Depuis le décollage en relative catastrophe de Kotfull, l’ensemble des membres de l’équipage (robot compris) était de nouveau soumis à la vie spatiale. La vie à bord avait donc repris son rythme habituel, à ceci près qu’un nouvel arrivant ne manquait pas d’égayer le quotidien par un certain nombre de maladresses, maladresses qui d’ailleurs n’avaient rien à envier à celle de Klebz. Skofüld s’était donc successivement enfermé dans la chambre froide, viandé dans les escaliers, auto-éjecté dans l’espace (avec son baukval, heureusement), et re-enfermé dans la chambre froide. Ces mésaventures avaient au moins eu le mérite d’amuser la galerie, et Maïkeule était globalement assez bien intégré à l’équipage. Tipek avait pris soin de lui fournir un paquetage complet comprenant une combarde, un baukval, des vêtements militaires et une banane pour deux. Ces quelques tâches domestiques n’offraient cependant qu’un maigre réconfort compte tenu de la situation dans laquelle se trouvait l’Amérion : le mécanisme de saut ne pouvait être réparé, et les vivres n’étaient pas illimités, au même titre que la patience des membres de l’équipage.
Tipek en était plus ou moins là de ses réflexions, lorsque Lumi le rejoignit devant la baie d’observation. Ce large panneau vitré en fibre de transparostafa permettait d’avoir un point de vue sur tout ce qui se passait en dessous de l’Amérion, et les micro-champs de gravité générés dans chaque pièce du vaisseau rendaient les notions de haut et de bas très relatives. Skofüld avait d’ailleurs été un peu largué par toutes ces nouvelles choses, au début. Le caporal s’immobilisa devant le spectacle qui s’offrait à elle. Une magnifique galaxie de type Sb s’étendait au loin, et des vents solaires dispersés par les boucliers de confinements du vaisseau illuminaient la passerelle d’observation. Tipek avait diminué l’intensité des néons (Wall-ID avait d’ailleurs émis de vives protestations à ce propos) afin de mieux profiter du spectacle. Lumi, donc, s’arrêta pour admirer la galaxie, l’admira puis, son quota d’émerveillement ayant été atteint pour la soirée, tourna les talons.
Tipek consulta son bracelet à séquençage laminaire, qui lui indiqua par le biais de savantes formules l’heure qu’il était. Bientôt l’heure de la bouffe, pensa-t-il. Comme pour confirmer ses pensées, une douce odeur de gras parvint à ses narines. Von Dutch devait être en train de faire à manger. C’est donc au beau milieu de ces pensées ahurissantes d’intérêt et de profondeur que l’impossible se produisit. Un timide bip se fit entendre une fois, puis deux, puis à intervalles réguliers. Émis par la console radar, puis relayé par l’ordinateur de bord jusqu’aux haut-parleurs du cockpit, la faible tonalité était censée attirer l’attention du capitaine ou, le cas échéant, du timonier. Hélas, le timonier, Klebz ce jour-là, était justement parti bouffer, affamé par l’odeur de gras qui flottait, et le capitaine était en train de bayer aux corneilles. Le bip passa donc inaperçu.
- Hé heu Klebz passe-moi le... chose là tu sais le truc… bégaya Brossard. - Le sel ? - Noon le machin, m’enfin tu sais bien le… rhaaa merdeuuu… - Bin le poivre alors, CHOMP, fit Klebz en mordant de plus belle dans une épaule de pinosaure. - Mais nooooon… - Bon Klebz, arrêtez d’emmerder Brossard et passez-lui ce qu’il veut, bon sang, trancha le capitaine.
Le mécanicien, en bout de table, fit glisser à contrecœur la petite fiaule d’extrait de Kipik sur toute la longueur de la table en benelacier à laquelle l’équipage dînait. Von Dutch avait préparé un ragoût fort ragoûtant de racines de tütübh’ à l’huile de jaujaubah, servi bien sûr avec son lot de pattes de pinosaure. Heureusement que les soutes sont pleines de gras, pensa Klebz avec satisfaction. Brossard finit de bâfrer son dîner, puis il partit prendre son quart. Skofüld, lui, était astreint à manger douze kilos de porc de synthèse, et sans sauce en plus.
Le pauvre Maïkeule avait en effet fait une nouvelle boulette dans l’après-midi : las de ses mésaventures spatiales à base d’éjections et autres enfermements incontrôlés, il avait décidé de ne plus rien faire, afin qu’il ne lui arrive plus rien. La démarche était plutôt logique, et on aurait pu s’attendre à ce que cela fonctionne bien. Skofüld était donc parti bouder tout seul dans la cuisine. Là, il s’était adossé contre le mur mais la notion de bouton-poussoir n’était pas encore bien ancrée dans son esprit low-tech, et il avait donc malencontreusement démarré la génératrice de protéines de synthèse en s’adossant sur ledit bouton. Von Dutch était fou de rage et avait décrété qu’un abruti apeupréhistorique n’avait pas sa place à bord de l’Amérion - et encore moins dans sa cuisine. Ce à quoi Tipek lui avait répliqué - avec beaucoup de justesse d’ailleurs - que dans ces conditions, un canidé de plusieurs tonnes non plus. Von Dutch était séché. Pour la forme, Tipek avait bien voulu consentir à mettre Skofüld aux arrêts avec sursis, assorti d’une peine de gobage de sa connerie du jour.
Désespéré, Maïkeule était donc en train de se battre avec un monticule de viande froide, molle et gélatino-filandreuse, résultat peu appétissant d’un processus de clonage de cellules-souches injectées dans un flux de plasma énucléé puis vaguement passé au micro-ondes.
- Eurk, fit-il en réprimant un reflux gros comme une dent de zabrak.
- Capitaine ! Capitaine !
C’était Brossard.
- Je mange, Brossard ! Ça peut pas attendre ? - Bin… je sais pas trop. À vous de voir, mais Wall-ID vient d’accrocher un truc gros comme un kalamar sur le radar !
L’annonce de Brossard fit l’effet d’une bombe, puisqu’elle était vaguement synonyme d’un contact civilisé, et donc d’une possible réparation de l’Introducton. Et vu que l’Amérion était globalement mal barré de ce côté-là, c’était une bonne nouvelle à faire pâlir La Poste de jalousie. En quelques secondes à peine donc, tout le monde était sur le pont principal, après une course poursuite dans la salle à manger qui avait bien failli mal tourner. Klebz avait en effet sauté sur la table, défonçant le bénélacier avec ses énormes papattes pleines de griffes, mais surtout il avait précipité le tube de tabaskau en plein sur les antennes de Hal ce qui, chez un Terrien, était l’équivalent d’une giclée de piment dans l’œil. Pas glop, donc. Hal resta quelque peu en retrait, agonisant, son teint verdâtre tournant au rouge cramoisi, avec une antenne en rideau.
- Wall-ID ? Qu’est-ce que c’est ? - Sa grauh, tré grauh. - Mais encore ? Tu as un contact visuel ? - Tululüht. - Quoi ? fit Von Dutch. - Il dit que c’est artificiel, fit Tipek. Lumi ? - Yes, sir ? - Braquez les caméras de scrutation ! Et activez les objectifs à fouinage autonome ! - Yes, sir !
Après quelques manipulations sur le tableau de bord, Lumi obtint une image claire, qu’elle retransmit en direct sur l’écran foulacheudé du pont principal.
- Oah ! L’image est vachement bonne ! s’émerveilla Von Dutch. C’est du 1080p ? - Non, ça n’est que du 1080i, je n’ai pas pu désentrelacer les vertex, il y a plein de parasites haute-fréquence là-dehors, et puis il y a toujours ce foutu 50 Hz, mais c’est déjà pas mal, fit Lumi. - Bon ON S’EN FOUT. Lumi ! Faites un zoom, histoire qu’on voit ce que c’est ! La résolution est peut-être bonne, mais on y voit que dalle !
Lumi s’exécuta. Elle saisit le joystick analogique, compensa la dérive du vaisseau, poussa les auxiliaires puis obtint une image intelligible de l’obstacle. Il y avait de plus en plus de parasites, et l’image tressautait dans un noir et blanc crasseux, mais tout le monde sut immédiatement ce que c’était. Un immense sourire s’esquissa sur chacun des visages de l’équipage. Sauf sur celui de Skofüld qui, lui, n’avait évidemment pas la MOINDRE idée de ce dont il pouvait bien s’agir. Et puis, de toute façon, il n’avait strictement rien compris à cette histoire d’Introducton.
Comment aurait-il donc pu reconnaître une station spatiale de type 42-B flottant dans l’espace ?
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