Hal suivit Tipek qui traçait dans les couloirs de la zone de confinement subspatial. Le capitaine était apparemment soucieux de mettre un maximum de distance entre lui et le reste de la troupe qui beuglait à qui mieux mieux un tube des années 23290, « Toxüsch mon Amour », ou quelque chose d’approchant. Jugeant qu’ils étaient suffisamment éloignés (à partir du moment où l’on n’entendait plus bien les éructations de Steinbock), Tipek s’adossa à la paroi en permabitume.
- Eh bien alors, capitaine ? Qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit Hal. - Suis-je le seul à trouver bizarre que Koostau, censé venir d’une autre dimension, connaisse par cœur « Pose ta mite sur mon épaule » ? fit Tipek, l’air grave, quoique encore un peu embrumé par les vapeurs d’alcool de Gruik. - Euuuuh… - Et toc. Séché. - Mais euh… s’ils sont si avancés que ça, ils étaient peut-être à l’écoute de nos émissions radio ? - Réfléchissez un peu, Hal ! Ils viennent de si loin que jamais ils n’auraient pu capter « Pose ta mite sur mon épaule », et encore moins « Afrücan Konkombru » ni même « Tribal Flex » ! - Mais peut-être que… - Non, je vous vois venir, Hal : ces programmes de catégorie 3 n’ont JAMAIS été émis en ondes supraluminiques. La Cellule n’aurait jamais autorisé une telle dépense énergétique.
Hal en restait comme deux ronds de bouïngogélatine, pendant que Tipek se dégrisait en gobant un tube de comprimés effervescents d’antikaisséïne hyperactive.
- Qu’est-ce qu’on fait, capitaine ? demanda Hal, un peu brumeux d’avoir essayé de lire les pensées d’un Bulk sévèrement entamé par le Tooptürütauh’. - Pour l’instant, rien. Faisons semblant de ne pas savoir que Koostau et ses hommes ne sont pas ceux qu’ils prétendent être. De toutes façons, ce serait suicidaire de tenter quoi que ce soit. Bourrés ou pas, leur technologie reste mille fois supérieure à la nôtre. On se ferait sécher en un instant, asséna Tipek.
Hal opina du chef, repensant à ce vieux film intitulé Get rich or die dryin’, se disant qu’il ne voulait vraiment pas se faire sécher. Un nœud lui étreint la poche gastrique qui lui servait d’estomac, et il enroula frénétiquement ses antennes autour de ses oreilles, signe que ça n’allait pas fort.
Tipek et Hal refirent irruption dans le carré de l’Amérion, où la petite fête battait son plein. Leur petit aparté était passé inaperçu, et tout le monde faisait mime de battre des couilles sur la table en cadence pour encourager Klebz qui s’était lancé dans une audacieuse démo de pekwondo. Lumi, elle, battait ses deux énormes attributs sur la tableubass, non sans faire trembler le distributeur d’apéritifs automatique.
Tipek ne pouvait que reconnaître que tout ça était fort plaisant. Il tenta même de chasser de sa mémoire le terrible pressentiment qui l’étreignait à propos de la Kalüpsauh. Il laissa un Von Dutch tutubant lui servir une petite liqueur de koukouye faite maison, et ne put s’empêcher d’applaudir lorsque Steinbock rejoint Klebz sur le générateur à potentiels retardés qui faisait office de dancefloor.
Les deux compères entamèrent une chorégraphie des plus classieuse, quelque part à mi-chemin entre la teckeutonick et le hüggü’pop tendance underground. Wall-ID et Good-Dog s’étaient eux aussi lancés dans une espèce de rodéo tululutien assez réussi, tandis que Bronkokodh finissait d’achever Maïkeule avec un dernier shooter cul-sec au-dessus de l’évier. Et ce qui devait arriver arriva. Tipek détourna son regard pour ne pas voir le pauvre Skofüld vomir ses tripes dans la pompe à vide.
Tipek se demandait si tout ça n’allait pas un petit peu trop loin, lorsqu’il vit Pulup et Lumi se faufiler discrètement dans le sas de recombinaison pléiotropique. Trouvant tout ça fort déplacé, il s’apprêtait à intervenir lorsqu’on entendit un terrible hurlement de rage qui fit trembler l’Amérion de toute sa structure.
Tout le monde arrêta ses conneries immédiatement, et chacun échangea des coups d’œils torves mais néanmoins flippés. Les lumières se mirent à grésiller, puis ce fut tout l’Amérion qui plongea dans l’obscurité. Comme toute obscurité subite qui se respecte dans ce genre d'aventures, elle fut suivie d'un terrifiant grincement métallique : la structure de l'Amérion était soumise à rude épreuve. Dans le carré, la joyeuse rigolade avait fait place à un silence dégoulinant d'anxiété.
La lumière revint quelques secondes plus tard. Good-Dog s'était réfugié sous la tableubass, non sans patauger craintivement dans le pot de graukamol posé près de l'entrée. Là où en temps normal tout le monde se serait mis à gueuler et à gesticuler, l'ensemble des membres des deux équipages se tenait à carreaux, chacun soupçonnant l'autre. Tipek croisa le regard de Koostauh, et celui-ci comprit instantanément que la partie n'était pas gagnée d'avance. Tipek eut à peine le temps d'ouvrir la bouche qu'un second grincement beaucoup plus violent que le premier ébranla le vaisseau, au moment même où Lumi et Pulup regagnaient le carré d'un air plutôt satisfait (qui passa toutefois inaperçu dans la stupeur générale). Wall-ID sortit de sa cachette et se mit à couiner.
- Capitaine, capitaine, nous ka péter gueule ! - Hein ? Heu... Bon tout le monde à son poste ! Et vous, termina-t-il à en s'adressant à Koostau, vous, je vous tiens à l'œil, alors PAS DE FANTAISIE, compris ? - Je… non ! répliqua-t-il du tac au tac. Nous restons là, n'hésitez pas à faire appel à nous si besoin, Tipek !
Lumi et les autres sortirent en trombe du carré. Klebz en profita pour vomir dans une bassine de graukamol qui traînait là. Décidément, l'alcool de synthèse généré sur l'Amérion n'était pas brillant, sauf peut-être pour foutre mal au crâne, se dit-il en galopant pour rejoindre les autres. Tipek, quant à lui, s'attendait au pire en trottinant vers le cockeupit. L'échange avec Hal lui avait confirmé qu'il n'avait pas fumé la moquette : il y avait bien quelque chose de pourri dans cette rencontre fortuite avec les finfoniens.
Un dernier virage et ils arrivèrent au poste de pilotage de l'USS Amérion. Good-Dog, qui était visiblement remis de ses émotions étaient très content de courir avec tout le monde, tellement content qu'il ne négocia pas bien ledit dernier virage et finit sa course dans l'escalier 13 en alternant couinements plaintifs et bruits de gamelles.
- Ok les enfants, reprit Tipek en s'asseyant dans son fauteuil. Qu'est-ce qu'on a ? Skofüld, que disent les relevés ? - Lesquels Capitaine ? - Bin les... les relevés, quoi ! J'en sais rien moi démerdez-vous je VEUX des relevés ! - À première vue Capitaine, trancha Lumi, nous tombons. Vers une planète non répertoriée. Mais je ne sais pas très bien pourquoi, tout allait bien il y a peu de temps... - Encore une planète à la con, soupira Hal qui s'était sanglé dans son fauteuil en vue d'une éventuelle secousse supplémentaire. - Bon mais... rétablissez-moi une alimentation, une propulsion enfin de quoi redressez le tir bon sang !!! - Inutile Capitaine, nous sommes accrochés à la Kalüpsauh. - Que… quoi ? - Oui, les logs de bords indiquent que différentes manœuvres ont été conduites lorsque nous étions au carré, et l'une d'elles a mené l'Amérion à percuter la Kalüpsauh. - Bon sang, grogna Klebz qui venait tout juste d'arriver. Ces enflures de finfoniens nous ont bien b... - Taisez-vous Klebz ! Hal, envoyez les vidéos de surveillance du cockeupit à l'instant où la commande a été donnée. Je veux savoir qui est l'enflure en question.
Tous se penchèrent sur l'écran principal et virent... Wall-ID jouer avec Good-Dog autour du poste de commande, puis percuter celui-ci et tout éteindre. La vidéo se brouilla et Tipek jeta un regard de désespoir à ses compatriotes. Finalement le problème depuis le début de cette mission, c'était simplement que le vaisseau lui-même était trop con pour assumer sa propre survie et du même coup celle de ses occupants. Réprimant une furieuse envie de démonter pièce par pièce cet abruti de robot et son acolyte quadrupède, Tipek calma ses troupes.
- Bon de toutes façons ça fera du bien à tout le monde de prendre l'air. Hal, je veux plus d'infos sur cette planète, voyez avec Brossard et Von Dutch, ça les occupera. Lumi, envoyez sur les écrans secondaires la traque vidéo de chaque membre de l'équipage de la Kalüpsauh : ce n'est pas parce qu'ils n'ont rien à voir avec le petit pépin que nous rencontrons actuellement que je leur fais confiance. Informez-les de ce qui se passe, tiens, ça les occupera aussi. Et mettez une chemise, je vous prie. On n'est pas chez mémé. SKOFÜLD CES RELEVÉS, ILS ARRIVENT ? - Oui oui, tenez Capitaine.
Tipek considéra les papiers tendus par Maïkeul d'un air circonspect, puis les lui rendit en grognant.
- Bon. Euh... Merci. Mais, bredouilla-t-il en consultant les écrans vidéos, mais qu'est-ce qu'ils font les autres là ? Mais ils se barrent ? Et ils embarquent le pot de graukamol en plus !!! déclara le capitaine, outré. - Huhu 'vont pas être déçus du voyage, rigola Klebz.
La conduite de leurs homologues finfoniens devenait plus étrange à chaque instant. C'est à ce moment que Klebz révéla à ses compagnons d'armes qu'il avait subrepticement piqué la barre du poste de pilotage de la Kalüpsauh. Au cas où, précisa-t-il. Tipek n'était pas du genre à encourager ce type d'actions, mais il félicita chaudement son mécanichien : comme ça au moins, pas de surprise.
- Capitaine capitaine ! Nous pénétrons dans l'atmosphère d'AGC 712 ! Je ne suis pas sûr que le sas qui relie la Calüpsauh et l'Amérion tienne le choc ! - Très bien Skofüld, dans ce cas verrouillez tout ce qui est verrouillable, fermez tout ce qui est fermable, attelez tout ce qui est... - ... à table ? - NON.
La carlingue de l'Amérion tremblait à qui mieux mieux. Chacun retenait son souffle. La chaleur augmentait, et au bout d'un moment le sas qui reliait les deux vaisseaux prit feu spontanément, s'éventrant dans un bruit d'enfer. Un premier choc modifia la trajectoire du bâtiment, et un deuxième lors de l'impact au sol mit à mal les absorbeurs d'impact à déformation lamellaire. Chacun sombra dans une inconscience bien méritée.
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