peux pas l’être – que le bilan est très légèrement positif. Je lève le visage vers le soleil et m’aperçois que je lui sais gré, tout de même, pour cette comptabilité favorable, même si c’est de peu. Le climat semble avoir beaucoup varié depuis notre départ. Je ne m’étonnerais pas si à notre arrivée les arbres qui étaient nus se soient couverts de beau feuillage. Et puis, comme nous marchons sous les cimes, le ciel nous est caché de nouveau et la température tombe. Quand le parfum de la terre redevient celui de la vase, je me blâme d’établir si peu de choses dans des pensées trop provisoires, valables uniquement pour la durée de leur formulation. Y avait-t-il une once de vérité dans leur cours ? Et maintenant qu’en est-il advenu ? Je lance un regard derrière moi vers l’enfant, blême et silencieux. Il me dévisage toujours, mais je ne le crois pas responsable. Son grand frère devant coupe court à tous ces problèmes, car il prend la parole :
Celui qui vivait là-bas a fait un rêve horrible. Il a rêvé que ses deux pieds avaient pourri. Il s’est réveillé, et il avait tellement eu peur qu’il ne pouvait pas se rendormir.
J’ai en lui une confiance totale. Sa marche est vigoureuse et sûre et convoque à la fois, sous chacun de ses pas, le chemin comme la direction. Il frappe à grands coups de machette les buissons alentours, même si ce n’est pas utile car le sentier est clair et praticable. Il met un tel enthousiasme dans ce jeu de l’explorateur que le bruit sec de ses coups répétés résonne à travers toute la forêt.
« Tcha-clak »
Quelle belle ardeur !
« Tcha-CLACK »
6. Nous débouchons dans une clairière où il fait beau, et cela semble être le matin car l’humidité règne. La surface de la terre est glissante, c’est une fine pellicule de boue qui la recouvre, et les enfants dans les herbes lèvent très haut les pieds pour éviter de mouiller leurs chaussettes. J’allonge le pas car je suis pressé d’être au centre de cette jolie clairière – elle est nouvelle à mes yeux – et je la sens regorger. Les vibrations de son foisonnement montent depuis les fins scintillements de la terre par mes jambes, et courent comme la sève ébranler sous le plexus tout ce qui en moi est sensible aux présages. Attendez seulement que les rayons du soleil atteignent cet endroit et vous verrez la rosée se soulever en nacre bleue, puis frémir d’exaltation sous les promesses de l’aube. Car elles sont déjà formulées, alors, dans un sens, elles sont déjà tenues. À ma droite c’est une légère éminence qui vient fermer de sa paroi pierreuse tout un côté de la clairière. Le lierre a poussé partout dans ses rochers de plomb, et coule comme un rideau de théâtre au-dessus d’une petite construction de bois. Des deux côtés, et tombant lourdement sous le toit de tôle, les feuilles épaisses s’approprient les interstices de cette construction incertaine. Il s’agit d’un petit espace délimité par des planches qu’on a clouées les unes aux autres, plutôt par souci de cohésion que pour en isoler effectivement l’intérieur. Aujourd’hui les planches sont vermoulues et sombres. La présence d’une porte indique la possibilité d’un passage.
Je m’avance en ne quittant pas des yeux cette cabane. La porte est entr’ouverte, seulement l’intérieur est obscur, alors je ne peux rien y distinguer. Tout autour, des choses ont été abandonnées. Je suppose que dans un premier temps elles y furent entreposées pour servir à quelque ouvrage, qui n’a manifestement jamais été entrepris. J’y aperçois un tas de planches que l’humidité achève de réduire en tourbe grasse, et des rouleaux de grillage fin dévorés par le lierre et la mousse. Différents outils (une bêche, une pioche, une houe) sont désormais soudés ensemble, par la végétation, la rouille et le pourrissement commun de leurs manches, aux parois de l’appentis. Est-il possible qu’un homme ait voulu civiliser cet endroit ? À côté de la porte, un bidon métallique peint de ce qui fut un bleu vif soutient le cadavre saillant d’une bicyclette sans roue. Son guidon de caoutchouc blanc trempe dans l’eau retenue par le cerclage, au sommet du fût. J’y vois pousser la mousse, et quelques escargots.
Les enfants me rejoignent, parce que je me suis arrêté là. L’un d’entre eux, l’aîné, la machette à la main, s’avance jusqu’à moi et s’accroupit pour ouvrir la fermeture éclair de son sac à dos. Je le regarde faire, mais inexorablement mon regard se reporte sur son frère, plus loin, qui a légèrement dévié l’angle de sa marche. Au lieu de venir vers nous, il s’approche de la cabane. Il se sent ici chez lui (et pour cela je l’envie un peu) si bien qu’il contourne sans y prêter attention les amas d’objets vagues, le grillage, le bidon et le cadre de bicyclette, et tire la porte branlante. Il se glisse dans l’obscurité. Moi j’ai l’impression qu’il s’est glissé dans mon inquiétude, comme pour l’augmenter d’un complot. De la rumeur d’un complot. J’ai peur de ce qui pourrait émerger de l’ombre de ce réduit. À côté de moi, l’aîné cherche à distraire à nouveau mon attention par la parole. Je n’arrive pas à savoir s’il fait cela pour mon bien, pour ma sauvegarde – le signe d’une grande intelligence et d’une empathie profonde – ou bien pour protéger son frère, occupé là-bas, dans l’antre, à quelque transmutation néfaste.
Dans son rêve, il avait pas peur. Il a vu que ses pieds étaient pourris et pleins de trous, alors il est allé à l’hôpital.
Il se relève pour enfiler les bretelles de son sac, et je constate qu’il y a rangé la machette.
Il est parti en marchant sur ses pieds pourris, mais il s’est réveillé avant d’y arriver.
Je décide une fois de plus de lui accorder ma confiance. Il se remet en marche vers les taillis, et l’espace d’un instant je ne sais pas quoi faire. J’aimerais le suivre immédiatement, mais quelque chose me retient devant cette remise, quelque chose qui ne vise pas avant tout ma propre conservation. C’est puissant, c’est bien plus important. Avant d’avoir pris la moindre décision, avant même que j’aie pu établir avec précision ce qui est à l’œuvre dans ce chancellement, l’enfant ressort par où il était entré. Il réapparaît dans la lumière, en tous points tel qu’il était plusieurs secondes auparavant, à ceci près qu’il tient à la main une bouteille noire. Il la brandit bien haut par-dessus sa tête, comme une châsse à relique, et se rapproche de moi. C’est bien de moi qu’il s’approche, cette fois-ci, et non plus de son frère. Je crois qu’il veut me montrer cette bouteille. Elle semble de verre, et par intermittence le long de son chemin le verre accroche et diffracte les percées du soleil, mais elle est pleine d’un liquide sombre, et je n’ose imaginer de quelle sordide corruption ce liquide est le fruit. Puis une fois parvenu jusqu’à moi dans l’ombre de l’orée il s’agenouille, et je m’agenouille avec lui. Il fait sauter d’un mouvement du pouce la capsule de porcelaine, tenue au goulot par une attache de fer, et répand sans hésitation son contenu sur le sol. La chose noire et visqueuse dégouline avec une lenteur de cauchemar et s’accumule entre nous dans une petite flaque nauséabonde. Alors, soudain, il prend la parole :
Quand un œuf est pourri, la coquille se casse longtemps après, et on peut voir à l’intérieur. Mais il reste plus rien. Ou alors pas beaucoup…
Je suis stupéfait. Non seulement il parle, mais il le fait avec douceur. Désarçonné, je chancelle et chavire en réalisant que je ne chavire pas. Au contraire je baignais là, déjà, dans une eau si tiède qu’elle semblait éternelle… Et moi qui l’appelais « enfant vide » !
Il termine dans un rire :
… et ça pue !
Ensuite il se redresse et s’en va rejoindre en courant son frère sous la ramure des grands arbres, tandis que moi je me blesse partout sur les éclats de son rire. La lumière du soleil pénètre et réchauffe à présent la clairière, ses rayons infiniment reflétés par les tessons sanglants de ce rire font luire aussi la rosée, autour, aux sommets des herbes hautes. Les enfants me regardent et m’attendent. Ils me laissent le temps, et je leur en sais gré.
Sur le sol, devant moi, un escargot traîne sa coquille intacte sur les rives de cette mer noire et visqueuse. Maintenant je me sens mieux. Alors je me relève et je me dépêche de les rejoindre.
7. L’homme observe la cuisson de sa viande. Elle avait la couleur de la braise, elle prend désormais celle de la grille. Le meuble de cuisson rouge exhale une haleine infernale et l’homme, face à elle, demeure impassible. Il entend gémir la viande tranchée, la voit se tordre sur le brasier, il l’observe mais n’en pense rien, n’en retient rien, inaccessible déjà pour le propos toujours égal de la chair qui se consume. Il entend sur sa gauche, à plusieurs mètres, les éclaboussures des bras d’enfants dans le bassin de sa piscine. Ces ébattements émaillés de cris de jeux et de rires sont bien trop proches. Je vois le visage verrouillé de l’homme devant moi, et j’entends à ma droite cette palpitation aquatique avec une précision telle, et une telle intensité, qu’elle devrait se trouver là, quelque part dans mon champ de vision. Si je voyais la piscine juste derrière son visage, l’étrange disparité des sons et de leur source se trouverait aussitôt résolue. Quelque chose dans ce qui a lieu ici serait soigné, mais la piscine et les enfants demeurent cachés, et la blessure à vif. L’homme entend le douloureux hiatus mais il ne l’écoute pas, et n’en sait déjà plus rien. Si j’étais lui, mon esprit tout entier prendrait la forme qui sépare la viande sur le grill et ses flammèches de chacun des éclats de rire dérobés à ma vue. Ainsi qu’en une matrice une substance y coulerait, qui durcirait, et sans la connaître je l’appellerais « le Monde ». Pour lui c’est autre chose. Il est bien trop près du brasier mais ne réagit pas à sa chaleur et quand, par je ne sais quel effet de sa transe, lui vient la volonté de retirer la viande, c’est à pleines mains qu’il la saisit. Ses phalanges effleurent les braises, mais les braises ne le brûlent pas. Lorsqu’il l’arrache de la grille, la viande crache sa graisse fondue sur ses bras et sur ses yeux, mais ni ses bras ni ses yeux ne s’en trouvent brûlés. Il dépose une à une les tranches sur un plateau blanc, que la viande en sifflant une dernière fois macule de son suc de graisse et de sang. L’homme retourne vers ses convives.
Ils ont installé sur la pelouse vive une table de jardin. Deux d’entre eux ont déplié un épais drap blanc, en s’écartant l’ont fait gonfler comme une voile de navire au-dessus du long plateau, puis, l’accompagnant doucement d’un lent déploiement de leurs coudes, l’ont laissé se déposer sur la table. Ensuite, une procession s’est formée pour que l’un après l’autre les membres de leur groupe ordonnent sur la nappe les couverts argentés du repas. La vaisselle est disposée peu à peu aux emplacements que semble lui attribuer une règle ancienne. Ils vont et viennent autour de la table, effectuent chacun des gestes nécessaires avec l’assurance des officiants, comme en une cérémonie depuis si longtemps célébrée qu’ils l’auraient soulagée de toute affectation. Leurs actes sont simples et rayonnent. Les feuilles aux arbres alentours semblent les applaudir sous le vent, les féliciter pour tant de grâce.
L’homme s’éloigne du barbecue rouge vif, soutenant de la main gauche le plat de faïence chargé de viandes, et s’approche de la table dressée par ses compagnons. Ils lui adressent maintenant des signes amicaux, je crois qu’ils lui parlent pour signifier leur satisfaction, mais moi – Seigneur… – suivant tout ce chemin je n’entends pas le son de ses pas. Même l’herbe rase ignore son poids et ne se plie pas sous son pied, son passage jusqu’à l’autel dressé n’est pas de ce monde, n’a plus rien d’humain. Et quand, au centre de la longue table, il dispose au milieu des convives attablés son plateau blanc, j’ai l’impression qu’il parachève quelque chose et je me dis : holocauste ! Ce qui répond en moi, c’est la voix de l’enfant, le plus jeune des deux :
Selon ses amis présents lors du repas, l’homme paraissait absent.
Je suis perdu, je suis incapable de distinguer ce que je rêve de ce dont je me souviens. Je suis cependant certain que l’enfant déchiffre un texte, car ses mots sont mal assurés. Il prend beaucoup de temps à les prononcer, exagère et allonge chaque syllabe, au rythme desquelles je m’approche plus encore du banquet.
Certains évoquent des problèmes d’argent qui l’auraient accablé.
L’homme s’est assis de l’autre côté de la table, et je me suis rapproché suffisamment pour bien observer tous les détails de son visage. Il est parfaitement immobile, pas un trait qui ne soit figé, pas un tressaillement ne vient trahir la présence, derrière, de la moindre pensée. La voix de l’enfant toujours :
D’autres pensent que le couple traversait une crise, malgré un bonheur de façade.
Ce masque est sculpté dans la pierre.
Et soudain je comprends qu’il me voit. Quelque chose s’anime alors, là, à même la pierre, comme si ma présence lui avait donné vie. Peut-être me suis-je trop approché ? Peut-être aussi était-il impossible de me tenir assez loin pour demeurer caché. Il prononce quelques mots et capte aussitôt l’attention de ses amis. À cet instant je sens que la matrice est brisée : je pense qu’il leur raconte son rêve. Et c’est mon visage qu’il leur décrit.
8. Je ne sais pas lequel des deux frères s’est chargé de ce travail, mais des articles de presse ont été découpés, puis collés au travers des pages du cahier. Les coupures ont terni, le temps les a durcies et rendues raides comme de vieux draps. La colle à leur verso ne tiendra plus longtemps. Quand je lève les yeux, je reconnais sur les nuages et la lumière du ciel les mêmes caractéristiques.
Pendant l’enquête, sa femme a signalé qu’il était troublé par un cauchemar, depuis la nuit précédant sa mort.
La voix du jeune enfant trébuche à tous les mots, et je ne suis pas sûr qu’il les comprenne, et quelque chose dans sa manière de s’appliquer à les lire me fait penser à un communiant. Debout derrière lui, je suis sur le texte le fil de sa lecture. Elle est cadencée sur un rythme traînant, battu sur notre droite par un autre office (ou par le même office ?) à la sonorité austère. Il s’agit d’un craquement humide et bref, d’un impact mou.
« Gvratj – Cratchj »
Mais c’est fade et très lent, comme un vague répons duquel l’usage aurait peu à peu poli puis perdu la signification. Quand je regarde devant moi je vois qu’il s’agit du bruit des œufs que le grand frère lance avec une grande régularité contre la façade crépissée de la maison.
L’homme n’avait jamais manifesté de trouble psychiatrique, mais c’est bien la thèse du suicide que la police a finalement retenue.
Il ne manifeste aucune émotion particulière. Ses gestes sont las et lents. Sans doute ont-ils été par le passé empreints de cet enthousiasme qu’ont les enfants pour la dégradation vraiment gratuite, celle qui n’a pas plus de raison que de conséquence. Mais il ne les ébauche plus aujourd’hui que par habitude, par souci d’homologuer leur venue à toutes celles qui l’ont précédée. C’est-à-dire, si jamais il y en eut une, à la première de toutes. Et maintenant que le dernier œuf est sacrifié, il s’agenouille sans même un regard pour son œuvre et referme son sac. Il en passe les bretelles, se dirige vers la grande ouverture en arche, qui fut une porte-fenêtre, et s’y engouffre. Sur le mur, les œufs dégoulinent en taches sombres. Le blanc s’accroche au crépi, je l’entends presque grincer sous sa griffure, et séchera bien avant d’atteindre le sol. La façade était rose, à n’en pas douter, mais elle est désormais grise, délavée par trop d’hivers et de pluies. Ou par un hiver trop dur, et anormalement long.
Pour rappel, l’homme avait été retrouvé par sa femme le soir suivant, dans leur sous-sol, gisant, sanglant, saigné à blanc.
Je me retourne et je vois le petit frère perché sur la margelle du bassin, de l’autre côté de la piscine. Il est si petit que ses jambes atteignent à peine le liner déchiré, et le bassin paraît d’autant plus énorme. L’envie me prend de descendre à l’intérieur de ce bassin, en partie pour me rapprocher de l’enfant assis en face, mais aussi parce que marcher à l’intérieur d’une piscine vide est une chose nouvelle pour moi. Je franchis les quelques marches menant au premier niveau du bassin. J’entends les graviers et les feuilles sèches écrasées sous mon pas.
Il avait découpé ses deux pieds à l’aide d’une machette.
J’avance encore en essayant de faire aussi peu de bruit que possible. En plus des gravillons et des feuilles mortes, je bute parfois contre un caillou ou un bout de bois, ce qui m’oblige à ralentir pour être sûr de ne pas trébucher. Désormais à quelques mètres en face, l’enfant est bien plus haut que moi. Mon crâne atteint tout au plus le niveau de ses tibias, et suite à cet inversement il acquiert l’ampleur d’un hiérarque. Maintenant c’est moi le communiant. Je l’écoute avec attention. Pour ne plus rien perdre de ses paroles je m’immobilise tout à fait. Chacune de ses hésitations signifie quelque chose, comme s’il y avait là quelque autre langage à l’œuvre, édifiant à la verticale du sens une citadelle hermétique. Sa prosodie m’incite à fouiller les interstices de chaque son, à recueillir l’eau retenue au creux des ondes de chaque fréquence.
Le premier au niveau du tibia, le second, pour plus de facilité sans doute, au niveau de la rotule.
Le bassin s’incline devant moi jusqu’à un second niveau, plus profond. Sur le liner livide gît une forme rouge et brune, massive et indéterminable. Elle est manifestement métallique, et je me dis que la couleur brune est en fait celle de la rouille. Certains éléments sont tordus, certaines surfaces enfoncées par endroits, et la peinture s’écaille tout autour d’elles. Aussi, une auréole de rouille s’est formée sur le sol, sur plus d’un mètre de rayon. Je pense qu’il s’agit de la carcasse fracassée d’un barbecue. Au-dessus, l’enfant balance ses jambes au milieu du vide.
9. L’intérieur n’en est plus vraiment un. Il est ouvert à tous les vents, les feuilles mortes s’y sont engagées et s’entassent dans les coins de chaque pièce en de précaires monticules. Le moindre bruissement de l’une d’entre elles sur le sol résonne contre les murs à nu, gagne en ampleur ce qu’il perd en clarté, jusqu’à n’être plus à la fin qu’un long feulement déchiré.
Le Conseil municipal, en accord avec la région, a prononcé la cession du lot à un promoteur engagé dans la revalorisation du…
La voix du gamin s’atténue à mesure que je pénètre plus avant dans la maison délabrée. Bientôt ses mots perdent leur signification, s’agglomèrent en un magma lointain, dont ma mémoire seule permet d’identifier l’origine. Je ne l’écoute plus.
Les murs sont couverts de poussière mais çà et là d’anciennes inscriptions affleurent. Elles ont été tracées avec des bombes de peinture noire par des gens qui ont visité les lieux bien avant moi, et peut-être aussi bien avant la première venue des enfants. Elles semblent vouloir former des lettres stylisées, mais la poussière qui les recouvre m’empêche d’en avoir une vue globale, alors elles restent énigmatiques. Si je voulais, je pourrais, avec ma manche, en frottant les murs, tenter de dégager l’une ou l’autre, de la révéler. Mais je n’ai pas envie. Je passe d’une pièce à l’autre, écrasant sous mon pas les feuilles sèches, et je suis étonné que la lumière ne change pas. Il fait clair comme à l’extérieur, et comme à l’extérieur tout est gris, je ne vois ici aucune ombre. Je passe d’une pièce à l’autre, et toutes sont semblablement vides. Parfois celle où je pénètre a des proportions égales à la précédente, si bien qu’il m’est difficile d’attester que j’ai effectivement franchi un seuil, une porte. Mais enfin, par une porte entr’ouverte au fond d’une pièce plus petite, j’aperçois un escalier, une perspective menant au sous-sol. Alors je m’y engage. Il est étroit, fait de mauvaises planches qui ne tarderont pas à pourrir. Je tourne une fois sur ma droite, puis une seconde fois, assurant chaque pas, éprouvant la solidité des marches avant d’y porter mon poids. J’aboutis dans un grand espace vide, épargné par les feuilles – mais non par la poussière – où malgré l’absence de fenêtre il fait aussi clair qu’à l’étage et qu’à l’extérieur de la maison. Là, au centre de la pièce, quelques mètres devant, le plus âgé des enfants me tourne le dos. Il a dû m’entendre dans l’escalier, mais il ne m’accorde aucune attention. Le regard dirigé vers le sol, il semble chercher quelque chose. Par moments, son pied décrit de courts arcs de cercle contre le béton nu, soulevant des nuages de poussière. Il doit y avoir ici une trace importante qu’il essaye de dégager. J’avance, curieux, mais quand j’arrive près de lui je sens qu’il perd l’espoir de la retrouver. Il lève alors vers moi son visage et dit simplement :
Il faut faire attention la nuit. Des fois il y a des pièges.
Depuis l’orée de la friche, j’observe la maison abandonnée. Je vois le toit de tuiles à la pente accusée, les gouttières tout autour qui ont rouillé et menacent de se défaire. Je vois deux fenêtres à l’étage, elles ne sont plus que des trous étroits, des meurtrières ouvrant de part et d’autre sur des espaces désertés. Au-dessous de l’une d’elles il y a des traces d’œufs éclatés dont le blanc dégouline lentement. À gauche, je vois une large ouverture en arche donnant sur la terrasse. Devant elle, il y a la piscine vide formant dans mon champ de vision comme un trapèze écrasé, cerné d’herbes hautes. Hautes et grises. Tout le reste est pelé. Plus loin sur la droite, jusque derrière la maison, la centrale électrique ressemble à un squelette étendu. Le plus jeune des deux enfants se relève sur la margelle de la piscine, en prenant toutes les précautions nécessaires pour ne pas tomber, puis il se retourne et me regarde. Cela dure un moment. Je crois qu’il ne pense rien. Il sait que je vais partir, mais il est vide, et même si nos regards se croisent je ne peux pas vraiment prétendre qu’ils se soutiennent. S’il me regarde, je crois que c’est uniquement pour attester de mon départ, pour constater que je suis parti.
Je dois dire aussi que l’autre, l’enfant qui était avec moi, s’est trompé. Il a cru cette maison hantée, mais je vois clairement, moi, que plus rien ne la hante. Les seuls esprits en maraude ici sont le sien et, s’il existe, celui de son petit frère. Il s’agit d’une maison vide, d’une demeure abandonnée, ce qui peut-être est plus extraordinaire encore. Et bientôt elle sera détruite. On voudra y bâtir autre chose, ou bien l’on se contentera d’exploiter sa terre. Mais elle sera détruite. Des engins de chantier la cerneront, et abattront pan par pan les murs de ses façades. Les fondations elles-mêmes seront pilonnées pour être extraites et le sol redeviendra celui qu’il était avant sa construction. Cela sera comme si rien n’avait eu lieu, et pour cette cérémonie lustrale je vois déjà les grues que l’on érigera. Elles formeront de hautes colonnes, de larges potences au bout desquelles, faisant partout planer l’ombre, pendra cette lourde sphère de fonte qu’on utilise pour les grandes démolitions. Elle imprimera dans le cœur de ce paysage fugitif et fuyant sa profonde rémanence, elle attirera tout le reste du monde autour dans sa gravité comme en un tourbillon, si vite qu’il deviendra trouble, indistinct, uniforme et liquide. Avant d’être pour toujours enseveli. Elle planera un moment encore et puis, du jour au lendemain, aussi soudain qu’elle sera venue, elle disparaîtra.
Et j’avance devant moi, dans les herbes, puis au travers des ronces. J’abandonne pas à pas comme un souvenir la caresse des tiges de l’ivraie. Déjà les aiguilles des halliers ne m’écorchent plus qu’avec une certaine latence. Des branchages bientôt surgissent des buissons épineux, la vraie végétation peu à peu affermit sa présence. Plus j’avance, plus le lierre et la mousse gagnent sur les ramures, et ma progression reproduit péniblement le temps de leur croissance. Alors, branches et buissons deviennent taillis épais, les lignes noires de leur architecture se révèlent tandis qu’ils prennent en hauteur, jusqu’à me dépasser. Puis le taillis devient futaie, les cimes canopée, l’essence d’une forêt gît en gestation déjà dans son ombre, et je la sens grandir à chacun de mes pas. Elle me recouvre comme une cage thoracique, où je suis le cœur qui s’épuise, et ce que je vois devient plus dense, plus complexe. Il y a le mouvement, bien sûr, mais il y a aussi la géométrie de la végétation, autrement plus difficile à cerner que celle d’une maison, d’une cabane ou d’une centrale électrique. Tout cela s’embrouille et s’emballe, tout fait des nœuds, les branches s’agitent et s’emmêlent en continuant de pousser. Elles s’accrochent les unes aux autres et forment des nœuds de leurs hernies, trop fluidement résolus dans mon passage tachycarde à travers eux et à travers les couches variables des contrastes. Je continue d’avancer, mais les choses ont acquis une telle confusion qu’elles ne se manifestent plus dans mon champ de vision que par leur caractère d’inextricabilité. Elles m’empêchent de percevoir les racines et les souches de leur foisonnement, la moindre perspective dans leur implantation.
Il n’y a plus que des veines et des griffures, plus ou moins grises, plus ou moins noires ou floues, au milieu desquelles maintenant j’ai l’impression de flotter. Maintenant je n’entends plus – Seigneur, depuis quand ? – je n’entends plus le son de mes pas. Je n’entends plus mon pas, et je n’entends pas non plus le son de mon souffle. Ainsi privé de la mesure de mon souffle, de sa fréquence à peu près fixe sur laquelle j’ai réglé mon intuition machinale du temps, rien ne me prouve qu’elle est toujours juste, qu’elle n’a pas varié, qu’elle n’a pas à présent basculé comme l’a fait tout le reste dans une tiède équivalence. Car c’est ainsi, en silence, que le temps s’effondre dans l’espace. J’observe tout cela se dissoudre sans plus penser à rien.
Alors, avec une infinie tranquillité, comme un éclatement colossal, quelque chose éclot sur ce qui flotte encore de moi. Cela se développe sans chronologie, brisant la coquille avec une impatience aussi vaine qu’innocente… C’est une jeune question :
Est-ce le jour qui vient ?
Puis, toutes choses égales par ailleurs, débute la très longue division :
Est-ce le jour qui s’en vient, ou bien la nuit qui s’en va ?
Et la surface tout autour déjà se déforme.
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