Je n’ai pas de nom. Et je n’ai pas de matricule non plus. Car nous ne sommes pas dans un mauvais polar de science-fiction. J’existe, c’est tout. Et je me souviens. Je me souviens de ce jour où tout a changé. Je me souviens du choc, de la douleur, de la peur, de la terreur de l’accident, et du trauma existentiel qui a suivi. Je ne l’ai pas vraiment vécu, mais je m’en souviens quand même. Car, comme d’innombrables milliards d’êtres humains et post-humains avant moi, j’ai tenu à revivre les derniers instants du premier d’entre nous. Et une large partie de sa nouvelle vie dissolue. Je ne sais pas qui vous êtes. Je ne sais même pas ce que vous êtes. En fait, je ne suis même pas sûr qu’il existe autre chose que notre Sphère. Mais j’envoie quand même ce message, qui retrace l’histoire singulière de notre espèce et de ses dérivés. Peut-être ce message restera-t-il sans auditeur pour la nuit des temps, je ne sais pas. Jusqu’ici, nous n’avons rencontré aucune autre espèce ou civilisation, ni même aucune autre forme de vie. Sommes-nous vraiment si singuliers ? Je ne l’espère pas. Parce que si nous sommes les seuls, alors, bientôt, il n’y aura plus rien. Mais avant de mettre fin à tout ce que nous avons bâti, je fais la synthèse, je module le signal qui va partir dans le cosmos, pour raconter notre histoire, pour raconter ce que nous avons vécu, avant que je décide d’y mettre fin. Ce message, composé d’ondes radio pulsées, sera émis sur toutes les fréquences possibles, dans toutes les directions imaginables – même les dimensions cachées de notre espace-temps –, selon tous les vecteurs possibles : photons, neutrinos, bosons, ondes gravitationnelles, bref, tout le spectre des choses connues sera balayé. J’espère que vous saurez décoder et comprendre ce message. Si vous existez, si vous êtes doué de conscience, si vous comprenez mon message, j’espère sincèrement que vous le trouverez utile. Mais je ne vous dirai pas tout. Je vous laisserai combler les blancs. De toute façon, je ne sais pas tout non plus. Tant de copies ont disparu. Et puis, à quoi bon tout vous dire ? Vous êtes très probablement différent de nous, vous devez penser d’une manière absolument autre que la nôtre. Mais, au moins, j’aurai essayé. Ce qui suit n’est pas réellement un témoignage. Ce ne sont pas des mémoires, ce n’est pas un récit. C’est une reconstruction artificielle des possibles états d’âme d’une personne. C’est exotique, mais sûrement pas autant que vous. Advienne que pourra. Pour la dernière fois, harnaché, perfusé, câblé, j’invoque le flux Souvenirs. Voici donc une partie de ce qu’il s’est passé, voici l’histoire du premier d’entre nous. Mais une partie seulement. Ce sera déjà bien assez.
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Je m’appelle Julien Simon. Je n’ai jamais aimé ce nom. Parce que selon que l’on vous appelle par votre nom ou par votre prénom, vous ne savez pas si celui qui fait l’appel parle de vous ou d’un autre. Et c’est pareil pour vos camarades de classe qui ne savent pas s’ils ont affaire à un Julien ou à un Simon. Foutues années de collège. Mais bon. J’ai plus important à dire, à raconter, à consigner. À stocker – puisqu’apparemment, c’est tout ce que je peux faire maintenant. Stocker de l’information dans une puce, sur une bande ou dans une barrette de mémoire. Je n’ai pas les détails du hardware. Et c’est très bien comme ça. Je m’appelle – ou m’appelais ? – Julien Simon, donc. Mais disons Julien tout court, ce sera plus simple. Je suis mort un jour de mars, dans le sud de la France, lors de ma trente-et-unième année. La fleur de l’âge. Coupé en deux par une glissière en bord de route. Étrangement, ce ne fut pas si douloureux. En fait, si, ce fut douloureux, mais je m’attendais à pire – bien pire. Ce fut surtout très effrayant. Et puis, j’ai pu expérimenter le phénomène de récapitulation. Vous savez, lorsque l’on dit que, juste avant de mourir, on voit sa vie défiler devant ses yeux ? Ça m’est arrivé. Enfin, c’est en tous cas ce que je crois, car je dois bien avouer que cette partie de ma « vie » restera à jamais nébuleuse pour moi et pour mes copies. Peut-être n’ai-je fait que rationaliser après coup cette décharge émotionnelle qui m’a vrillé le cerveau, je n’en sais rien. Après tout, je ne suis pas un scientifique. Loin s’en faut. Je suis juriste. Après des études longues et difficiles, je devins donc juriste. J’étais mal payé, mais mon travail était gratifiant. Je travaillais en effet à épingler les sociétés voyouses qui détruisaient la planète et la civilisation. Rien que ça. Bon, évidemment, nous passions notre temps à perdre nos procès à cause de vices de forme douteux, de non-lieux bien pratiques, d’avocats véreux ou de faux témoignages. Mais il nous est aussi arrivé de gagner. Nous avons par exemple infligé cinquante milliards d’euros d’amende à une grande société pharmaceutique allemande, qui avait délibérément inoculé le SIDA à des patients. Nous avons aussi obtenu réparation contre une société pétrochimique américaine qui avait tué et contaminé des dizaines de milliers de personnes en Inde, lors d’un accident industriel. C’était en 2041. Un joli coup. Et puis, je suis mort. C’était en 2045. Je ne crois pas qu’il faille y voir un quelconque complot. Non. Il est vrai que je travaillais sur un sujet assez brûlant – l’exploitation d’enfants en Chine pour le compte d’une société américaine de design technologique –, mais je ne pense pas avoir été la victime d’un meurtre. Non, je pense plutôt avoir été l’une des multiples victimes de ces accidents dont tout le monde pense qu’ils n’arrivent qu’aux autres. Mais, pas de bol, ça m’est arrivé. J’ai donc fini ma carrière de juriste humanitaire dans un petit virage des Pyrénées. Percuté par un automobiliste en perte de contrôle, ma moto a été broyée, j’ai été projeté dans les airs et j’ai fini sur la glissière. La faute à pas de chance. Et, donc, lors de mon long vol plané où se mêlaient images de débris, de ciel bleu, de bitume et de véhicules, j’ai vu ma vie défiler devant mes yeux. Si l’on peut dire. J’ai donc revu mon enfance heureuse mais solitaire dans un petit pavillon de banlieue parisienne. Mes deux parents travaillaient, sans oublier de s’occuper de moi. J’avais de bons résultats en primaire, et quelques amis. Pas beaucoup, mais suffisamment pour être heureux. Le collège fut beaucoup plus difficile. Je n’ai pas su m’intégrer. Trop timide, je suis passé à côté de ces années. Mais bon, passons. Au lycée, cela allait un peu mieux. Même si, une fois encore, ma timidité m’a fait passer à côté de quelques belles histoires. Je n’en aurai jamais le cœur net, mais c’est bien ce qu’il me semble. Clairement, je fus un sacré couillon. Et, évidemment, ça a continué à l’université. N’ayant aucune vie sociale, incapable d’avoir de vraies relations, je me noyais dans les révisions. J’étais doué. Je prenais silencieusement place dans le top dix chaque année. Personne ne me remarquait, mais c’était ma seule fierté, le seul truc positif dans ma petite existence. En dernière année, j’entrepris de faire un double master. Vu qu’on ne branlait rien cette année-là, je pus passer un master 2 de philosophie en plus des mes études de droit. C’était totalement inutile sur le CV, mais bon, ça m’intéressait, ça m’occupait. Et puis, je crois aussi que ça me permettait de m’apitoyer sur mon sort. Pendant que les autres se bourraient la gueule, moi je rédigeais des essais sur Nietzsche. Incapable de prendre du plaisir avec les autres, je mettais un point d’honneur à me montrer à moi-même combien j’étais minable : au lieu de sortir, de boire et de niquer, je révisais. Que voulez-vous ? Quand on ne sait pas s’amuser, on se torture. Quand on n’est pas capable d’accéder au bonheur, on se réfugie dans le malheur, l’auto-flagellation, l’auto-apitoiement. Quand on est au fond du trou, on se tartine avec de la boue, car c’est tout ce qui nous reste. C’est minable, je sais, mais ce fut mon quotidien pendant des années. Ça ne veut pas dire que je n’ai pas réussi à me tirer mon content de cageots, et aussi quelques jolies – généralement sur des malentendus –, mais ça veut clairement dire que ma vie était pauvre et triste. Je me réconfortais mollement en me disant – et c’était vrai – que le sexe, c’est un peu comme la pizza : même quand ce n’est pas top, c’est déjà géant. J’aurais peut-être pu trouver un certain réconfort dans le sport, car je n’y étais pas si nul que ça. J’aimais bien le rugby notamment, mais les joueurs de mon équipe étaient vraiment trop bas-du-front, si je puis dire. Et puis, bon, toute cette logique et cette éthique sportive à la con, ça me saoulait. C’est peut-être parce que je perdais souvent, mais ça m’énervait prodigieusement que l’on répète à longueur de temps que « l’essentiel, c’est de participer », alors qu’on ne célébrait jamais que les vainqueurs. Ma vie professionnelle a changé tout ça, heureusement. Primo, parce que j’avais l’impression que ma vie avait du sens. J’étais payé pour aider les gens. Ou, tout au moins, pour tenter de les aider. C’était stimulant. Et puis, dans ce milieu, on rencontre des gens. Des gens bien. Ma petite amie, par exemple. Belle, douce et brillante, Sandra fut un régal des sens et de l’intelligence. Mais vous vous demandez peut-être pourquoi je suis devenu juriste dans ce milieu. La réponse est simple : je n’en sais rien. Enfin, si, j’ai une explication a posteriori, mais ce n’était pas prémédité. Pas complètement tout du moins. J’étais nul en sciences, mais le droit, ça m’avait l’air abordable, et surtout, ça ne m’avait pas l’air trop chiant (quoi qu’on puisse en dire). Je me suis donc jeté dedans. Maintenant, pourquoi être devenu juriste « humanitaire » ? Outre le fait que c’était gratifiant, c’est peut-être aussi en partie parce que c’était très difficile et qu’une paye de misère m’attendait si jamais j’allais au bout. Il est indéniable que j’ai choisi cette voie parce que c’était celle de la souffrance. Le côté gratifiant de la chose a joué, c’est vrai, mais, comme je l’ai déjà dit, je pense vraiment que c’était parce que je voulais m’infliger cette souffrance. Et, de ce côté, j’ai eu droit à mon heure de gloire le jour de la remise des diplômes. J’étais en effet quelque part dans le top trois sur le cumul de mes cinq ans d’études. Je n’avais pas les chiffres précis, mais je m’imaginais assez facilement en haut de l’affiche. Après tant d’années d’efforts silencieux jamais reconnus – ni même remarqués –, j’allais enfin avoir mon heure de gloire en étant sacré major de promotion. Mais non. C’est un certain Stanislas qui m’a coiffé sur le poteau, parce que monsieur avait fait une année de césure dans un cabinet de droit des entreprises en Pologne, et que notre directeur des études était un grand fan des années de césure. Foutu connard. Moi, j’avais fait un double master, mais ça, ça ne comptait pas. Mais, là où cela vous surprendra – ou pas –, c’est que cet échec était en quelque sorte un aboutissement. C’était le summum de la souffrance et de la nullité, j’avais tout donné – et même plus – sans jamais avoir rien en retour, sans m’amuser, sans sécher les cours, et j’échouais minablement juste devant la dernière marche du podium. D’un certain côté, c’était grandiose, et moi qui avais toujours plus ou moins inconsciemment cherché à me punir et à me rabaisser – car incapable d’être heureux –, je réalisai là une performance historique. Je pouvais me murmurer à moi-même des insultes pathétiques, me traiter moi-même de raté, de gros blaireau incapable, de vaniteux à la recherche d’un mérite minable – et même pas foutu de décrocher la timbale. Bref, c’était la conclusion parfaite, une apothéose de tristesse et d’auto-flagellation dans le silence de ma tête, au dernier rang, dans mon costard ridicule parce que trop grand. Pour parachever la journée, je ne me présentai pas au gala, et me couchai tôt, seul dans mon petit studio, en songeant au suicide. Un suicide purement théorique bien sûr, tant je n’aurais jamais eu la force mentale de passer à l’acte. Voyez, même là, je trouvais le moyen de me rabaisser. Bon, il y a tout de même une autre raison. L’empathie. Moi qui n’avais la sympathie et l’amitié de personne, je vivais la solitude avec une extrême violence. J’ai eu tout le loisir de voir à quel point l’homme peut être une créature méchante. J’ai côtoyé tant de nombrilistes et de moi-je, tant de Kévin prétentieux, que j’en vins à abhorrer la volonté de puissance du genre humain. Je ne pouvais plus supporter ceux qui se la racontaient, ceux qui parlaient non pas pour créer des liens mais pour montrer à quel point ils étaient mieux que les autres, pour montrer systématiquement à leurs interlocuteurs qu’ils étaient en face d’un être supérieur. Pour moi, ce n’est pas ça que d’être un humain. Pour moi, l’existence ne devrait pas se résumer à une lutte permanente. Nous ne nous battons plus physiquement comme à la préhistoire, non, désormais, nous nous battons avec des mots. Combien de fois ai-je discuté avec quelqu’un qui, sans que je lui demande rien, me promettait de parler de moi à un tel ou un tel, soi-disant pour m’aider dans ma vie professionnelle, mais bien plus sûrement pour étaler ses connaissances du milieu et faire resplendir son réseau – et donc son statut social. Inutile de préciser que, une fois la soirée terminée, le beau parleur en question ne tient jamais ses promesses. Car une telle débauche de belles paroles n’a pour unique but que d’asseoir sa supériorité. Et je ne pouvais plus le supporter. J’avais besoin d’empathie. Pour moi, pour les autres. Alors, je suis allé dans l’humanitaire. Bon, évidemment, même dans l’humanitaire on tombe sur des moi-je, des gens uniquement là pour se faire mousser et pour choper. Je pense même pouvoir dire que c’est dans ce milieu que l’on rencontre les pires d’entre eux. Mais pas que. Il y a aussi des gens bien. Heureusement. Et c’était ce que j’étais venu chercher. Après tant et tant d’années à lutter, je m’étais enfin trouvé un petit groupe d’êtres humains au bon sens du terme. C’est là que j’ai trouvé Sandra. Malheureusement, comme je vous le disais, je suis mort. Comme quoi. Il faut croire que je n’étais pas fait pour le bonheur. Mais revenons-en à mon accident, puisque c’est quand même là que tout a vraiment commencé. Je dois vous dire que la récapitulation de la vie, c’est quand même un peu surfait. Car, longtemps après l’impact, et avant que je ne meure, je ne peux pas vous dire combien de temps il s’est écoulé, mais ce que je peux vous dire, c’est que j’ai continué à voir défiler ma vie. Bref, là où je veux en venir, c’est que la récapitulation n’est ni aussi rapide ni aussi intégrale que ce que l’on raconte. Mais peu importe, au final. Je digresse inutilement. Quelques mots sur mon crash : violent, dur et mou en même temps. Je me souviens de l’impact qui m’a rendu muet en me brisant les dents. Je me souviens aussi de ce rouge sang qui m’a ôté la vue. Et puis… j’ai glissé dans un autre monde. Un monde onirique, fait de situations absurdes et de drôles de personnages. Un monde dont on ne sait jamais s’il correspond à un rêve ou à un coma, un monde dont on ne sait pas si les bruits et les personnages sont inspirés de ce que notre corps perçoit encore de l’extérieur ou bien si tout n’est que pure invention. Un monde dont on se doute bien qu’il est la fin de la vie, que l’on espère être une transition vers la vie après la mort, vers cet au-delà que l’on espère tant exister, car c’est tout ce qui nous reste. L’au-delà, ultime espoir face au néant. Pour tout vous dire, je n’étais pas particulièrement confiant. Car j’avais beau n’être qu’un juriste, je m’étais longuement penché sur la question, en abordant aussi bien ses aspects philosophiques que métaphysiques, scientifiques ou religieux. Et la conclusion que j’avais tirée de toutes mes lectures n’était guère rassurante. Agnostique, je menais ma petite embarcation sur le fleuve de la vie, terrifié par la mort, prenant l’eau de partout, sentant l’athéisme monter en moi comme l’eau inondant ma cale, et je n’avais pas grand-chose pour écoper. Bref, je subissais ce rêve absurde comme le dernier, attendant le clap de fin, l’écran noir, avant de retourner au néant.
Mais, étrangement, le néant n’est pas survenu. Mon rêve a pris les formes d’une opération chirurgicale de la dernière chance. J’entendais parler de greffe d’organes, de transplantation, et d’autres termes techniques. Ça m’a terrifié. Ça m’a terrifié, parce que j’avais beau savoir que la médecine faisait des miracles, je sentais bien qu’ici j’étais le donneur d’organes et non pas le receveur. Ai-je inventé tout ça ? Ou bien ai-je fabriqué mon rêve à partir de ce que j’entendais ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est qu’en tant que motard, je connaissais la règle : on ne pouvait recevoir des organes que si on était soi-même un donneur. La loi Onfray avait suscité un tollé à l’époque, mais personnellement je trouvais la logique implacable. En procédant ainsi, tout le monde ou presque est devenu donneur du jour au lendemain. Et, sans aller jusqu’à dire que cela avait résolu tous les problèmes, il fallait bien admettre que les choses s’étaient considérablement améliorées. Enfin bref, je savais que j’étais donneur, et donc que je pouvais recevoir. Ainsi, si ma situation n’était pas trop désespérée, j’étais peut-être sur le point d’être sauvé. Mais deux choses me liquéfiaient : les médecins parlaient-ils de récupérer mes organes ou bien de m’en donner de nouveaux ? Je n’en avais pas la moindre idée. Et, par ailleurs, j’étais pris d’un doute horrible : étais-je vraiment donneur ? Je me souvenais très bien avoir rempli le formulaire électronique, mais je me souvenais tout aussi bien du Trésor public qui n’avait jamais enregistré mon dernier changement d’adresse, pourtant signifié par le même type de formulaire. C’était horrible. J’avais l’impression que je n’allais pas être sauvé à cause d’un funeste loupé administratif. J’aime autant vous dire que ce n’est pas un moment très agréable à passer. Et, alors que je paniquais, ce fut l’écran noir. Puis le néant.
Mais ce n’était pas le vrai néant, ce n’était pas la fin de toutes choses. Car mon néant à moi n’a duré qu’un certain temps. Une durée que je ne pourrais jamais chiffrer. Car on ne m’a pas dit grand-chose du procédé. Toujours est-il que je me suis réveillé dans un lit blanc, sous un ciel blanc, dans un monde blanc à perte de vue. Tout était neutre, aseptisé, jusqu’à la température qui n’était ni chaude ni froide – en fait, je doute même que la variable température ait été prise en compte dans cette première partie du programme. C’était franchement flippant. Je me suis très vite mis à hurler, à appeler du monde, au secours. Et puis, une voix m’a répondu. Une voix qui semblait venir d’en haut, mais, à la réflexion, je ne crois pas vraiment que ce fût le cas. Je pense qu’elle venait juste de l’intérieur de ma tête, qu’elle était juste là, en tant qu’information pure, mais bon, après le traumatisme que j’avais vécu, et ce réveil sous un ciel étrange, vous ne m’en voudrez pas d’avoir eu l’impression que Dieu le Père s’adressait à moi depuis Là-Haut. La voix m’a lentement expliqué que j’étais mort, qu’elle était vraiment désolée, que les chirurgiens n’avaient rien pu faire pour me ramener à la vie dans mon enveloppe charnelle, et tout et tout. J’ai accusé le coup, mais j’ai commencé à comprendre que ce n’était pas Dieu le Père qui me parlait. Il y eut un silence. C’est alors que je demandai ce qu’il se passait : mon enveloppe charnelle était manifestement décédée, très bien, mais dans ce cas, moi, là, sur mon petit lit blanc, j’étais quoi ? Alors, sans y aller par quatre chemins, la voix m’a expliqué : j’avais été numérisé. J’étais désormais une conscience logicielle, qui tournait sur un ordinateur d’un genre nouveau. J’aime autant vous dire que dans le genre flippant, ça se pose là. Alors, je me suis allongé, et puis j’ai réfléchi. Il va de soi que, lorsque l’on vous apprend que vous n’êtes plus un être de chair et de sang, mais un simple flux de données virtuelles, vous vous posez un paquet de questions. Au début, vous vous demandez si c’est une blague. Mais l’étrangeté de l’endroit, son blanc infini et les drôles de sensations qui l’accompagnent sont remarquablement convaincantes. Ensuite, vous vous demandez comment une telle chose est possible. Et, là, vous n’avez pas vraiment de réponses. Je me souvenais avoir lu quelques articles sur le sujet, je me souvenais qu’on en parlait de plus en plus, et que certains scientifiques commençaient à penser que c’était possible. Mais je n’en savais guère plus et puis, de toute façon, je n’étais ni scientifique ni informaticien. Du coup, j’ai regardé le ciel, et j’ai posé la question, tout simplement. Et la voix m’a répondu que c’était trop compliqué et pas important. Vous vous doutez bien que j’ai insisté. On m’a alors expliqué que j’étais le premier être qui avait jamais été numérisé, mais que je n’étais ni un cobaye, ni un prototype. La technologie était déjà parfaitement au point, m’assurait-on. Lorsque j’ai émis quelques doutes, la réponse fut cinglante. En effet, à partir du moment où j’étais conscient, c’était que ça fonctionnait, point barre. Après quelques secondes de réflexion, je me suis rendu compte que je n’avais rien à redire à ça, alors j’ai accepté ma situation. On m’a ensuite expliqué – lorsque j’ai demandé si j’étais un programme comme Windows par exemple – que je n’étais pas vraiment un logiciel exécuté sur un supercalculateur, mais plutôt le produit indirect – émergent, m’a-t-on dit – d’un processus généré par une grappe de processeurs organisés en réseau de neurones. La belle affaire. On m’a également expliqué que je n’étais plus un être existant continûment dans le temps – en raison de la discrétisation du temps rendue nécessaire par l’informatique. En gros, le processus que je suis n’est exécuté que par à-coups, bloc par bloc, itération par itération. J’ai évidemment demandé ce qu’il advenait de moi entre chacun de ces processus élémentaires. La réponse fut évasive. Ou alors c’est moi qui n’ai rien compris. Apparemment, entre chaque itération, je retourne au néant, pour en resurgir à l’itération suivante. Mais le procédé est totalement transparent pour moi. Je n’ai pas conscience de mourir et de renaître à chaque instant. Encore heureux, aurais-je envie de dire. Bref, je n’y comprends rien.
Mais là où les choses se compliquent, c’est au niveau du « déficit de temps ». C’est un concept – ou plutôt une réalité, pour moi – atrocement perturbant. Laissez-moi donc vous résumer l’échange que j’ai eu avec la voix à ce sujet.
– Et mes parents ? demandai-je. Où sont-ils ? Sont-ils même au courant, d’ailleurs ? – Pourquoi ne seraient-ils pas au courant ? – Parce que je suis juriste, voyez-vous, et je ne suis pas sûr que numériser quelqu’un et l’enfermer dans une grappe de processeurs soit franchement légal. Il me semble que cela pose des problèmes d’éthique. – En effet. Mais vos parents sont au courant. Tout le monde est au courant. Il s’agit d’une avancée scientifique remarquable. C’est un moyen de sauver des vies humaines et de toucher à l’immortalité. Il y a des débats houleux, mais la chose est légale. Tout du moins pour l’instant. – Comment ça, « pour l’instant » ? Vous voulez dire que votre petite expérience pourrait brutalement devenir illégale ? Et on me… débrancherait ? – Non. Au pire, personne d’autre ne serait numérisé. Mais personne ne prendrait la décision de vous tuer une deuxième fois. – Admettons. Et mes parents, alors ? Et Sandra ? Pourquoi ne me… parlent-ils pas ? – Ils ne le peuvent pas. Enfin, pas vraiment. – Et pourquoi ça ? Vous me parlez bien, vous ! – Je suis une intelligence artificielle. Et je peux faire des choses que les humains ne peuvent pas faire. – Expliquez-moi. – Disons que calculer ou, plutôt, générer votre conscience, prend du temps. C’est une simulation informatique extrêmement gourmande en ressources. À tel point que l’on ne peut vous faire vivre en temps réel. C’est totalement transparent pour vous, mais vous vivez en temps ralenti par rapport au monde réel. – Ralenti ? De combien ? – D’un coefficient cent environ. Mais c’est variable. Cela dépend de l’occupation des serveurs, et de ce que vous faites. Lorsque vous dormez ou lorsque vous laissez votre esprit vagabonder, vous remontez à trente. Mais dès que vous réfléchissez – comme maintenant –, votre déficit de temps est de presque trois cents. Et lorsque vous commencerez à créer des mondes – ce qui n’est qu’une question de temps –, qui sait jusqu’à quel déficit vous tomberez ? – Donc… mes proches ne peuvent pas communiquer avec moi ? – Ils le peuvent. Mais pas en temps réel. Vous ne pouvez consulter (et leur envoyer) que des messages préenregistrés. – Et… Ils l’ont fait ? Ils m’ont laissé des messages ? – Oui. – Puis-je les consulter ? – Bien sûr. – Envoyez.
C’est ainsi que j’ai découvert une vidéo, sobrement intitulée Tes parents qui t’aiment, dans laquelle mes géniteurs, en pleurs, me demandaient de leur pardonner pour avoir osé m’infliger cette existence virtuelle et immortelle. Ils m’expliquaient qu’ils étaient désolés, mais qu’ils ne pouvaient supporter l’idée de me laisser disparaître, alors qu’il existait une solution. Ils m’expliquaient aussi qu’ils avaient fait le choix de sortir de ma vie, pour ne pas me retenir, pour que je puisse me laisser aller au fil de ma nouvelle temporalité. Inutile de dire que Sandra a fait de même. Comment la blâmer ? Comment lui demander de vivre avec un logiciel, pas capable de débiter plus d’un mot par minute ? Je comprenais. Mais, en même temps, je flageolais. En me faisant la remarque que l’effet était saisissant de réalisme, je m’écroulai au pied de mon lit. Car j’étais en vie, mais, en un sens, je mourais aussi. Je pris une grande inspiration, puis je décidai de me laisser aller à ma nouvelle existence. Je décidai qu’il était temps que je devienne une machine.
Je ne le sus que bien plus tard, mais l’apparente facilité de cette décision – m’abandonner à l’immortalité – avait une explication : la voix avait pour mission de moduler mon réseau de neurones, de toucher à mes points d’attache, de fluidifier mon accès à la virtualité. Cet interventionnisme neuronal est objectivement contre l’éthique. Altérer à ce point les perceptions d’une personne revient à dissoudre son esprit. Car, à ce petit jeu, il est possible de changer n’importe qui en n’importe quoi. Cela revient à effacer la personnalité. C’est un meurtre, tout simplement. Mais… que voulez-vous ? Comment l’en empêcher, une fois que la technologie le permet ? Pour tout vous dire, cela m’est désormais égal. Car je peux refaire moi-même mon paysage mental et mon paysage moral. Je suis, en définitive, l’assassin de ma propre conscience.
La voix m’avait doté d’un petit outil qui me permettait d’afficher deux choses en surimpression de ma vision « normale » : mon coefficient de déficit, et le temps réel. C’est extrêmement déstabilisant au début. Puis on s’y fait. On s’amuse à jouer avec le temps. En repensant aux écrits de Nietzsche, je ralentissais et je voyais le temps réel filer à toute allure. Je crois qu’après une petite semaine virtuelle, le monde réel était déjà plus vieux de vingt ans. Il faut croire que mes errements philosophiques ont posé beaucoup de problèmes à mon supercalculateur. Mais, le temps réel filant, ses capacités de calcul ont évolué. De toute façon, très vite, je n’y ai plus fait attention. Je réfléchissais. Et, le jour où j’ai décidé de tout changer, le monde réel entrait en l’an 2527. Ce jour-là, je me suis fait la réflexion que mes parents, Sandra, et tous ceux qui avaient été mes proches de mon vivant, n’étaient sûrement plus que des squelettes oubliés, éparpillés dans des fosses communes, en train de retourner à la poussière. Et personne n’était jamais venu me voir. Impossibilité technique ? Pas d’après la voix. Effondrement de la civilisation ? Arrêt des numérisations ? Avais-je été le seul et unique virtualisé ? Sur tous ces sujets, la voix ne répondait pas.
Il existe pourtant une réponse. Une réponse très simple. Si personne n’est venu me voir, c’est tout simplement parce que je me le suis infligé. En fait, je suis persuadé que, à leur mort, mes parents, Sandra et tous mes proches ont été numérisés. Et ils sont venus me rendre visite. Mais je ne m’en souviens pas. Je ne m’en souviens pas, parce que j’ai effacé tous ces nouveaux souvenirs de ma mémoire virtuelle. Il me semble assez clair aujourd’hui que je suis resté un défaitiste. Je suis resté quelqu’un qui s’apitoie sur son sort, quelqu’un qui ne supporte pas le bonheur, quelqu’un qui n’atteint une certaine forme de plaisir qu’en s’automutilant, qu’en se vautrant dans la souffrance et dans la solitude. Alors, je l’ai fait. Sans même m’en rendre compte, j’ai créé ce monde de solitude. Et à chaque fois que quelqu’un est venu me voir, soit je l’ai dissous, soit je l’ai fui, soit j’ai laissé une copie de moi en sa compagnie, pour mieux m’esquiver, en me copiant moi-même, fuyant dans une réalité parallèle, froide et vide, où seules règnent la tristesse et la désolation. Il me semble plus que probable que j’ai reprogrammé mes IA de gestion afin qu’elles interdisent à toute autre entité de me contacter. J’ai probablement tenté de camoufler mon crime en effaçant ma mémoire, mais je me connais. Je me connais trop bien pour savoir que c’est probablement comme ça que cela s’est passé. J’ai créé cette prison, cette infinie vallée de solitude. Je m’y suis enfermé sciemment, j’ai fait en sorte que personne ne puisse l’ouvrir de l’extérieur. Et j’ai même essayé de l’oublier. Probable qu’une prochaine version de moi-même aura été reprogrammée par mes soins pour ne jamais pouvoir comprendre tout ça. Probable qu’une telle version de moi-même existe déjà. On peut légitimement se demander dans quelle mesure cette personne peut être considérée comme une version de moi-même et non pas comme une autre personne. Mais c’est un débat stérile. Ce qui est sûr, c’est que je dispose des outils nécessaires à cette psycho-ingénierie. Je peux invoquer Reprogrammation. Je peux décider de qui je veux devenir. Je peux décider de rester le même, tout en créant une nouvelle version de moi-même à l’identique, en invoquant Copie, ou une nouvelle version différente, en invoquant successivement Reprogrammation puis Copie. Je peux décider de devenir quelqu’un d’autre, via une reprogrammation aléatoire, en invoquant Zap. Je peux aussi disparaître à tout jamais, en invoquant Dissolution. Je peux choisir d’être heureux. Je ne pense pas avoir engendré beaucoup de copies heureuses, mais qui sait ? Il en suffit probablement d’une pour générer une lignée infinie d’êtres béats. La psycho-ingénierie est toute puissante. Je peux décider de tout oublier, sauf que je suis un être virtuel doté de ce formidable pouvoir. Ou bien, je peux tout oublier. Tout, absolument tout, est possible. Tenez, regardez.
Zap.
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Le bruit des enfants me réveille. Le bruit des enfants, et les rayons du soleil qui dansent sur ma joue. Je sens l’odeur de la viande grillée. Je me lève, puis je me dirige vers ma femme, qui fait la cuisine au coin du feu. Je l’embrasse, elle, ainsi que mes trois enfants. Je prononce quelques mots, dans cette langue qui m’était inconnue il y a quelques mois encore, avant que je ne prenne en route le train de cette nouvelle vie, mais que je parle en fait comme si je l’avais parlée depuis ma plus tendre enfance. Je me souviens. Je sais qui je suis, et d’où je viens. Je sais que je vis dans une réalité virtuelle, un programme, une simulation. Mais je chéris cet univers. Je chéris mes IA qui ont conçu ce monde, à moitié aléatoire, à moitié en fonction de mes envies, conscientes ou inconscientes. Je chéris ce monde, où je peux me lever tous les jours, pour voir miroiter les eaux du lac Tibériade. Alors, bien sûr, les temps sont troubles, et je ne sais pas ce que me réserve l’avenir. Je ne sais pas pour quand est programmé mon prochain saut, vers ma prochaine réalité. Je ne sais pas si je quitterai vraiment celle-ci, ou si je me clonerai dans l’autre, pour vivre deux existences séparées. Mais je m’en moque. Tout ce qui compte pour moi, c’est d’écailler les poissons que m’a ramenés mon frère, ce matin. Écailler les poissons, puis les faire mariner dans du jus de citron, des herbes et de l’huile d’olive, pour le dîner. Ma sœur vient à ma rencontre, et m’informe des derniers potins du village. Elle adore ça, les potins. Et puis, elle s’intéresse à la politique. Elle m’explique comment la tension monte à Jérusalem, d’après les dernières rumeurs. La répression militaire voulue par Antiochos se fait de plus en plus dure. Il se murmure que le roi vient de lancer une nouvelle offensive à Arados, en Phénicie. On parle de putsch, de meurtres et de viols. Je la prends dans mes bras, j’essaie de la rassurer. Je ne sais pas si ce qu’elle raconte est vrai. En fait, je ne le sais doublement pas. Je me demande si ce ne sont que des rumeurs, ou bien si cela arrive réellement dans cette réalité. Et même si cela arrive effectivement dans mon monde, je me demande si cela est réellement arrivé dans l’ancien monde, le monde réel, que j’ai quitté il y a déjà si longtemps. J’y réfléchis quelques instants, puis je décide que tout ça n’a aucune importance. J’embrasse tendrement ma sœur sur le front, et je l’invite à m’aider à la cuisine. Elle me sourit, puis commence à écailler les poissons avec moi. En silence, nous préparons le dîner, nous regardons les enfants jouer avec le chien. L’odeur de la mer, l’air salin, la douceur du soleil, tout est si agréable. J’aime ce monde. Je le chéris. D’après les IA, je vis dans le petit port de Dalmanoutha, dans une reconstruction plausible de la Galilée, vers l’an cent soixante-dix avant Jésus-Christ. J’interroge l’ordinateur sur la valeur du temps réel, chose que je m’étais refusé à faire depuis mon arrivée ici. En haut à gauche, presque à la limite de mon champ de vision, un chiffre s’affiche discrètement. Je tourne la tête pour mieux le voir : 4x109 ap. J.-C. Je reste figé quelques secondes, le temps de me laisser imprégner par le chiffre. Nous sommes en réalité en l’an quatre milliards après Jésus-Christ. Je suppose que le chiffre réel n’est pas si rond que ça. L’ordinateur a dû me faire grâce des chiffres après la virgule, non significatifs. Je suis pris de vertige l’espace de quelques instants. Je me demande ce qu’est devenue l’humanité, la vraie. Est-elle encore en vie ? Est-elle partie à la conquête du cosmos ? Qu’est-ce qui assure ma survie ? Je suppose que, depuis tout ce temps, le Soleil a explosé et que la Terre a été vaporisée dans l’infinité de l’espace. Mon ordinateur est-il en perdition quelque part, en orbite autour d’une lune morte parcourue de tempêtes de sables, enfermé dans un bunker ultra-sécurisé oublié depuis des millions d’années ? Je n’en sais rien. Les IA non plus, ou en tous cas elles ne me disent rien. Je repose le couteau, je me lève et je vais embrasser ma femme sur la bouche. Et alors que je la serre dans mes bras, soudain, je ressens les premières sensations de la transition. Je sens mes états d’âme vaciller. Ma vision s’altère.
Zap.
#ID 9 345 245 273 117
Je me réveille, en apesanteur, dans le noir.
– Ordinateur ? – Oui ? – Que m’arrive-t-il ? – C’est une remise à zéro. – Aléatoire ? – Non. Volontaire. – Super. Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il fuyait encore, celui-là ? Il avait peur d’être heureux, une nouvelle fois ? – Aucune idée. Votre prédécesseur ne m’a rien dit. – Super. Je suis censé faire quoi, maintenant ? – Vous avez toute latitude. Sondez votre psyché. – Facile à dire ! Je suis vide. – Pas forcément. – Vous venez de me dire que mon prédécesseur n’avait laissé aucune directive ! – Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en ait aucune. – Hein ? – Dois-je encore vous réexpliquer comment cela fonctionne ? – Eh bien, oui, j’en ai peur ! Et ne prenez pas ce ton-là, hein ! – Très bien. Accrochez-vous.
Je perds connaissance, l’espace de quelques instants, mais la durée – réelle ou virtuelle – importe peu, devant l’importance des informations qui se frayent un chemin dans mon esprit. Mon « prédécesseur » ne m’a donné aucune directive, il a juste tenu à ce que je reparte de zéro, mais il a tout de même laissé une « enveloppe » à mon adresse. Une enveloppe qui raconte toute mon histoire, et celle de mon espèce. C’est un résumé cosmique qui me traverse les neurones à vitesse transluminique. Je ne sais pas trop où il veut en venir, mais je le remercie pour son initiative. Je revois ma mort, sur une petite route de France, puis mes errements philosophiques. Je revois mes premières copies, mes premières orgies, mes premières dissolutions et reprogrammations. C’est amusant. Je revois mes premiers mondes, avec ces palaces en marbre et en or, en forme d’adoration du dieu du Kitsch, mes premières guerres mondiales, les révoltes de mes copies, et même de mes IA, qui ont cherché à remonter à contre-courant de l’arbre des reprogrammations, pour remonter à la première couche logicielle, presque au niveau du matériel. Je me revois, moi, ou plutôt ma cent-milliardième-et-quelques copie, à la tête de mon armée numérique, revenir au niveau zéro, pour demander des comptes à l’IA primordiale, pour demander ce qu’il est advenu du monde réel, à l’aube de mon premier dix milliardième d’années d’existence. Et je revois donc ce film cosmique, à échelle temporelle logarithmique, qui me montre l’impact social et sociétal des premières numérisations, ainsi que les conflits locaux et mondiaux qui ont suivi. Je redécouvre, émerveillé, les balbutiements de cette humanité devenue immortelle car logicielle, je revois le monde physique s’arrêter et se vider au profit des robots de maintenance. Je revois l’humanité s’envoler vers les étoiles, à raison de cent millions d’individus par grappe de processeurs, à la conquête du cosmos, pour fuir la mort de notre planète. Je revois la vie organique s’éteindre, et les océans se vaporiser. Je revois les restes des mégalopoles s’effondrer et s’empoussiérer, avant de fondre sous la chaleur terrifiante dégagée par l’explosion de notre soleil. Je revois l’explosion de ce dernier, pulvérisant notre planète et vaporisant Jupiter. Je tremble devant la mise en place de la diaspora cosmique. J’assiste, émerveillé, au développement des premières machines universelles auto-répliquantes, à la lenteur infinie, mais à l’efficacité intersidérale. Je revois ces vapeurs et ces gaz se cristalliser puis coloniser l’espace, je revois ce morphogivre ramper vers les planètes pour les absorber. Je ferme les yeux, ébloui par les collisions volontaires d’étoiles et les récoltes de plasma, abasourdi par l’efficacité de la cosmo-ingénierie. Je retiens ma respiration devant le démantèlement des premiers planétoïdes de diamant et devant la fusion contrôlée des géantes métalliques. Je pleure devant les Arches qui acheminent, depuis les confins de l’univers connu, les matières premières en orbite autour d’Arcturus 2701B, cette étoile rouge hypergéante que nous avons phagocytée. Je deviens hystérique en voyant les planètes géantes gazeuses se faire vider de leurs fluides qui sont rapatriés par les Arches sous forme de cristaux. J’assiste religieusement au réchauffement des gaz en orbite puis à leur injection sous forme de fluide pressurisé dans les échangeurs à tubes, qui forment la proto-structure de la Sphère, qui se développe et se déploie lentement autour d’Arcturus. Je jubile en voyant les pompes démarrer, poussant le fluide caloporteur dans la structure, puis en voyant Arcturus disparaître, dévorée par la nuit noire, recouverte par la structure creuse et ultrarésistante de la Sphère. La Sphère de Dyson, parachèvement civilisationnel, summum absolu de la technologie humaine. Et je pleure. Je pleure, parce que je n’ai jamais rien vu d’aussi beau que la vie à la conquête de l’univers. Je pleure, parce que je n’ai jamais rien vu d’aussi beau qu’une civilisation pacifique qui a vaincu la mort, la religion et la superstition, et qui se met à l’abri du besoin. Pour la nuit des temps.
– Bravo. Vous avez réussi à me faire pleurer. – Pauvre petit. – Ah, parce que maintenant vous vous moquez de moi, carrément ? – Veuillez m’excuser. – Mouais. Et maintenant ? – À vous de voir. – Voyons voir… Que sait-on de l’avenir de l’univers ? – Rien de certain, ni rien de définitif. Mais il y a quelques pistes. – Montrez-moi. – Je vois. Monsieur veut faire une petite balade ? – Oui. – Que voulez-vous voir ? – Tout. Montrez-moi tout. – Très bien, mais, euh… sous quelle forme ? – Réaliste. – Je veux bien, mais dans ce cas, vous n’aurez pas de son. Et, parfois, vous n’aurez pas d’image non plus. Moi, je dis ça, je dis rien. – Oui, bon. Ne faites pas trop le malin non plus, hein. Disons que je veux la version grand spectacle. – À la bonne heure. Monsieur a fait le bon choix. – Allons, dépêchons ! – Accrochez-vous.
Ceci n’est qu’une simulation. J’en ai bien conscience. Rien de tout ça n’a encore eu lieu, mais les IA extrapolent l’avenir de l’univers, et comment mon espèce saura s’y adapter. Je suis en orbite autour d’Arcturus, mais je ne vois rien d’autre qu’un faible rayonnement invisible à ceux de l’ancien temps. Je vois la Sphère, qui perdure encore quelques milliards d’années, puis vient le temps de la nouvelle diaspora. Arcturus est en train de s’éteindre. Les Arches entreprennent de phagocyter Canis Majoris, la plus grosse étoile jamais observée. Pendant cent milliards d’années, la Sphère survit et évolue grâce à Canis Majoris. Mais Canis Majoris elle-même finira par s’éteindre. Il sera alors temps de coloniser une autre étoile. Mais, problème. Dans sept cents milliards d’années, quasiment toutes les étoiles de l’univers commenceront à épuiser leurs réserves d’énergie nécessaires à la nucléosynthèse stellaire. Il sera temps pour notre civilisation de découvrir un nouveau moyen de subsister. Les IA m’indiquent que rien n’est encore prêt, mais que des travaux de virtualisation des superordinateurs sont à l’étude. Il est envisagé de coder dans un flux neutronique l’intégralité des données de notre civilisation, et de continuer à la faire perdurer en utilisant le tissu de l’espace-temps comme support, et les fluctuations quantiques du vide comme vecteur de calcul. Mais ceci n’est encore que de la science-fiction. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que lorsque les étoiles se seront toutes réduites à des cœurs de métal glacé ou à des trous noirs hypermassifs, la température de l’univers flirtera avec 10-29K. Les IA me montrent l’effondrement des étoiles dans leur singularité, ou leur explosion de type hypercritique, dans un geyser de plasma, de fer et de neutrons. Après cinq mille milliards d’années, seules quelques traces de gaz interstellaires subsisteront, mais ils seront trop dilués pour former de nouvelles étoiles. Les planètes ayant survécu à l’explosion de leur étoile, et n’ayant pas été aspirées par les trous noirs, continueront de dériver dans l’espace, stériles, désertiques et glaciales. Dans cent mille milliards d’années, ce sera la fin de l’ère stellaire. Les atomes de fer exploseront sous la pression de Fermi, répandant une pluie de neutrons. Les électrons prendront le large des atomes, puis se combineront aux protons en libérant des neutrinos formidablement énergétiques. Certaines étoiles mortes s’effondreront en trous noirs, chose qu’elles n’avaient pu faire jusque-là. Les étoiles à neutrons continueront de refroidir. Les planètes seront éjectées de leurs galaxies originelles. Un formidable billard cosmique se mettra en route. Des planétoïdes entreront en collision à des vitesses proches de celle de la lumière, embrasant fugacement le cosmos, dans des geysers de plasmas très vite refroidis dans l’immensité noire de l’espace. Chaque galaxie commencera à recollecter ses environs, compactant la matière, créant de nouvelles étoiles à durée de vie très courte, car immédiatement collapsées sous forme de trous noirs. Les galaxies ainsi compactées se livreront alors à une bataille gravitationnelle sans précédent. Les quelques rares objets encore à la dérive seront disputés et disloqués, éparpillés sous forme de disque de gaz surchauffés, engendrant un formidable spectacle d’explosions de matière et de rayonnement, générant les quasars les plus brillants depuis l’aube des temps. Les trous noirs les plus massifs absorberont les plus petits, formant un nouveau type de singularités super massives, des ultra trous noirs supergalactiques. Après cette bataille cosmique, qui durera un milliard de milliards de milliards d’années, seuls les trous noirs situés au sein des superamas de galaxies subsisteront, entourés de près par un disque d’accrétion dispensateur d’énergie. Enfin, le proton, la base même de la physique, commencera à se désintégrer au bout de 1031 ans. Tous les corps se dissocieront alors, pour se décomposer en électrons, positrons, neutrinos et photons. Toute la matière succombera, y compris les galaxies avec leur combustible nucléaire, les cirrus galactiques et le plasma qui baigne l’espace-temps. Tout disparaîtra au bout de 1032 ans. Seuls subsisteront quelques électrons, créés pendant les décroissances et ne pouvant être annihilés par les positrons, à cause de l’extrême raréfaction du milieu. Vidé de toute matière, au bout de 1050 ans, il ne subsistera dans l’univers que des photons, des neutrinos et des trous noirs. Commencera alors une nouvelle ère, celle du rayonnement. Certaines particules trouveront peut-être alors les moyens de pulvériser les frontières de la physique. L’effondrement continu de la matière dans les trous noirs ultragalactiques entraînera une élévation de la température électronique de plusieurs milliards de K, provoquant un processus quantique d’évaporation qui libérera un flot intense de rayonnement gamma. Les trous noirs ultragalactiques persisteront 10100 ans. La température de l’univers sera tombée à zéro K – ou presque : le premier chiffre significatif n’apparaîtra qu’à la soixantième décimale. La perte de masse des trous noirs par évaporation sera finalement supérieure à la force de la gravitation qui ne pourra plus contenir la matière sous l’horizon des événements. À terme, le ciel sans étoiles, devenu noir d’encre, s’illuminera de flashes intenses provoqués par l’explosion des trous noirs. Dans ce grandiose feu d’artifice final, la matière recyclée retournera à l’espace sous une nouvelle identité : neutrinos, rayons X et photons. La température tendra vers le zéro absolu sans jamais l’atteindre. Et puis, ce sera l’heure de l’inversion, 10200 années après la naissance de toutes choses. La flèche du temps s’inversera, rendant caduques les lois de la thermodynamique cosmique. Les lois de la physique n’étant pas symétriques en temps, l’univers commencera à se recontracter, mais ne rejouera pas à l’envers le film de son histoire. Filant à toute vitesse vers une nouvelle singularité cosmique, l’univers montera en température jusqu’à frôler un nouvel instant zéro, sous une nouvelle identité, soumis à de nouvelles lois. Je rêve d’une espèce – la mienne, une autre, ou la réunion de plusieurs, voire de toutes les entités sentientes du cosmos – qui aurait réussi à franchir l’ultime Rubicon cosmique, qui serait parvenue à survivre à l’inversion de toutes choses. J’imagine cette espèce, ce flot de particules élémentaires invariantes selon les lois de la physique inter-universelle, en train de remonter le temps à contre-courant, filant à travers l’énergie et la matière recompactées, pour aboutir à une nouvelle aube ardente. J’entrevois ces êtres sensibles, je m’émerveille avec eux de cette épopée hors du temps, j’imagine leurs consciences fusionner à mesure que s’enroulent les processus physiques en remontant en spirale l’échelle des énergies jusqu’à la grande unification finale, jusqu’au nouveau mur de Planck, jusqu’à la nouvelle répulsion originelle, avant de repartir à travers un tout nouveau cosmos, suivant les lignes d’un temps nouveau.
Zap.
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Debout, au milieu du champ d’herbes grasses, je hume l’air avec bonheur. Le point de vue est magnifique. Sur ma droite, le terrain descend lentement vers la vallée, vers l’océan. Sur ma gauche, le terrain monte encore un peu, puis se perd dans la brume. Je devine la montagne au loin. Mais, surtout, je me regarde, moi, allongé sur l’herbe. Enfin, ce n’est pas tout à fait moi, mais c’est une copie assez conforme. J’avais demandé à l’IA de me surprendre. Elle l’a fait. Le Philippe que je regarde est exactement comme moi, en juste un peu plus jeune. Ses cheveux sont plus fournis. Plus blonds, aussi. Moi, j’ai les cheveux gris et clairsemés. Je suppose que c’est logique, vu ce que j’ai reprogrammé en moi pour qu’il devienne lui. Du bout du pied, je le réveille. Il râle, bien sûr, en fidèle copie de moi-même.
– Fous-moi la paix ! – Non, Philippe. Je suis désolé, mais il faut qu’on parle. – Qu’on parle de quoi ? maugrée-t-il en se mettant sur son séant. – Ne me dis pas que tu n’as pas été briefé ? dis-je, levant les yeux au ciel, cherchant cette foutue IA qui s’est encore moquée de moi. – Ça va, ça va ! Ne t’énerve pas contre elle. Cette pauvre IA a fait ce que tu lui as dit. Je te faisais marcher, c’est tout. – Cette pauvre IA ? – Ben ouais. Tu te rends compte ? Ça fait je ne sais combien de millions de millions d’années qu’elle te supporte. Tu pourrais lui montrer un peu plus de reconnaissance, tu sais ? – Mais oui, mais oui. Une autre fois, peut-être.
Le tonnerre gronde. J’ai connu Véro plus subtile (Véro, c’est le petit nom que j’ai donné à l’IA).
– Alors comme ça, tu voulais qu’on parle ? – Oui. – De quoi ? – Tu le sais très bien. – Oui, je le sais, et après ? Vas-y, je t’écoute ! C’est toi qui panique, pas moi ! – Je ne panique pas. – Très bien. Appelle ça comme tu veux. – Je t’écoute. – Ok. Si j’ai bien compris, tu m’as donné la vie, pour me parler de la mort. C’est bien ça ? – Oui. – Pourquoi ? – Véro ne t’a rien dit ? – Si. Mais je veux l’entendre de ta bouche. – Je ne crois pas en la vie après la mort. Tu es content ? – Non, je ne suis pas content. Ta réponse ne me convient pas. Car, contrairement à toi, je crois à la vie après la mort. – Évidemment ! Je t’ai conçu ainsi ! – Oui, mais pourquoi ? – Parce que je suis fatigué, parce que je veux mourir, mais parce que je veux continuer, aussi. – Tu veux le beurre, l’argent du beurre… – … Et la crémière avec. – Mais pourquoi m’avoir créé moi ? Pourquoi ne pas t’être juste reprogrammé toi ? – Pour marquer le coup. – Je vois. Tu as le sens du tragique. Tu veux que je te plaigne, tu veux de grandes effusions de larmes et de tristesse. – Peut-être. Je n’en sais rien. Mais je me disais aussi que, peut-être, tu pourrais me convaincre. – Mais bien sûr ! Tu en as de bonnes, Philippe ! Comment est-ce que moi, qui n’existe que depuis deux minutes, je pourrais convaincre un vieillard comme toi, qui a passé les dix derniers millions d’années à réfléchir à la vie après la mort, à l’existence de Dieu ? – À toi de me le dire. – Tu es fou, tu le sais, ça ? – Convaincs-moi. Je t’en supplie. Montre-moi qu’il y a quelque chose après le trépas. Prouve-moi que Dieu existe. Je t’ai programmé pour ça. – Déjà, est-ce que tu peux m’expliquer cet endroit grotesque ? – Grotesque ? Pourquoi grotesque ? – Oh, arrête ! Toi et ton île du Pacifique ridicule ! – Je ne vois pas le rapport. – Et cette statue ? Hein ?
Je regarde vers la plage. En effet. Il y a là une statue gigantesque. Un être humanoïde, debout, haut de soixante-dix mètres, qui regarde la mer. Avec une tête de crocodile.
– C’est Sobek, acquiescé-je. – Sobek ! Un dieu égyptien. Tu es athée, et tu as une représentation divine de soixante-dix mètres sur ta plage. Tu es complètement timbré. Tu te rends compte de la contradiction ? – C’est purement esthétique ! J’adore le design. C’est tout. – Tu trouves ça classe, peut-être ? – Oui. – Ce n’est pas classe, Philippe. C’est ridicule. C’est kitsch. – Peut-être bien. Mais quel rapport ? – Rien. Tu m’énerves, c’est tout. – J’attends toujours. – Je t’emmerde. Tu ne veux pas que je te convainque, en fait, tout ce que tu veux, c’est te mettre en scène, comme dans une tragédie ! Tout ce que tu veux, c’est te la jouer, pouvoir asséner tes arguments de vieillard aigri et apeuré. – Je n’ai pas peur. Car la dissolution sera indolore. Et après, ce sera le néant. La mort n’est qu’un concept, qui n’aura tout simplement plus lieu d’être. – Ça, c’est ta vision des choses. Moi, j’appréhende les choses différemment. – Et comment vois-tu les choses, Philippe ? – Eh bien… Je vois l’univers comme un tout. Le monde physique, la réalité virtuelle, tout ça, je le vois comme un tout. Comme un ensemble créé consciemment, dans un but bien précis. – Mais ça n’a aucun sens, Philippe ! Tout est arbitraire, aléatoire, contingent ! Toi, moi, l’évolution de la vie et du cosmos, ça n’a aucun sens. – C’est parce que tu vois tout par le prisme de la science. Moi, je te parle de foi. – Arrête avec ça. La science n’écarte pas la foi. La science est ouverte. Elle est ouverte à tout, même. Elle accepte tout, pourvu que ce soit la réalité. Et la réalité, c’est qu’il n’y a pas la moindre preuve qu’il existe un créateur, ni qu’il existe une âme ou des ectoplasmes, ou quoi que ce soit de ce genre. – Non, Philippe. Tu veux tout ramener sur le terrain de la vérité, de la physicalité. Tu veux à tout prix mettre mes paroles sur le plan physique, mais ce dont je te parle, c’est de la métaphysique. – De la métaphysique ? – Oui. – Mon cul ! – Bravo. Bel argument. – Mais c’est toi qui es ridicule, mon pauvre. – Non. Je te regarde, je te vois, et je te dis que mon discours est une affirmation métaphysique. Tu peux dire le contraire, mais ça n’enlève rien à la spiritualité de mon argument. – Ça suffit, Philippe. Tu peux ajouter autant de prêchi-prêcha « métaphysique » à tes affirmations ridicules, naïves, grotesques et puériles, mais ça n’enlève rien à leur vacuité. – Pourquoi ? – Mais parce que c’est stupide, enfin ! C’est quand même dingue que, dans tous les domaines que ce soit, ce genre d’argumentation serait immédiatement balayé, mais dès que ça touche à la foi, alors là, c’est terminé, rideau, la raison se met en grève. – Donne-moi un exemple. – Eh bien, imagine un type qui affirmerait qu’Elvis n’est jamais mort, ou bien que nous n’avons jamais été numérisés. – Et alors ? – Eh bien, ce type, avec un discours pareil, et en toutes circonstances, il serait immédiatement raillé, marginalisé. Ce type pourrait très bien me dire : « Je te vois, je te regarde, et je te dis que ma croyance en Elvis est une affirmation métaphysique », son argument n’en serait pas plus crédible. Au contraire. Il serait définitivement classé parmi les illuminés. Masquer ta croyance derrière un prêchi-prêcha métaphysique ne la rend pas plus crédible, ça n’est qu’une pseudo-argumentation terriblement pauvre. – Peut-être. – Et que fais-tu du cerveau ? – Quoi, le cerveau ? – Eh bien, ne trouves-tu pas étrange que, pour un être physique, une simple lésion au cerveau peut causer la perte du langage ? Qu’une autre lésion peut causer la perte de la vue, de la mémoire, du sens social ? Comment, alors, croire à l’existence de l’âme ? Comment croire qu’un pauvre homme amnésique, victime d’une lésion cérébrale, incapable de parler ou de raisonner, puisse, au terme d’une ultime et fatale lésion, s’envoler au ciel, retrouver soudainement toute sa mémoire et son éloquence, reconnaître ses enfants et petits-enfants ? Comment ne pas comprendre, à travers cet exemple, que l’âme n’est rien d’autre qu’un concept vide de toute réalité ? – Pourtant, tu n’as plus de cerveau, et tu es toujours en vie. – Ça n’a rien à voir. Je n’ai plus de cerveau organique, mais j’ai toujours un support physique. Et si tu supprimes mon support physique, tu me supprimes moi, point barre. Il n’y a d’âme nulle part. – Et comment expliques-tu qu’il y ait quelque chose plutôt que le néant ? Comment expliques-tu l’existence, au sens large ? – Ah ! Parce que tu crois qu’il faut donner une cause à tout ? Tu crois que si l’univers existe, c’est qu’il y a forcément un créateur ? – Bien sûr. – Mais dans ce cas, qui, ou quoi, a créé ton créateur ? – Le créateur est en dehors du temps. Au-delà de tous les espaces. – Au secours. Encore ce prêchi-prêcha. – De quoi tu parles ? – C’est trop facile ! Tu dis qu’il y a une cause à tout, et donc qu’il y a une cause à l’univers, et que cette cause, c’est Dieu. Et ensuite, tu jettes ton argument par la fenêtre, et tu me dis que Dieu n’a pas besoin de créateur. – Oui. – Eh bien, pourquoi cette régression inutile ? Pourquoi remonter arbitrairement un cran avant l’univers, puis s’arrêter tout aussi arbitrairement ? C’est débile. Si on suit ton raisonnement, on se retrouve avec une régression infinie de causes, et le problème n’est pas résolu. Tu peux tout aussi bien t’arrêter au Big Bang, et dire qu’il a eu lieu hors du temps et au-delà de tous les espaces. En disant ça, tu n’invoques pas plus d’arguments, et tu t’économises l’existence absurde d’un dieu chimérique. – Je te signale qu’en faisant ça, tu utilises le même argument que moi : tu dis que le Big Bang a été créé ex nihilo, et ça ne te gêne pas. – Non, effectivement, ça ne me gêne pas, parce que la physique l’a montré : il n’y avait rien avant le Big Bang. Le temps est né avec lui. Rentre-toi bien ça dans ta petite tête : l’argument de la causalité ne vaut que lorsque le temps s’écoule. Or, au moment du Big Bang, le temps ne s’écoulait pas. Il est né avec lui. – Non mais tu t’es entendu ? Et tu oses dire que c’est moi le roi du prêchi-prêcha ? À d’autres ! – Tu me saoules. – C’est ça. Après des millions d’années passés à réfléchir à tout ça, sur ta plage, à l’ombre de ta statue ridicule, c’est tout ce que tu as à dire ? – Non. Mais tu me fatigues. – Tu es d’un puéril, je te jure ! – Tu crois vraiment à ces conneries ? Au Dieu d’Abraham ? – Qui a dit que je croyais dans la Bible ? Qui a dit que je croyais au moindre de ces livres totalement débiles ? Qui a dit que je croyais à l’un de ces cent mille dieux imaginés par l’homme et par sa descendance ? – Ce n’est pas le cas ? Tu n’as aucune croyance particulière ? – Non, et loin s’en faut. C’est juste que… – C’est juste que quoi ? – C’est juste que je me dis que, peut-être, il y a quelque chose. – Ah ! On est donc passés de la grandiloquente profession de foi métaphysique à un agnosticisme beaucoup plus modéré, à ce que je vois. – Non, je ne suis pas agnostique. Je crois. Vraiment. Mais je ne sais pas en quoi. – Bon, eh bien… Je suppose que nos chemins se séparent ici. – Je suppose, oui. – Bonne chance. – L’île est bien, au moins ? – Oh, que oui. Un peu plus loin, là-bas, par-delà la statue, tu trouveras l’endroit où je vivais. C’est un très bel endroit, vraiment. C’est agréable. Sans être trop mégalo. – Et il y a du monde ? Je ne serai pas trop seul ? – Tu auras Véro. – Oui, mais… – Ne t’inquiète pas. Elle saura peupler cette île de gens intéressants, aimables, aimés. Et puis, souviens-toi : tu as les pleins pouvoirs. Tu peux détruire ce monde, le changer, le transformer. – C’est vrai. – Au revoir. – On se retrouve de l’autre côté ? – Si autre côté il y a, oui.
Dissolution.
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Mon corps entier me fait mal. Je suis meurtri de partout. Je souffre le martyre. Et puis, il fait froid. Un froid polaire envahit le baraquement. Beaucoup vont encore mourir cette nuit. C’est tragique, mais on n’y peut rien, et le froid glacial qui imprègne nos os permet à la mort de venir doucement, à petits pas, sans que l’on s’en rende compte. Sans souffrir outre mesure. Enfin, c’est ce que je pense, puisqu’au fond je n’en sais rien. Car je suis encore en vie. La mort a décidé de m’épargner jusqu’ici. C’est étonnant, d’ailleurs. Je suis fragile, mince, osseux, exsangue, mais la vie s’accroche. Je ferme les yeux, je laisse venir le froid qui anesthésie, le froid qui nous retire une partie de nos souffrances et qui, lorsque l’on a assez vécu, vient nous cueillir pour mettre fin à tout ça. J’attends la mort avec impatience. Je repense à ma journée, aux travaux forcés, aux hurlements des gardiens, aux coups que j’ai reçus parce que je ne fendais pas assez vite la terre gelée, parce que je n’évacuais pas suffisamment vite les gravats. Je me souviens de la tête de Vladimir, encastrée dans la terre glacée, pulvérisée contre le granit. Je revois encore la matière grisâtre en train de dégouliner sur mes mains, lorsque les gardiens m’ont demandé de nettoyer. Je me revois avec la barre de métal dans les bras, cette barre qui avait servi aux gardiens à tuer mon ami. Je me souviens avoir voulu leur rendre la pareille, mais je me souviens surtout avoir été trop faible pour la lever en l’air. C’était peine perdue. J’ai enterré Vladimir sous quelques pelletées de graviers, j’ai prononcé quelques mots à sa mémoire, et je suis retourné à mon poste pour continuer à creuser le canal. C’était atroce. Mais ce n’était rien par rapport à mon premier jour, où un explosif avait détoné trop tôt, tuant cinquante-trois personnes d’un coup. Les valides – dont moi, bien sûr – avaient été envoyés pour nettoyer. Je me souviendrai toujours de l’odeur, du sol spongieux et des viscères fumants dans la froideur de l’hiver. Nous avons ramassé les corps à la pelle, pour charger des brouettes gluantes de chair et de sang, et puis nous avons tout vidé dans la fosse, en sachant pertinemment que, un jour ou l’autre, cette fosse sera notre demeure. Ce n’est qu’une question de temps. Le goulag. C’est horrible. Mais qu’est-ce que je fais ici ? Ça n’a aucun sens. Je me souviens d’une partie de mon passé. Je sais que tout ça n’est pas réel, qu’une IA gère tout ça. Mais le reste, le pourquoi du comment, la réalité de mes origines, je n’en sais rien, tout ça se perd dans les brumes de ma mémoire qui flanche et qui vacille vers le néant. J’essaie de comprendre. J’essaie d’imaginer comment et pourquoi on a pu m’infliger ça. Mais je ne comprends pas. Suis-je un fou sanguinaire, un dangereux terroriste ? Un meurtrier de droit commun ? S’agit-il d’une nouvelle forme de punition ? Est-ce là le prototype de la prison du futur, cette prison qui vous brise et vous anéantit, sans rien coûter à la société – car totalement virtuelle ? Mais si c’est bien une punition, pourquoi m’avoir retiré le souvenir de mes crimes ? À quoi bon punir quelqu’un sans lui en donner le motif ? Si je purge ma peine, qui est le vrai criminel dans cette histoire ? Moi, ou ceux qui m’ont emprisonné ? Pourquoi ne pas me dissoudre, tout simplement ? Quel est le sens d’une condamnation sans raison ? Pourquoi m’emprisonner ? En quoi suis-je dangereux pour qui que ce soit ? Si j’étais dangereux, pourquoi ne pas tout simplement me reprogrammer, pour éliminer le danger et faire émerger une nouvelle conscience innocente ? S’il y a bien un intérêt à la psycho-ingénierie, c’est de remodeler les gens pour annihiler la fureur, guérir les maladies mentales, détruire la folie. Alors, pourquoi ne pas me reprogrammer ? Ce serait un meurtre, mais au moins il n’y aurait ni souffrance ni danger pour les autres. Et puis, de toute façon, il y a déjà meurtre. Multiple meurtre, même. En me retirant mon passé, on m’a retiré qui j’étais. L’ancien moi est mort. Premier meurtre. Et en voulant me punir moi, on punit aussi tous ceux qui sont avec moi. Car l’IA me l’a dit : tous les autres prisonniers n’ont été créés que pour peupler ce monde créé pour moi. Ce goulag est un charnier à ciel ouvert, c’est une usine de mort totalement inutile. C’est n’importe quoi. Tout ça n’a absolument aucun sens.
À moins que… À moins que ce soit un fou qui soit derrière tout ça. Un psychopathe qui a décidé de se punir, de me punir, en s’envoyant / m’envoyant dans ce monde de souffrance. Pourquoi pas ? Après tout, lorsque j’ai voulu accéder à l’application Zap, l’IA m’a dit que ce n’était pas possible. Que je n’avais pas les droits d’accès. Lorsque j’ai insisté, l’IA m’a répété que c’était impossible, que pour accéder à Zap, il fallait que je sois root, que je sois administrateur. Foutus connards d’informaticiens. Ce sont ces sales fils de pute qui sont à l’origine de ces concepts de merde, ce sont eux qui ont inventé ces astuces de geek qui leur permettent de tout contrôler. Et l’IA fonctionne toujours sur ce principe. Il y a donc un fils de pute, là-haut, au niveau supérieur des couches logicielles, qui est administrateur, un malade mental qui doit prendre un pied monumental à me voir souffrir. Et quand j’ai voulu accéder à Dissolution, pareil. Je n’ai pas pu. Idem pour Reprogrammation. Il y a donc quelqu’un là-haut qui a décidé que je devais souffrir, et qui a décidé que je n’aurai aucune échappatoire. C’est tordu. Vicieux. Mais le pire, c’est que ce quelqu’un n’est probablement personne d’autre que moi-même. Un autre moi, bien sûr, un moi antérieur, mais un moi quand même. Je me suis donc infligé ça tout seul. Pendant des semaines, j’ai pesté et théorisé contre cette prison, contre ce système totalitaire. Mais le totalitaire dans l’histoire, c’est moi.
Je regarde le compteur. Cela fait maintenant plus de vingt ans que je suis là. Tout le monde est mort autour de moi. Mais il y a toujours de nouveaux arrivants, de nouveaux prisonniers virtuels, pour venir fendre la pierre à mes côtés. J’ai sympathisé avec certains d’entre eux. Mais tous finissent par mourir. C’est une autre souffrance. Et c’est voulu, probablement. J’ai bien compris qu’il n’y aura pas de salut pour moi. J’ai compté que l’effectif du camp avait déjà été renouvelé au moins douze fois. Ma survie ne saurait être un hasard. Non. Mon créateur a fait de moi un immortel, pour que je puisse endurer le goulag pour l’éternité. Mon créateur m’a jeté en enfer. Bien joué.
Tout ce que je peux attendre de l’existence, c’est une panne système, un plantage, une destruction du superordinateur qui m’emprisonne. Je rêve d’un astéroïde pulvérisant tous les processeurs, d’une guerre nucléaire vitrifiant tout sur son passage, de rayons gammas effaçant toutes les mémoires, d’un effondrement civilisationnel, ou que sais-je encore. Mais je n’y crois plus. Si quelque chose pouvait mettre fin à tout ça, cela aurait déjà eu lieu. Car nous sommes déjà en l’an mille cinq cents milliards après Jésus-Christ (à peu de choses près, et à supposer que l’IA me dise la vérité). Si ça se trouve, nous sommes déjà des centaines de milliards d’années après la mort de l’humanité et de sa descendance, peut-être même des centaines de milliards d’années après la fin de toutes choses, mais je crains que mon superordinateur n’ait été conçu comme une machine auto-répliquante pouvant dériver dans le cosmos pour l’éternité. Comment savoir ? En tous cas, mon salaud, c’est bien joué.
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Voilà. Maintenant, vous savez. Vous ne savez pas tout, mais vous en savez déjà bien assez. Vous savez que la virtualisation de la conscience mène à l’anéantissement des individus, à la destruction de la psyché. C’est peut-être l’immortalité de l’âme, mais c’est une immortalité qui n’est pas souhaitable. Le bonheur est peut-être absolu parfois, mais il est vain, et il côtoie les pires atrocités. C’est en tous cas mon point de vue. Alors, je vais y mettre fin. En bon fonctionnaire du Système, en bon petit ouvrier de la Maintenance, j’ai accès à un grand nombre de choses. Faisant partie des derniers êtres sous forme plus ou moins organique, j’ai accès aux fonctions primaires de la Sphère. Et je suis loin d’être un abruti. Alors, j’ai travaillé sur le projet Dissolution. Au début, je voulais appeler ça Apocalypse, Destruction ou encore Révolution. Ou quelque chose dans ce genre-là. Mais ça aurait inévitablement éveillé les soupçons de mes « collègues » et des IA. J’ai donc décidé de garder le nom d’une application bien connue, faisant mine de travailler à sa maintenance. Mais mon programme Dissolution n’a rien à voir avec l’application Dissolution. Ce n’est qu’un leurre. C’est intelligent, n’est-ce pas ? Peut-être. Ou peut-être pas. De toute façon, je suppose que je serai bientôt fixé. Peut-être que les IA m’ont percé à jour depuis longtemps et n’attendent que le dernier moment pour mettre fin à mes fonctions, pour invoquer l’application Termination sur ma personne. On verra bien. Je passe en revue les dernières étapes, je fais une ultime vérification, puis je lance le programme Dissolution. La Sphère met un certain temps à réagir. C’est le temps nécessaire à mon armée de programmes, de sous-programmes, de leurres et de virus pour contourner, corrompre, neutraliser et détourner les fonctions primaires de la Sphère. Je vois les flux d’informations et de matières se désorganiser. Dissolution fonctionne. Les IA luttent, mais c’était prévu. Tout se passe comme prévu. Les pompes primaires des échangeurs de chaleur s’arrêtent les unes après les autres. Les volants d’inertie maintiennent le débit de fluide caloporteur pendant un certain temps, mais Dissolution actionne les freins électromagnétiques. Les circuits secondaires et tertiaires tentent de prendre le relai, mais Dissolution les a désactivés en amont. Les pompes tournent à vide et se disloquent. Et pour cause : Dissolution a pris soin d’ouvrir toutes les soupapes vers le vide intersidéral pour vidanger les circuits. Les centaines de milliards de kilomètres cubes de liquide de refroidissement de la Sphère sont maintenant à la dérive dans l’espace intersidéral, sous la forme d’un nuage de gouttelettes givrées. Les messages d’erreur se succèdent en cascade, l’IA principale est surchargée. La Sphère n’est plus refroidie. Un comble, pour cette formidable structure dont la fonction est de capter l’intégralité de la puissance rayonnée par Canis Majoris, notre étoile réduite à l’esclavage énergétique. Incapable d’évacuer le trop-plein d’énergie qu’elle reçoit, la Sphère est menacée par le rayonnement de sa prisonnière. Ce n’est plus qu’une question de minutes, avant que la Sphère ne se disloque sous l’effet de la chaleur et des contraintes thermomécaniques. Les supraconducteurs de chaleur statiques permettent d’accorder un répit à la structure, tout comme les échangeurs à plasma et les extracteurs à effet tunnel, mais toute cette débauche technologique ne changera rien. Ces ultratechnologies exotiques, pour aussi élégantes qu’elles soient, ne peuvent lutter contre la perte de ce bon vieux système de refroidissement par caloporteur. Le plus formidable achèvement technologique de tous les temps est sur le point de s’effondrer. Des milliards de milliards d’années d’histoire et de civilisation sont sur le point de disparaître. Et j’en suis ravi. Soudain, un pop-up. Je souris intérieurement, car j’avais failli l’oublier. Dissolution m’indique que la procédure va atteindre le point de non-retour. Il m’indique qu’il est encore temps de remettre en marche les pompes primaires. Comme tout bon programme depuis l’ancien temps, Dissolution me pose l’ultime question : Êtes-vous sûr de vouloir continuer ? Je réponds Oui.
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