Chapitre deuxième – Équipage
Le recrutement n'avait pas été chose facile, surtout en ces temps troubles où les petites annonces cachaient parfois de véritables pièges à ours, au sens figuré, bien entendu.
Mais la vie sur la planète Terre réserve parfois des surprises de taille, si l'on considère l'engin de manutention qui tenait désormais lieu de mécanicien de bord à l'Amérion et à Tipek dans la foulée. D'une hauteur d'environ deux mètres et soixante dix centitoumètres, ce qui correspond à la même chose en centimètres, le première classe Klebz, de la planète Bonn-Bäte, s'apparentait aux regrettés animaux de compagnie de l'homme du XXe siècle, les chiens. Mais un très gros chien. Humanoïde, par là-même, et marchant sur ses deux membres postérieurs. Et moins velu, aussi. Enfin, le première classe Klebz, malgré une parfaite adaptation à la vie sur Terre, que ce fût aux us et coutumes ou au langage, le première classe Klebz, donc, se surprenait tout de même parfois à tirer la langue en agitant frénétiquement son appendice caudal, dans une manifestation joviale et tout à fait spontanée du plus vif contentement (dans le cadre de côtes de bœuf au petit-déjeuner, par exemple). Bref. Ancien commando d'élite du corps défendant de la Niche, consortium commercial de Bonn-Bäte et de ses alentours immédiats, atomicien à bord du Triomphant, fameux tout-marin nucléaire, et finalement première classe dans la Région Étrangère, Klebz s'était tourné vers la location de ses services au plus offrant, ce qui constituait selon ses propres dires une façon parfaitement légitime de subvenir à ses besoins (notamment en côtes de bœuf). D'un naturel plutôt cabot, le première classe savait toutefois maintenir en ordre un groupe de connards en proie à la panique à bord d'un tout-marin nucléaire, ce qui représente un sacré tour de force, d’un point de vue humain. Le capitaine Tipek était assez content de son choix, notamment parce qu'en cas de foutage sur la gueule inopiné, Klebz serait un précieux atout.
Autre atout, celui-ci pour le moral de l'équipage lors de longues virées, l'intendant. Assuré avec brio, le poste d'intendant se révélait moteur pour la combativité et l'état d'esprit des troupes, mais, si l'intendant faillissait à sa mission première, à savoir préparer la bouffe, RIEN n'allait plus. Fort de son expérience, Tipek avait désigné pour ce poste un vétéran des Guerres du Climat, l'année où il a fait si froid. Le sergent Von Dutch, dont le nom n'avait d'égales dans le ridicule que les tenues vestimentaires, savait toutefois fort bien se tirer de la majeure partie des guets-apens culinaires et autres chausse-trappes gastronomiques. Flegmatique et détaché, le sergent vouait un véritable culte à ses ancêtres, au point de savoir sur les bouts des doigts une foultitude de citations plus bigarrées les unes que les autres, mais ne s'appliquant généralement pas à la situation présente. Le sergent Von Dutch, donc, constituait une force de frappe gustative non négligeable, et il le disait d'ailleurs lui-même : "Mon aïeul m'a toujours dit de ne pas mettre mes mains dans mes poches". Bon.
Troisième membre de cet équipage bigarré, le sergent-chef Hank Brossard, ex-agent du KKO et spécialiste en armement conventionnel et exotique. D'un point de vue purement administratif et logistique, le recrutement de Brossard n'avait pas été du gâteau, sachant qu'il opérait sur des installations classées pourpres (principalement liées aux propulseurs à spin convertible, d’après les rapports) dans le système Anavar de la constellation de Schérazade. Mais le capitaine Tipek, faisant jouer ses relations, avait toutefois réussi ce tour de force, et Brossard s'était réjoui de travailler à nouveau avec son capitaine d'instruction. Originaire de la planète K-Ramäl, le sergent-chef possédait toutes les caractéristiques des habitants de cet étrange lieu où la gravité atteignait parfois trois fois celle de la Terre, principalement le quatre de chaque mois du calendrier universel de la galaxie d’Afnor. Un faciès épais, des traits marqués, une stature courtaude et de larges épaules démarquaient Brossard de ses compagnons, à l'exception de Klebz qui, lui, ne ressemblait pas à grand-chose, sauf à un gros chien, mais on l'a déjà dit. Brossard, donc, présentait plutôt bien, d'un point de vue général, et n'attirait pas l'attention. Cette capacité à se fondre dans le décor, étroitement liée à sa petitesse lui valait fréquemment au début de sa carrière d'être assigné aux missions de reconnaissance tactique en milieu hostile ou urbain. Une très forte appétence pour les rixes de bar fit cependant un tort certain à sa carrière et la compromit même en de nombreuses occasions, ce qui à terme lui valut le surnom de tronche de cake, d'une part, et d'autre part le cantonna à des missions de combat rapproché, d'interventions rapides et de bourrage de pif en règle. Le sergent-chef Brossard manifestait cependant à ses heures perdues un fort intérêt pour les équipements expérimentaux développés dans certains services à propos desquels le gouvernement en place, la Cellule, se faisait très discret. Persuadé que Brossard ne manquerait pas l'occasion d'essayer plusieurs de ses jouets favoris, Tipek n'hésita pas longtemps avant d'effectuer les demandes administratives nécessaires à la mutation du sergent-chef sur l'Amérion. Un outillage non-conventionnel ne pourrait être qu’un avantage…
Pour compléter cet équipage haut en couleur, un étrange personnage se joignit à la compagnie. Né sur la planète afro-quantique Esklapion, et recueilli tout petit par une tribu de bernard-l’hermites à l’instinct grégaire, Hal Yababoua avait développé à leur contact de surprenants pouvoirs psioniques. Il faut préciser que les champs azéotropes avoisinant Esklapion provoquent des mutations aléatoires sur certaines espèces, notamment sur les bernard-l’hermites, et ont placé les cochons d'Inde au sommet de l’évolution. Plus psychiques que physiques, les fameux cochons d'Inde d’Esklapion transcendent le temps et l’espace, poursuivant un but connu d’eux seuls. Mais c’est un peu hors contexte. Au terme de son initiation psionique, Hal Yababoua avait appris à capter les ondes de flux qui surnagent à la surface de l’esprit de quelqu’un, afin d’en lire la substance. C’est lors d’une mission sur la planète-cirque PindÄr que Tipek avait découvert cet être baroque, seul représentant de l’avenir possible de l’être humain en tant qu’improbable combinaison du retour à la nature et de l’éveil de l’esprit. Employé par un cirque ambulant, Hal l’enfant-goyave (car tel était son nom de scène) menait une existence simple. Troublé par ce petit être au teint d’avocat, le capitaine Tipek décida de ramener Hal sur Terre pour qu’il y reçoive une éducation digne de ses talents. Lisant dans les pensées de ses enseignants plus vite que ceux-ci n’expliquaient, l’humanoïde longiligne aux oreilles effilées et aux yeux globuleux ne tarda pas à exceller dans tous les domaines, et les plus prestigieuses institutions se l’arrachèrent, ses études à peine achevées. Hal avait donc eu la chance de devenir employé des PTT (Protonics Tourist Transducers).
Les communications cryptées avec l’état-major ainsi qu’avec les autres unités tactiques présentes sur le champ de bataille faisaient l’objet d’une tâche à part entière assumée par le caporal Lumi, diplômée en sciences des communications floues et titulaire d’un doctorat en interactions onde-antenne. Ayant effectué ses classes sur la planète Gheegnaule, le caporal avait contracté une maladie peu connue mais non létale, l’exotique syndrome de Latcha’tche (du nom de son découvreur, Emile Latcha’tche). Ce syndrome, rapproché par certains spécialistes des maux de l’espace et de tête du syndrome de TourÄtte provoque chez le sujet des troubles du langage qui amènent parfois à l’isolement total de l’individu. Heureusement le traitement expérimental dont bénéficiait le caporal Lumi au titre de ses exceptionnels états de service limitait fortement les symptômes. De plus, l’isolement total de l’Amérion rendait le rôle de Lumi plus qu’accessoire, voire complètement inutile. Malgré ses troubles du langage, le caporal ne manquait pas d’attirer les convoitises, de par son physique avenant principalement. Ses mensurations idéales devaient certainement jouer un rôle aussi. Quoiqu’il en fut, Lumi demeurait le seul individu femelle du vaisseau, et ce, depuis le début de la mission. L’inactivité n’aidant pas, quelques membres de l’équipage s’étaient vus ramener à l’ordre et à l’infirmerie de bord après d’infructueuses tentatives de séduction sur la personne du caporal.
L’équipage de l’Amérion comprenait donc plus de vingt membres confirmés, venus d’ici et d’ailleurs, et il serait sans doute aussi long qu’inutile de tous les mentionner ici. Tipek avait tenu à emmener un maximum de monde, histoire que si ça chauffe, il y ait suffisamment de fusibles à cramer. En revanche, il n’est pas possible de parler de l’Amérion sans mentionner Wall-ID (Wireless Artificial Legacy Limiter with Intern Disruption), petit robot autoporteur à clavette escamotable et dérailleur en pipe de douze, véritable extension de la conscience artificielle du vaisseau. L’Amérion était en effet un des premiers vaisseaux équipés d’une I.A. digne de ce nom. Par « digne de ce nom », on entend par là « intelligence artificielle » et non pas « incompétence artificielle » comme celle, tristement célèbre, qui causa la catastrophe légendaire du vaisseau amiral Koor-Booïon. Ce dernier s’était en effet mangé un soleil, en raison d’une erreur de calcul au moment du saut dans l’hyperespace. Une sombre histoire de conversion toumétrique… L’histoire de l’astronautique ne manquait pas de crash sur géantes gazeuses ni de boîtes lunaires en lien avec l’I.A. Enfin bref, l’Amérion était doué d’une conscience, un peu vague mais efficiente, et Wall-ID était pour ainsi dire son réceptacle mobile. Il s’agissait d’un petit robot, de type R2Mé2, monté sur roulettes à coussins d’air filtré (en cas de vent de sable) et équipé de sustentateurs positroniques en iridium massif. Haut d’un petit toumètre, en forme de kagubu claveuté, Wall-ID était aussi équipé d’un petit bras flexible faisant office d’aspirateur. Limité par sa RAM et son unique port USB, Wall-ID s’exprimait à l’aide de phrases simples. Tipek se souvenait notamment d’une escale sur la planète Kraignaule-12, où l’équipage s’était fait péter le bide à grands coups de dessert local. Et Wall-ID de s’exclamer : « Tipek manger coco ». Personne ne comprenait jamais grand-chose à ce qu’il racontait ; nombreux étaient ceux qui se foutaient de sa gueule pour cette raison. Mais pas trop quand même, car la menace planait, diffuse : Wall-ID étant le système d’exploitation de l’Amérion, il ne fallait pas trop le faire chier non plus. Des rumeurs couraient sur une injection « malencontreuse » d’huile d’olive fermentée dans le système de douche. On parlait même d’inversions subites du vecteur de gravité au niveau des urinoirs… Wall-ID ne s’en était jamais expliqué, se contentant d’un incompréhensible « Mo pa fé ».
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