Paul : Il paraît qu’au début la route ne passait pas derrière la maison. C’était juste un chemin. Mais la maison était tout à fait semblable à ce qu’elle est aujourd’hui, une pauvre maison de métayer, un peu plus neuve simplement. Avec de l’herbe autour, le chemin tracé par les pas des marcheurs ; et il était tout à fait possible d’installer, le soir, sur la petite terrasse en bois, deux ou trois chaises, de s’asseoir et de laisser la chaleur du jour descendre, en buvant le thé glacé, si raide et râpeux, que tante Molly gardait dans la glacière pour ce moment-là. De temps en temps passait quelqu’un, dont l’identité était facile à deviner malgré la pénombre, à cause d’une façon particulière de tenir ses épaules, ou la forme de sa tête, sa façon de marcher et bien sûr sa voix quand il disait bonsoir. Je parle de ce temps-là comme je l’imagine, comme j’ai pu l’imaginer dans les récits des adultes ; ce que disait tante Molly, ce que disaient ma mère, ma grand-mère et mon grand-père. Surtout ce qui me touchait, c’est ce qu’ils disaient de Will, de sa guitare et de son harmonica. Comment les gens des alentours venaient se regrouper dans le noir autour de lui, assis sur les marches ou dans l’herbe devenue presque froide, presque humide, sous leurs jambes allongées. Pas de camion alors pour remplir la nuit de son rugissement croissant et décroissant… pas de voitures, pas de motos. Juste la nuit, la conversation, le goût du thé, et puis Will qui arrivait, posait son harmonica, s’asseyait sur le bois de la terrasse avec un genou relevé. Tout le monde se taisait, attentif à ce qui allait venir.
Willie : Depuis peu je me surprends à retrouver des souvenirs de ma jeunesse, du pays où je l’ai vécue, qui pourtant semblaient s’être décollés de moi, comme des étiquettes quittent un bocal trempant dans un évier. Pendant longtemps j’ai cru qu’aucune chaleur ni aucune nostalgie ne pourrait jamais venir de ces lieux dans ma mémoire ; que même les gens qui les avaient peuplés resteraient semblables à des spectres en deux dimensions, à demi effacés. Absolument rien de bon, rien qui vibre. Mais il me revient maintenant par bouffées leurs voix, leurs gestes et leurs regards, et de petits lambeaux de joie ou de plaisir parfois se déploient. Celui qui réapparaît le plus souvent, avec ses yeux en pépins de raisin et son sourire timide, c’est Paul, le petit Paul, ses pas trottinant si souvent derrière moi, ses jouets d’enfant pauvre et imaginatif, son attention à la fois constante et discrète. Paul était un chercheur de mystère, et je sentais sa petite âme comme une laine autour de ma douleur presque permanente. Lui seul savait me tirer de ma torpeur avec ses sourires embarrassés, ses questions enfantines ou son silence.
Paul : Willie était grand, mince, il avait une tête ronde, un air toujours comme au regret, sa tête inclinée sur l’épaule dès qu’il écoutait, et il ne cherchait jamais à avoir le dessus. Il faisait toujours ce qu’on lui demandait de faire, il était comme on l’avait toujours connu. Sa mère était l’aînée des trois sœurs, juste deux ans de plus que Molly, et dix de plus que ma mère. Elle l’avait eu très jeune, sans homme aurait-on dit tant elle était craintive et prude. Elle s’en était occupé, chez ses parents, et puis elle était morte, tôt aussi, d’une tumeur qui l’avait fait maigrir à un point incroyable. Willie était là, enfant à la tête inclinée, qu’on n’oubliait pas mais dont personne n’était vraiment le parent. Un petit garçon avec son harmonica dans sa poche. Puis un long adolescent avec sa guitare, payée de ce qu’il avait gagné en ramassant du coton. Grand-père avait décidé qu’il garderait la moitié de ses salaires parce qu’il était orphelin.
Moi, à ce moment-là, j’étais à peine né, la route n’avait pas été tracée encore, juste un chemin derrière les maisons de la famille. Il y avait une autre route bien plus haut sur la colline, à l’écart. Elle ne gênait personne mais elle était trop sinueuse, paraît-il.
Je me souviens bien de lui, plus tard, de son silence. Je me souviens aussi du jour où il est parti – j’avais sept ans – après avoir dit adieu à tous, avec juste une valise, il a descendu la route jusqu’à la gare. Il est parti vers les villes du nord, comme beaucoup déjà à l’époque, avant même que les machines à ramasser le coton ne mettent tout le monde au chômage, ne nous fassent changer de misère. Il y avait trois ans qu’il ne jouait plus… en fait je crois que je ne l’ai presque jamais entendu jouer. Et encore moins chanter. Il avait donné l’harmonica à ma cousine Lisa, mais elle l’a perdu dans le bois derrière la maison, l’après-midi où la cabane s’est cassée sous notre poids (trois enfants en même temps sur la petite plate-forme). Lisa pleurait, et elle a pleuré encore longtemps quand elle a compris qu’elle l’avait vraiment perdu, qu’elle ne le retrouverait pas. On a fouillé pendant des semaines, mais il avait dû glisser jusqu’en bas de la pente, comme un petit animal de métal brillant, et les fourrés de ronces étaient terribles à cet endroit, traçant sur la peau noire des enfants de longues déchirures rouges, ou s’accrochant si violemment qu’on pensait ne jamais se libérer. Lisa commençait à se débrouiller assez bien, et elle me le prêtait parfois. Quand le moment est venu où elle aurait pu en avoir un neuf, pour son anniversaire, elle était passée à autre chose : les boucles d’oreilles, les petits bracelets de perles translucides, ou les billets d’un dollar, tout simplement. Moi je n’étais pas assez grand pour en avoir un, et surtout c’est celui qui avait disparu que j’aurais voulu.
Je crois que je ressemble un peu à Willie. Moi aussi j’ai du mal à remplacer une chose par une autre, un harmonica par un autre, une personne par une autre. « Paul, me disait ma mère, atterris ou la vie te fera atterrir de force. Un harmonica c’est un harmonica et Will est parti, pas la peine de l’attendre. » C’est sûr et certain, il n’y avait que ça à faire.
Will avait une voix plutôt douce quand il parlait, mais haute dans le chant, c’est ce que disaient les gens qui l’avaient entendu chanter. Moi aussi j’ai dû l’entendre, mais j’ai oublié. À certains moments il venait tous les soirs sur la terrasse, à d’autres il partait juste après le dîner, peut-être c’était mieux pour lui de jouer seul, loin, à un endroit où personne ne pouvait l’entendre. Jamais personne n’avait entendu quelque chose comme ça disait ma mère.
La vie était dure, et elle reprenait souvent ce qu’elle offrait, même ces cadeaux-là : la musique, la voix d’un jeune homme, comme une sorte de serpent, qui chante, qui raconte ce qu’on vit, qui desserre les nœuds qui vous empêchaient – sans que vous vous en rendiez compte – de respirer. Tout le monde là, autour, tout le monde tranquillement dans la nuit, dans le bleu qui baigne une petite maison de bois, une terrasse encore tiède, et qui va jusqu’au ciel noir, jusqu’aux étoiles. Willie chante, ou écoute tête penchée les sons venus de sa guitare, de ses doigts entraînés. Et de temps en temps, il prend son harmonica. Cet harmonica, qui est comme sa deuxième voix, une voix inhumaine, qui semble dire ce qu’on ne peut pas penser.
Je crois que ces choses-là ont duré trois ans, ou au moins trois étés… parfois les adultes se repéraient sur ça pour dater les événements : le petit poulain gris, il est arrivé l’année où Willie a acheté sa guitare… on a repeint la barrière l’année où Will jouait encore, peut-être la dernière… ça sentait la peinture le soir.
Willie : Je retrouve aussi le souvenir des années où je jouais le soir derrière la maison, pour les voisins, la famille. Moi qui étais plutôt timide, embarrassé par ma naissance bancale, par le vide de mon père inconnu, et l’idée du péché qui faisait comme un halo, depuis le début, autour de mon visage, de mon prénom, de mes gestes et de ma voix hésitante. Moi, bâtard et honteux de l’être, j’ai senti tout ça se dissoudre dans l’obscurité des nuits d’été, de ces étés-là, quand ma voix et la musique se rencontraient. Je n’étais plus qu’une silhouette vague, j’avais disparu, et comme les autres j’écoutais. Ma voix, la mélodie montant des cordes qu’on touche, le chant qui sortait de la petite bouche métallique de l’harmonica. Ça suivait quelque chose de ma pensée, sûrement… mais était-ce même ma pensée ?
Les gens étaient tout autour, en silence, murmurant parfois, et ils faisaient comme une masse chaude, avec quelques regards brillant dans la pénombre, et puis leur sourire quand ils partaient. C’était indifférencié, ils me répondaient tous ensemble, et ça a été vrai jusqu’à l’arrivée de Mary.
1 dans les diagonales des herbes sèches dans les cassures du bois des planchers dans les tracés des foudres désireuses de pluie dans la poussière et dans les traits couchés de l’herbe fraîche, dans les bulles des poissons crevant au loin sur la peau de la rivière dans les hachures des insectes dans ce qu’on boit pour se désaltérer dans ce qu’on boit pour boire,
dans le souffle soulevant l’âme des petits garçons dans l’odeur du bois chaud dans la douleur des articulations qui se détendent dans la précarité des maisons qu’on ne possède pas sur la terre qu’on ne possède pas mais où on est né dans le corps qu’on possède et dans ceux qu’on touche parfois chacun si particulier
dans l’énergie de l’esprit qui cherche sa forme dans le son, les sons
dans la nuit : ce qui ne se touche pas.
2 reste assis près de moi petit esprit petit moi j’ai quelque chose pour toi qui me pèse sur le cœur laisse-moi – je t’en prie – te le donner. touche mon bras des doigts de ton esprit léger je me vois dans le reflet noir de tes pupilles et je sens que tu veux bien ce que j’ai à donner.
Paul : La dernière année (je devais avoir à peine trois ans puisque je suis né en juillet), j’étais sûrement dans mon petit lit, dans la chambre de derrière, fenêtre grande ouverte pour laisser entrer l’air du soir. Will chantait, et jouait, et tous les voisins s’étaient approchés comme d’habitude, et se taisaient, même les nouveaux voisins, emménagés depuis quelques mois… des gens qui avaient repris la seule boutique du village. Des gens bien, très religieux. Mary était l’aînée. Une vraie beauté disait ma mère.
Moi bien sûr je n’en ai aucun souvenir. Une jeune fille aux cheveux soigneusement lissés et maintenus par un bandeau. Une jeune fille assise dans l’herbe, genoux joints et jambes repliées sous elle, des yeux étirés et noirs, liquides, et son sourire (j’ai vu une photo d’elle, à une fête, au milieu des autres filles du village).
Mary chantait à l’église, et écoutait chanter et jouer Will, le soir, au milieu des autres gens. Un soir elle a dû demander à ses parents l’autorisation de s’approcher, de lui parler entre deux morceaux, et il a dû être très touché de voir cette jeune fille inclinée au-dessus de lui, lui demandant de jouer quelque chose, ou lui proposant simplement de chanter avec lui, derrière lui. C’est un peu étonnant qu’ils aient accepté, ces gens si raides, si vertueux : leur fille chantant avec ce garçon suspect, cet enfant du péché. On ne peut l’expliquer que par le talent de Will, cet envoûtement qui donnait l’impression d’être compris, entouré. Ces parents étaient fiers de leur fille, de sa voix, et elle est venue aussitôt répondre à la musique de Will, dans un dialogue hésitant et parfait. Et soir après soir, c’était sans doute difficile de s’arrêter. C’est Will qui posait sa guitare, et restait immobile, tête penchée, souriait à Mary qui se levait aussitôt sans bruit, légère dans l’obscurité, descendait les marches et rejoignait sa famille.
Ce qui s’est produit ensuite n’est pas difficile à comprendre. Un malheur ordinaire, un de ces drames que les familles gardent à moitié enfouis, qui détruisent le rythme des jours ordinaires. C’est Lisa qui peu à peu a réussi à savoir, et m’a raconté. On était déjà adolescents, elle a interrogé les femmes de la famille, c’était plus facile pour elle, et elle me l’a dit après.
Mary rentrait à pied de l’école où elle prenait des cours de couture. Elle traversait tout le village en suivant le chemin qui passait derrière chez nous, puis longeait un moment la rivière, sous les arbres, et remontait chez elle. Elle était accompagnée toujours de ses sœurs, mais il y a des solidarités silencieuses… Will n’était pas un garçon pour elle. Qui était un garçon pour elle ? Le fils du pasteur ?
Willie était là toujours, assis sur le bord de la terrasse en bois, réparant quelque chose, une roue de vélo, une chaise, ou lisant. Elle restait debout devant lui un instant, parlant avec lui de ce qu’il faisait, de sa lecture, leurs yeux parlant d’autre chose. Et il terminait la réparation, le chapitre, refermait avec soin le livre. Et lentement, posément, ils descendaient ensemble un petit bout du chemin. D’abord jusqu’au bois, puis jusqu’à la rivière, puis ils s’enfonçaient de plus en plus sous les arbres, les petites sœurs loin devant, hors de portée de voix, jouant un long moment avant de rentrer pour ne pas trahir leur sœur aînée, ni le garçon qui jouait et chantait avec elle chaque soir, qu’elles écoutaient aussi.
Qu’est-ce qui faisait oublier l’heure à leur mère, là-haut dans la maison ? Était-elle si absorbée dans la cuisine, ou dans l’odeur du linge qu’on étend sur sa corde ? Ou par un livre aussi, peut-être ? Une magie qui faisait oublier le temps, les choses qui ne doivent pas se faire, les précautions. Et permettait qu’en bas, dans l’ombre bleutée, dans l’herbe et sur la terre sèche, et contre les troncs, se joue ce qui ne pouvait se jouer ailleurs, ni autrement. C’était peut-être la force de la musique, sa vérité impossible à dénier.
Mais Mary a été enceinte, et tout est sorti de la magie, bien sûr.
Will a cassé sa guitare, après que le père de Mary soit venu le frapper. Mary a disparu, on ne saura jamais comment ni où, après des jours de cris, d’enfermement, après avoir hurlé que non, elle n’épouserait pas le fils du pasteur, ni personne d’autre que Willie, et qu’elle ait compris qu’il lui resterait toujours interdit.
Lisa a beaucoup interrogé, beaucoup essayé de savoir, des années après, de trouver des indices. Mais aucune femme de la famille ni personne du village ne semblait savoir ce qui est arrivé à Mary. Sa famille était partie quelques mois après : le visage de sa mère fermé et plombé, les yeux toujours à demi baissés, et les petites qui semblaient avoir perdu leur ombre, qui rasaient les palissades, ne parlaient plus.
Willie a commencé à attendre. C’est ainsi que je l’ai connu, toujours attendant, silencieux. Je crois qu’il attendait un fantôme, ou la belle Mary devenue le diable, plein de douleur si ça existe. J’ai longtemps pensé que la douleur était inconnue du diable, qu’il riait toujours, mais peut-être c’est le contraire. Peut-être le diable est exactement comme nous, toujours perdu, et c’est pourquoi il est facile de tomber dans ses bras quand on joue du blues, ou autre chose. Alors Willie ne pouvait être vraiment qu’avec les enfants. Non que les adultes l’aient rejeté ou méprisé… non, il promenait autour de lui une zone de silence, et les adultes s’y heurtaient, avec leur regard trop direct, leurs conversations, leurs projets. Il était comme les enfants, sans projet et sans question. Je crois qu’il a été une sorte de père très jeune pour moi, qui n’en avais plus. Le mien était mort aussi. « On meurt plus souvent chez les pauvres », disait grand-mère. « C’est dangereux d’être pauvre. » Willie ramassait le coton, réparait les jouets ou nous lisait des contes, des livres de la petite bibliothèque paroissiale. Quand il a eu fini d’attendre, il est parti. Je me demande toujours s’il s’est remis à jouer, ailleurs – en tout cas il n’est pas revenu nous faire écouter sa musique. Peut-être il ne pouvait pas supporter de repenser à tout ça? Et puis ce serait impossible de jouer ici : la nouvelle route est si bruyante, on n’entendrait rien. Bientôt je partirai aussi, il n’y a plus de travail.
Willie : Il y a deux mois, j’étais occupé à repeindre une petite table sur le bord du trottoir devant chez moi, quand une jeune fille est arrivée. En fait je l’avais déjà vue passer une fois de l’autre côté de la rue. Quelque chose de contraint dans sa façon de marcher m’avait fait lever les yeux de mon travail, et mon regard était comme un doigt posé au milieu de son dos qui s’éloignait. Au bout d’un moment elle est revenue, et l’ayant aperçue du coin de l’œil je faisais bien attention à mon pinceau, pour ne pas lui rendre les choses plus difficiles. Elle m’a demandé si je m’appelais Willie, et ce prénom que je n’entendais plus jamais m’a fait lever les yeux fortement, je me suis mis debout. Elle était là si hésitante et angoissée, à deux pas de moi, je ne savais comment rompre ce silence. J’ai posé mon pinceau et on s’est mis à marcher vers le petit square, j’ai poussé le portillon et on s’est assis sur le premier banc, côte à côte. C’était la deuxième sœur de Mary, celle qui n’avait que deux nattes très serrées quand elle était enfant, et qui avait des jambes si longues et minces quand elle courait. Bien sûr je n’aurais pas pu la reconnaître. Elle m’a dit qu’elle avait quelque chose à me dire, et quelque chose à me montrer.
Elle m’a raconté la dernière soirée de Mary, alors que ses parents l’empêchaient depuis plusieurs jours de quitter la maison… une longue conversation entre elles, dans la chambre, dans les larmes, et puis à la fin Mary était de plus en plus calme, et elle de plus en plus terrifiée, elle essayait de trouver pour sa sœur d’autres issues, mais il n’y en avait pas. Elle avait fini par accepter de venir rouvrir la porte de derrière, le lendemain matin. Et c’est seulement en revenant de l’école qu’elle avait trouvé sous son oreiller la lettre, sans destinataire, qu’elle avait donnée à ses parents, une lettre d’adieu. Elle m’a tendu la vieille lettre et je l’ai lue. Il m’a semblé qu’une sorte de cataracte s’ouvrait en moi, qui aurait attendu tout ce temps, bloquée quelque part. Je l’ai maintenue encore quelques instants, le temps de dire au revoir et merci à celle qui venait de faire cette chose difficile, pour moi. En même temps, je me disais que je n’apprenais rien. Mais j’avais lu, entendu, c’était très différent. Je suis rentré chez moi, avec enfin la réponse.
Maintenant je vais bien. Quand je suis d’humeur paisible, que la journée a été bonne, je peux repenser à Mary. Je peux la revoir comme si c’était hier, ou sentir la douceur de sa voix, elle chante à nouveau en moi, avec moi… Je me dis que j’ai eu beaucoup de chance de rencontrer quelqu’un comme elle, une personne qui vous accompagne avec simplicité et presque sans crainte sous les arbres, au bord d’une rivière. Sans hésiter, comme si c’était la seule chose à faire, qui vous montre presque où vous vouliez aller. Si elle avait été différente, trop timide ou trop vertueuse, si j’avais dû insister, prier, comment aurais-je pu supporter, ensuite, l’horreur qui a suivi ? Je pense que c’est ainsi qu’elle a choisi de rester vivante : se laisser aller dans la rivière avec notre minuscule enfant.
Bientôt je pourrai retourner là-bas, retrouver le petit Paul avec ses doigts de pieds blancs de poussière dans les sandalettes, le petit Paul qui doit être bien grand maintenant. Il faut que je le retrouve avant que l’oisillon ne prenne son vol. Je dirai bonjour à tout le monde, et je descendrai avec lui au bord de la rivière, loin de cette nouvelle route dont m’a parlé tante Flo dans une lettre, cette route si bruyante. On descendra sous les chênes verts, tout près de l’eau avec ses remous, le son de l’eau dans les herbes et l’odeur de boue même en plein été. On s’assiéra sur les pierres plates au bord et je jouerai pour Paul, pour Mary, et pour l’enfant-poisson qu’elle a emmené avec elle ; le père jouera pour la mère et l’enfant.
1 « Viens souffle créateur visite l’esprit des tiens… » il faut descendre il faut aller jusqu’au lit des eaux jusqu’au relief des racines tordues sous les arbres noirs atteindre le niveau du sol où rampe l’animal voir sous les feuilles. puis fermer le canal des yeux seulement toucher flairer entrer s’ouvrir il faut aimer avec son corps. les arbres craquent, l’eau chuinte le tonnerre soutient notre écho, si loin, si faiblement que le temps ne passe plus. à l’intérieur de nous il n’y a presque que de l’eau chaude, mélangée nous ne sommes que des orifices.
2 j’ai vu la fillette de la mort avec son petit chemisier si propre elle savait mieux porter le seau jusqu’à l’eau mieux l’enfoncer, mieux le sortir ruisselant et métallique. elle a une voix si spéciale elle me dit ce qu’il faut elle mouille sa main et me touche le bras. c’est comme la femme de ma musique ondulant à la limite des bois juste au-dessus des arbres, la fumée de la nuit la cache quand je m’arrête.
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