Chapitre Quatrième – Saut
L’Amérion continuait son manège circulaire autour du point 458 depuis douze semaines et demie, et toujours aucune nouvelle du QG. Le moral de l’équipage était au plus bas. Pour tenter de remotiver ses troupes, Tipek n’avait eu d’autre choix que d’accepter l’organisation d’un trophée de gobage de Flamby dans les compartiments à impesanteur, situés dans l’ancienne zone de quarantaine de l’Amérion. Klebz avait brillamment remporté la partie, usant de sa formidable capacité de gobage, mais la finale qui l’opposait à l’inévitable Brossard avait été des plus serrées. Tipek avait assisté au spectacle avec un nœud à l’estomac, priant pour que ces deux abrutis pesant douze tonnes à eux deux ne perforent la coque à grands coups de pattes, griffes, clé à molette ou l’un des autres objets farfelus plus ou moins autorisés dans l’arène. Tipek avait gardé la main à proximité du contacteur de quarantaine, prêt à isoler la zone en cas d’accident, condamnant irrémédiablement l’équipage, mais unique moyen de sauver l’Amérion d’une ouverture accidentelle sur l’espace intersidéral.
Tout s’était finalement très bien passé, Brossard n’écopant que d’une légère contusion de la troisième molaire supérieure, suite à un contact direct avec une clé de 96 qui, apparemment, ne faisait que « passer par là ». Klebz avait, quant à lui, été victime d’une entorse de l’appendice caudal, ce qui ne mettait pas en jeu son diagnostic vital, mais lui causa de très vives douleurs à tel point que la pauvre bête dut être mise sous Voltarène à ADN végétal natif. Cette blessure fut un moment difficile pour Klebz, car elle lui interdisait d’être content – le bonheur étant chez la race de Klebz inséparable d’une agitation frénétique de la zone touchée.
C’est donc avec un bonheur tout relatif que Klebz entendit, en ce jour de 23 konkombrier de l’an 290 de l’ère Tul-Hulutt, la déclaration du capitaine Tipek :
- Avons reçu les coordonnées du prochain saut télémétrique. Que tout l’équipage se tienne prêt. Tous à vos postes. Utilisez les harnais de 12.
Le contact avec le QG avait donc enfin été rétabli. Conséquence directe : l’Amérion allait enfin pouvoir quitter ce trou du cul intersidéral, pour aller sauver le monde via des contrées probablement inexplorées.
Bien qu’aucun ordre de tir n’ait été lancé, c’était le branle-bas de combat général sur le pont principal de l’Amérion. L’équipage était pris d’une folle euphorie et tout le monde y allait de son petit commentaire (« Putain, qu’est-ce qu’on va leur mettre ! » hurla notamment Brossard). Von Dutch se rua sur son siège hyperspatial, déplia son accoudeuhar, tapa quelques lignes dans l’invite de commande, puis le harnais de 12 surgit de derrière son dos, l’agrippant plus vivement qu’un casöar. L’instant d’après, il était complètement contraint, au bord de l’étoutouffement. En inspectant son équipement, Brossard entendit un « kouï ! » familier. Il soupira. Klebz s’était encore coincé la queue dans son filet anti-G.
- Parés à l’hyperpropulsion ? hurla Tipek dans les vocodeurs ultrasoniques de l’Amérion. - Yes, sir ! répondit l’équipage à l’unisson.
Avec un sourire satisfait, Tipek enclencha la procédure de saut. L’Amérion trembla de toute sa structure, pendant que les générateurs d’ondes quantiques à effet casimir chauffaient dans la cale. Tipek fit signe à Wall-ID de commencer le process de sauvegarde-équipage. Tout le monde fut alors affublé d’un casque de survie de type Baukval qui descendit du plafond, se fixant hermétiquement à la combinaison avec un bruit de chuintement humide. Klebz se retrouva, comme d’habitude, avec la truffe collée contre le ptiplexiglas du casque qui n’était pas à sa taille. Il émit un grognement de frustration et se retrouva aussitôt perdu dans un nuage de buée. « ‘chec », pensa-t-il en constatant qu’il ne voyait plus rien. « J’me suis encore fait niquer. »
Tipek observait l’écran de contrôle principal, où Wall-ID faisait défiler la trajectoire différentielle calculée à partir des coordonnées de saut, jusqu’à « accrocher » la cible située dans la galaxie Prauxima du Grauzaure. Un grondement bestial monta depuis la cale où les générateurs d’ondes se donnaient à fond. Tipek vit la charge des propulseurs clignoter, indiquant qu’elle était maximale. Il prit une grande inspiration puis walida l’ordre de saut. D’un coup, d’un seul, le spin des bosons de jauge de l’Amérion fut inversé, enveloppant le vaisseau d’un paquet d’ondes neutroniques déformant le tissu de l’espace-temps.
Suant à grosses gouttes et n’y voyant strictement plus rien, Klebz entendit le mut-mug de l’ordinateur de bord qui s’affolait, indiquant l’imminence du saut. Il fut écrasé contre le fond de son siège, manquant d’avaler sa truffe et de rendre son petit-déj’. Il faillit défaillir à l’idée de mourir noyé dans son Baukval, mais la poussée du vaisseau était déjà terminée. Klebz se sentit propulsé vers l’avant, retenu par son harnais élastoplastique en fibre de duroglonk qui ajustait l’effort via capteurs interposés. « Ça y est », se dit-il. Ils y étaient. Klebz fit tourner son casque, non sans y laisser un filet de bave gluante, puis il l’abandonna au système de retrait automatique. Le casque rentra dans son réceptacle avec un bruyant Slöööp Tuut, et Klebz se sentit soudain plus léger. Tellement léger… Boïng boïng bunk ! Klebz se rendit compte qu’il n’était plus sanglé dans son siège, et, l’apesanteur n’aidant pas, la plupart des membres du vaisseau étaient allés se brêler le caisson sur différentes aspérités internes du pont principal (qui un moniteur, qui un autre membre de l’équipage…). Tout cela n’était pas normal. L’Amérion était en principe conçu pour ne pas se trouver dans ce genre de situation. Les harnais n’auraient pas dû s’ouvrir, d’ailleurs ils ne s’ouvraient automatiquement qu’en cas de… qu’en cas de PANNE GÉNÉRALISEE DU SYSTÈME !!! Diantre, on n’était pas dans la merde. Plus un bruit, plus un cliquetis dans tout l’astronef ultra-perfectionné… Seul Wall-ID continuait de folâtrer, visiblement insensible à la situation car auto-alimenté par ses batteries LiPau.
- Wall-ID, quelle est la situation ? - Mo ka pa savé Missié. - Ah bon ? Mais depuis quand ? - Tipek niké danlku ? - Fichtre, nous allons devoir travailler d’arrache-pied pour remettre en fonction le générateur de distorsion à flatulences concaves droit… - Tipek brêlé caisson ! - Ah bon ? C’est le gauche qui est pété ???
Car Tipek parlait couramment la langue de Wall-ID, d’ailleurs il avait même reçu les enseignements d’Otto Radiau au lycée.
- Capitaine, capitaine ! - Oui, caporal ? Euh, avant toute chose passez un pantalon caporal Lumi je vous prie, vous distrayez l’équipage. - Très bien, mon capitaine. J’y vais mon capitaine. Voulez-vous venir avec moi ? - Non Lumi, hem hrm, ça ira, je vous remercie.
Sur ces bonnes paroles, Tipek alla directement se renverser le bac à glaçons dans le froc (les glaçons étaient d’ordinaire réservés aux Mojitos, ces indigènes nomades de l’espace, marchands renommés pour lesquels le glaçon est le plus pur des cristaux – ces andouilles se demandent encore pourquoi il fond), émettant du même coup un gros nuage de vapeur et un profond soupir : Fschhhhhhh euââââââr… Le capitaine Tipek, remis de ses émotions, rassembla ses esprits ainsi que son équipage et hurla à la cantonaise :
- Klebz Lumi Brossard Yababouaaaaa ! Au rapport sur la situation actuelle !
Entre temps, Wall-ID avait déployé une longue tige micro depuis son carénage jusqu’à la bouche de Tipek afin de relayer sa voix via le système de transmission sonore dont était équipé l’Amérion. Avec des auto-radio à chaque étage munis de la technologie toute récente d’impédance au néon, le son ressortait avec toutes ses nuances jusqu’au moindre recoin du vaisseau. Cependant, le sympathique petit robot avait probablement été secoué pendant le saut, ce qui l’induisit en erreur dans le calcul de la trajectoire du micro qui finit sa course dans la narine droite du capitaine. Le résultat ne se fit pas attendre, et l’on put entendre avec une netteté d’opéra une longue plainte suivie d’une bordée de jurons nasillarde qui provoqua l’hilarité générale. Sauf peut-être celle de Wall-ID qui se vit botté en touche à destination de la lucarne du sas donnant sur le couloir. Et but.
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