Le calme avant la tempête.
Grand silence. Plus personne ne bouge. Seul, le bruit de nos respirateurs perturbe ce silence pesant. Le responsable de mission s’est tu depuis déjà longtemps. Tous les voyants sont au vert. Nous n’attendons plus que la fin de la « séquence synchronisée » durant laquelle tous les paramètres de mission sont informatiquement vérifiés et les réservoirs définitivement pressurisés. Le vaisseau Atlas est fièrement dressé vers le ciel azuré, monté sur son réservoir lui-même flanqué de ses quatre boosters. Plus personne ne parle au CSI, Centre Spatial International, situé en Guyane française. La NSI, ou Navette Spatiale Internationale, est sur le point de décoller. Des milliers de mètres cubes de carburants cryogénisés sont convoyés vers les réservoirs. Tout est réglé à la milliseconde près. Des vapeurs blanches de condensation s’élèvent au-dessus des canalisations cryogéniques. Les isolants thermiques des tuyaux et du vaisseau sont en train de se rétracter sous l’effet du froid. Tout est calculé. Des flammes de torchage sont visibles non loin du pas de tir. Le gigantesque réservoir d’eau, de 120 mètres de haut, est prêt à se déverser sur le pas de tir pour que celui-ci ne soit pas consumé. La jungle aux alentours semble retenir son souffle. Le gigantesque panneau d’affichage numérique égrène implacablement et silencieusement les secondes. Tout le monde, spectateur comme technicien, retient son souffle. Pas un nuage à l’horizon. Le vaisseau brille de son aveuglante blancheur, parcourue par de noires zones de blindage thermique ou de panneaux solaires aux reflets bleutés. Les réservoirs sont scellés. Certains isolants sur les réservoirs finissent de se mettre en place par à-coups bruyants. Les canalisations de remplissage ont fini leur office et, déjà, elles se réchauffent avec un bruit de claquage métallique inquiétant. Fin de la séquence synchronisée. Tout est paré.
10 secondes d’éternité.
10. Ça y est. La voix du « capcom », responsable de mission, résonne dans mes tympans. Le décompte final est lancé. Je sens qu’il va durer une éternité. 9. Je repense, fébrile, à ces années de conception. Tout va bien se passer. Ce n’est pas le premier vol. 8. Solidement harnaché depuis deux heures dans ce cockpit étouffant, suant à grosses gouttes, j’imagine les forces en présence. 7. Vingt millions de pièces - dont 15 millions de pièces mobiles - sont assemblées avec une précision parfois nanométrique. 6. Et dans quelques instants, toutes, sans exception, devront faire leur office, impassibles, imperturbables. 5. La moindre défaillance serait fatale à l’assemblage de 92 mètres de haut pesant 8000 tonnes. Près de 250 poids lourds de 33 tonnes. 4. Dans un instant, la machine se mettra en branle, déclenchant le feu du ciel. Plus de 10 000 tonnes de poussée. L’équivalent de 125 Boeing 747. 3. Bientôt tout l’ouvrage sera pris de violentes convulsions et, soumis à une terrible accélération, les pièces vont ployer, résister, hurler. 2. Cet invraisemblable assemblage ultra précis de millions d’éléments et de substances, surgi de la nature transformée par l’homme, s’élancera vers les cieux infinis avec une force proprement inimaginable. 1. La moindre défaillance pourrait être fatale. Des tremblements. Les premiers tests moteurs sont lancés. 0. Plus moyen de renoncer.
Le feu du ciel.
Instantanément, la poussée des moteurs devient maximale. Je suis écrasé sur mon siège. Tout tremble autour de moi. Je suis assis sur une bombe de 8000 tonnes. Déjà, le cockpit traverse les nuages. La plus puissante machine du monde est en route vers les étoiles, et moi, l’un de ses concepteurs, suis du voyage. La pression des réservoirs, qui se vident à une vitesse effrénée, doit sans cesse s’ajuster avec de l’hélium pressurisé. Les isolants commencent déjà à se dilater. Les trente turbopompes sont en action et tournent à plus de 40000 tour/min pour alimenter les moteurs en carburant et consomment l’équivalent électrique de 40 rames de TGV. À chaque seconde, plus de 50 mètres cubes de carburants cryogéniques sont propulsés dans les chambres de combustion au travers de 7500 injecteurs haute pression. L’hydrogène rencontre l’oxygène. Oxydation spontanée. Explosion. Les fluides passent ainsi brusquement de -250 à +3500° C. Les quinze tuyères équipant les trois moteurs Thor et les douze moteurs Vulcain vomissent alors en tremblant des gaz brûlants à plus de 40 000 km/h soit plus de 11 km/s. L’entrée en fusion des tuyères par la chaleur n’est empêchée que grâce au débit permanent à l’intérieur même de leur structure des 50 mètres cubes de liquides cryogénisés. Assurant les deux tiers de la poussée totale, les quatre gigantesques boosters de 75 mètres de long se ruent vers les cieux et forcent sauvagement sur leurs attaches métalliques, qui ploient en grinçant, côtoyant constamment le point de rupture. L’orbiteur, juché sur l’énorme réservoir central de 80 mètres de long et de 18 mètres de diamètre, doit résister à sa propre accélération qui lui fait fendre une atmosphère devenue extrêmement visqueuse et résistante. Avec la vidange et les frottements dus à l’écoulement de l’air, les plaques d’isolants cryogéniques se réchauffent et se dilatent. En se déformant, certaines sautent instantanément, d’autres sont violemment arrachées par la terrible force du vent. C’est normalisé. Je sais que de l’extérieur, notre vaisseau n’est déjà plus qu’un minuscule point précédé d’une incommensurable flamme de plasma orangé de plus d’un kilomètre de long, secouant l’atmosphère alentour et répandant une brutale onde sonore soufflant et grondant à des milliers de kilomètres à la ronde. Je ne vois plus rien au travers du cockpit, tant le vaisseau comprime l’atmosphère contre son fuselage désormais plongé dans une épaisse et blanche condensation dont seuls les bouts des ailes ressortent. La pression aérodynamique est constamment poussée au maximum que le vaisseau peut encaisser. Les bords d’attaque des ailes delta et de l’empennage résistent durement sous la contrainte et ploient de manière parfaitement calculée. Je repense à toutes ces simulations et calculs d’efforts de pression sur les structures externes du vaisseau. Les valeurs retournées ne sont ici plus numériques ou graphiques mais clairement physiques. Les moteurs ajustent constamment la poussée. Les centrales inertielles munies de leurs gyroscopes tournant à toute vitesse maintiennent le vaisseau dans un équilibre précaire et précis. 20 millions de pièces. Aucune ne doit flancher. Malgré les 10 000 tonnes de poussée. Toute déviation de la trajectoire entraînerait le démantèlement et la désintégration du vaisseau par contrainte aérodynamique. Le vaisseau doit en permanence se préserver de sa propre et colossale puissance destructrice. Les turbopompes sont à leur rendement maximal. Les tuyères vomissent plein débit. La pression sur l’assemblage est à son paroxysme. Le vaisseau tremble de toutes ses tôles. Si un seul des micro-axes d’une pompe était mal fondu et mal équilibré, à cette vitesse, il serait instantanément excentré et éjecté en arrachant tout sur son passage, détruisant pompes et canalisations, libérant le carburant au contact du comburant engendrant l’explosion instantanée des 25 000 mètres cube d’explosif. La boule de feu dépasserait les 2 km de diamètre et serait visible à des milliers de kilomètres. C’est pourquoi des dizaines de milliers de capteurs scrutent intensément la santé instantanée du vaisseau et les supercalculateurs actualisent de manière continue les procédures de sauvetage à mettre en place en cas de défaillance.
Système de sécurité.
Nous sommes dix, en scaphandres hermétiques, oxygénés et totalement ignifugés, harnachés dans nos sièges, dans ce cockpit blindé et pressurisé. Nous sommes tous munis de parachutes et de balises de positionnement. Le cockpit fait d’aluminium et d’acier blindés est capable de résister à l’explosion au décollage du vaisseau. Il est recouvert d’un blindage thermique en Inconel-X-Nickel, plus cher que l’or massif, la même protection thermique que sur le ventre de l’orbiteur, capable de résister à plus de 10 000°. Le tout est capable de s’éjecter à l’aide de fusées et peut ainsi s’éloigner du vaisseau blessé à toute vitesse et retombe freiné par des parachutes et des airbags. Mais il n’y a pas que l’abandon du vaisseau. Il existe différentes procédures de vol : séparation anticipée des boosters et réservoir, retour à la base, amerissage forcé. La sécurité maximale techniquement envisageable sur une telle machine. Le vaisseau spatial le plus sûr jamais conçu - mais aussi, et de loin, le plus puissant.
Encore quelques minutes.
135 secondes se sont déjà écoulées depuis l’instant 0. Un éclair aveuglant, une violente secousse. EAC largués. Les quatre boosters, ou EAC pour Etages Accélérateurs Cryotechniques à moteurs Vulcain, viennent de se séparer du réservoir principal à l’aide de charges explosives. Ils sont en train de retomber, inertes, dans l’océan Atlantique, suivis par les radars. Freinés par des parachutes puis protégés de l’océan par des airbags étanches, ils seront récupérés puis réutilisés. Nous continuons sur notre lancée, assistés par les moteurs Thor lancés à plein régime à l’arrière de l’orbiteur. Le plus grand danger est passé. Les gigantesques pétards EAC sont éloignés. L’espace est à notre portée. Plus que quelques minutes. Attention séparation Réservoir. Brusquement le vaisseau se cabre. Nous sommes écrasés sur nos sièges. Le réservoir principal est largué. Il retombe, en tir balistique très allongé, dans l’océan Atlantique. À cette altitude, les couches denses de l’atmosphère sont un réel danger. C’est pourquoi le ventre du réservoir est recouvert de ce même blindage en Inconel-X-Nickel. Il sera ensuite freiné par des parachutes et protégé par les mêmes airbags que les boosters. Il amerrira non loin des côtes sénégalaises. Car oui, l’Atlantique vient déjà d’être traversé. Atlas n’a plus qu’à accélérer encore un peu avec ses propres réservoirs. Ça y est. Nous sommes satellisés. Atlas, gigantesque et majestueux vaisseau à ailes delta, long de 60 mètres et pesant 350 tonnes en pleine charge, s’est affranchi de la gravité et vole à 500 km au dessus de la Terre, à plus de 40 000 km/h. Avec, dans sa soute de 40 mètres de long et de 8 mètres de diamètre, deux grands modules atterrisseurs, et suffisamment de carburant pour rallier la base lunaire internationale. Mais nous n’irons pas. Ce n’est qu’un vol test.
Immensité.
Le nez de l’orbiteur Atlas pointe légèrement vers la Terre qui dévoile sa majestueuse courbure. Je défais ma ceinture, m’élance à travers le cockpit, libre. Je flotte. C’est géant. Mille fois mieux qu’à l’entraînement en Airbus Zero-G ou en piscine. Je me dirige aussitôt vers le sas. Je quitte péniblement ma combinaison d’intérieur pour revêtir la combinaison de sortie spatiale. Habillé, je m’attarde un instant sur mon casque gravé à mon nom et à double visière dorée anti-radiations. Je m’équipe avec mon siège de contrôle. Mon respirateur fonctionne correctement. Tout est OK. Le vide est fait dans le sas. Je tourne lentement la poignée et ouvre la lourde porte. J’arrive dans l’immense soute. L’obscurité est totale. Je lève la tête. La soute s’ouvre lentement. Silencieusement. La lumière du jour, si pure, si blanche, si éblouissante - si spatiale -, pénètre alors le vaisseau. Devant moi apparaît Prométhée, l’un des deux atterrisseurs lunaires en test, solidement fixé, recouvert de feuilles d’or étincelantes. J’actionne les micro-fusées de mon siège spécial et je m’élance vers la sortie, bientôt toute proche. Je sors du vaisseau. Fais-toi plaisir, me lance le pilote dans mon écouteur. Je n’y manquerai pas. Me voilà dans l’espace intersidéral. Je reste là, quelques instants, à fixer la Terre en dessous de moi. Quelle beauté, quel gigantisme. Atlas semble aussi la regarder, le nez pointé vers l’océan d’un bleu foncé de toute beauté recouvert de masses nuageuses spiralées. Mais d’abord, Atlas. Avant de contempler plus longuement la Terre, je décide de rôder autour de mon magnifique vaisseau. Car je suis l’un des ingénieurs ayant conçu cette machine, plus particulièrement l’avionique externe - le fuselage et son comportement aérodynamique - d’Atlas, l’un des trois exemplaires conçus. Atlas est sous responsabilité européenne. Il y a aussi Wega, sous responsabilité russe, et Solaris, le shuttle américain. Je me retourne vers la gigantesque queue, tournée vers les étoiles, juste devant la Lune. Quel magnifique alignement Lune - Atlas - Terre. La taille de l’empennage, bien au-dessus du fuselage et de la soute grande ouverte, fait presque froid dans le dos. En fait, en position horizontale, elle culminerait à 30 mètres de haut. Je m’éloigne du vaisseau, sur le côté, en passant au-dessus de l’aile gauche, revêtue de lisses panneaux solaires sur plus de 250 m². Je peux ainsi voir le vaisseau dans son intégralité. Les insignes ESA, NASA et RSA sont bien visibles. Comme le nom du vaisseau. Atlas. Jolie typographie futuriste. Quel fuselage élancé, et ce joli mélange de blanc aveuglant, de noir mat et de bleu étincelant... De toute beauté. L’orage est passé. La furie des premiers instants enflammés où Atlas a libéré toute sa formidable puissance est terminée. Atlas n’est pas qu’une brute s’élançant vers le ciel étoilé. C’est aussi un calme et serein messager. Même si la menace reste présente. Plus diffuse. Car l’environnement reste hostile : variations quasi-instantanées de température de –200 à +200°. Vide intersidéral. Rayonnements cosmiques. Micro-météorites. Le risque est toujours là, omniprésent. Il faut juste l’accepter. Faire preuve d’humilité. L’homme n’est ici clairement pas à sa place. Je m’élance vers la haute cime du vaisseau. Aidé de mon siège, je monte lentement le long de la queue, passant ma main gantée sur le bord d’attaque recouvert d’Inconel. Arrivé en haut, surplombant le vaisseau et la Terre, je reste époustouflé par tant de beauté. Un coup d’œil à droite, vers l’immensité intersidérale, vers les étoiles. Je me retourne. La Lune, dans toute sa blancheur immaculée. Je redescends vers les trois tuyères des moteurs Thor, d’un noir lisse et intense. Je n’ai aucun mal à m’y glisser, tant elles sont gigantesques avec leurs quatre mètres de diamètre. Je reste là, à l’intérieur, à tenter d’imaginer l’épouvantable chaleur de 3500° qui a pu y régner. C’était il y a tout juste quelques minutes. L’enfer des flammes. Inimaginable. Tout est maintenant si calme. Je passe sous le vaisseau, voit la Terre juste au-dessous de moi. Au-dessus, l’impressionnant ventre légèrement courbé d’Atlas, qui semble veiller sur moi, fait d’Inconel d’un noir glacé, qui s’étend élégamment avec ses 50 mètres d’envergure vers l’immensité de l’espace. Je marque une pause, prends une grande inspiration, et savoure l’instant. Dire que je suis propulsé autour de la Terre à plus de 40 000 km/h. Pourtant, Atlas reste immobile au-dessus de moi. Calme et serein. Mais si puissant. On jurerait un aigle au-dessus de sa proie. Je passe ma main sous son ventre, caressant le blindage thermique en Inconel-X-Nickel. Je repense à l’antique blindage fait de céramique des premières navettes américaines - à l’origine de nombreuses catastrophes. Pas de risques avec l’Inconel - en tous cas beaucoup moins. Car envoyer une telle machine de 350 tonnes jusqu’en orbite puis jusqu’à la Lune ne restera jamais anodin. Je descends lentement sous le ventre qui semble ne jamais vouloir finir, vers la Terre, puis arrive juste sous le cokpit. Je remonte, passe devant les impulseurs directionnels, élégants mini-réacteurs larges de 30 centimètres, fondus dans le fuselage. Puis j’arrive juste au niveau des vitres en plexiglas blindées. Je fais signe à mes compagnons que tout va bien. Je fixe un instant Atlas du regard. On dirait que la navette veut me parler, me dire de savourer la magie de l’instant. De contempler l’immensité. Je prends impulsion sur le nez d’Atlas, et, d’un bond, m’élance en tournoyant vers la Terre, les bras écartés, comme pour m’envoler - mais c’est déjà fait. Quelle sensation exquise de liberté. À cette altitude, la Terre est déjà si loin qu’elle semble curieusement proche. Sans doute que, sur Terre, elle est tellement omniprésente qu’on ne la voit même plus. On la voit sans y penser. Mais, là… La Terre se révèle à moi. Je tends mon bras, comme pour attraper les nuages en forme de barbe à papa. Je vois une immense tâche orangée sur l’océan Pacifique - le reflet du Soleil sur des millions de millions de kilomètres carrés ! Les continents s’étalent devant moi, majestueux. Tout est si grand et petit à la fois. Je repense à ce sentiment d’immensité que j’avais ressenti dans le désert saharien. Ce n’était rien. La vraie immensité est là. Inquiétante et insondable. La Terre dévoile enfin toute son insoupçonnable et pourtant bien connue rondeur. J’ai l’étrange impression d’être immobile, au-dessus de ce merveilleux spectacle. Pourtant, je tombe. Indéfiniment. À une vitesse vertigineuse, seulement compensée par la vitesse angulaire de la satellisation. C’est immense. J’ai presque envie de plonger. Faire le grand saut vers l’océan. C’est sidérant. Je me retourne vers Atlas, à une centaine de mètres derrière moi. Puis je jette un œil vers la Lune.
La Lune.
Solidement fixé à mon siège, je regarde la Terre par le cockpit. Les impulseurs directionnels sont allumés, devant et sur le côté, relâchant d’étonnantes traînées. On dirait de la condensation. La Terre s’éloigne lentement, puis disparaît, laissant sa place aux étoiles, puis à la Lune. D’autres impulseurs stabilisent Atlas, désormais au périgée de son orbite : 8000 km d’altitude. C’est toujours ça de gagné. La Lune n’est ainsi plus qu’à « seulement » 376 000 km. Tout est paré. Mais la procédure est terminée. Notre mission consistait seulement à tester une dernière fois le conditionnement des missions lunaires de type B. Nous sommes parés. Mais ce sera pour la prochaine fois. Sans moi. C’est déjà si magique comme ça.
Retour.
Atlas est prêt à rentrer. Nous sommes tous harnachés dans nos combinaisons orange fluo pressurisées. Après le décollage, voici la deuxième phase la plus critique de notre vol. En théorie, nous sommes à l’abri. Ce cockpit est anti-explosion et blindé thermiquement. La procédure de retour est lancée. Je suis confiant. Mais je reste conscient du danger. Nous ne sommes pas à notre place. Puisse Atlas résister. Les pilotes n’auront rien à faire, sauf dans les ultimes instants, au moment de toucher la piste. Tout est programmé. Heureusement. Car aucun homme ne pourrait faire traverser l’atmosphère à une telle machine sans la désintégrer. Il s’agit de suivre une trajectoire et de garder un cabrage presque millimétré. Les impulseurs avant sont allumés plein gaz pour ralentir et ainsi perdre la vitesse de satellisation. Atlas va enfin pouvoir retomber. La décélération n’est pas violente mais perceptible. Je suis progressivement projeté vers l’avant. Lentement, je vois la Terre apparaître devant Atlas qui pique du nez. Mais, très vite, le vaisseau se cabre et la Terre redisparaît. Mon corps se lance plus en avant. Les sangles me retiennent plus fortement. Le vaisseau se frotte aux couches denses de l’atmosphère pour dissiper sa formidable énergie cinétique. Il s’agit de passer de 40 000 km/h dans l’espace à 360 km/h sur la piste en moins d’une demi-heure. Une douce lumière rouge orangé commence à illuminer l’intérieur de la cabine. Le plasma. L’atmosphère est tellement échauffée qu’elle est ionisée. Les électrons de l’air sont si énergisés qu’ils sont éjectés de leur orbite protonique. À cette vitesse, l’atmosphère, même raréfiée, porte le ventre d’Atlas à plus de 2000°. Le blindage en Inconel est là pour nous protéger. Sans lui, Atlas serait disloqué en quelques instants. La cabine commence à trembler. Un peu. Puis très franchement. Ma tête est ballottée dans mon casque pourtant bien fixé. Je suis maintenant clairement projeté en avant. Je comprends enfin pourquoi on est allé jusqu’à attacher nos jambes et nos bras. Attaché comme un forcené. Comme un condamné. La température dans la cabine est violemment remontée et avoisine maintenant les 35°. Le plasma, d’abord subtil, enveloppe désormais toute la cabine d’un magnifique halo orangé diffusant une évanescente lumière éthérée. Du gaz à plus de 2000°. Tout le blindage en Inconel du ventre du vaisseau est porté au rouge puis chauffé à blanc. La moindre fissure dans le blindage serait fatale. Heureusement, l’Inconel est aussi souple et résistant que l’acier. Nous ne sommes plus qu’à 60 km d’altitude. La température de la cabine avoisine maintenant les 40°. Je sue à grosses gouttes et subis les turbulences et la décélération, tel un pantin désarticulé. Notre vitesse est encore de plus de 20 000 km/h. La voilure encaisse la pression de l’air, l’extrémité des ailes delta se voit alors élevée de presque un mètre. La coque du vaisseau n’a pas cette élasticité et doit absolument se maintenir malgré la terrible force de l’atmosphère. Les trains d’atterrissage, bien à l’abri derrière leurs panneaux en Inconel, sont auscultés par les capteurs et doivent être correctement pressurisés en vue de l’atterrissage. Les vérins hydrauliques, assistés de charges explosives de secours, se tiennent prêt à les déployer vers la piste. La traînée du vaisseau est telle qu’Atlas laisse derrière sa position une gigantesque queue de plasma et de condensation de plusieurs dizaines de kilomètres de long visible depuis la Terre.
Le grand saut.
Le plasma continue de nous envelopper. Tout le monde est secoué. Plus que quelques minutes à tenir dans cette fournaise insensée. Le purgatoire réinventé. Une ombre. Un hurlement. Des bris de verre. Du sang. Mes sangles se tendent violemment. Dépressurisation. Je suis projeté vers l’avant. Éjection. Écrasé vers le bas avec une violence inouïe. Des sangles qui claquent. Un corps qui vole vers l’avant et passe à travers le plexiglas brisé. Emergency. Un siège qui se penche anormalement, puis est arraché du sol, s’en va percuter le tableau de commande et finit de pulvériser la verrière du cockpit pour s’en aller dériver et brûler dans l’espace. Brusquement, un autre siège disparaît vers l’arrière. Mes sangles et mon siège tiennent bon. Des hurlements. Tout ça en une demi-seconde. Tout semble tourner au ralenti. L’accident tant redouté. Je tourne brièvement la tête vers l’arrière, aperçoit un trou aux bords défoncés de 40 centimètres de diamètre à mi-hauteur de la cloison. Au-delà, le plasma. L’autre siège, avec son occupant, a dû être disloqué et broyé pour passer au travers. Les sangles se relâchent. Le vide est fait. Fin de l’aspiration. Nous sommes à la dérive, dans l’espace. Notre cabine s’est désolidarisée par éjection du reste du vaisseau et retombe vers la Terre. Seule. Transpercée de part en part par une micro-météorite. Atlas doit déjà être consumé. Sous le choc, et sans la cabine, Atlas, déséquilibré, a dû commencer à basculer. Très vite, son blindage thermique déjà transpercé a dû être contourné. Le reste de carburant en explosant a dû finir d’achever la machine blessée. Vu de la Terre, le terrible accident se résume sans doute à une traînée anormalement lumineuse en train de se disperser, avant de clairement exploser. Nous ne sommes pas tout puissants. La Nature bravée et défiée reprend toujours ses droits. Sa violence ne pardonne pas. Notre arrogance ne fait pas le poids. Je sens que nous basculons lentement vers l’arrière. Le plasma commence à s’infiltrer dans la cabine malmenée et tout à son contact est carbonisé. Mais nous avons tellement perdu en masse et donc en énergie cinétique que la friction de l’air s’est grandement diminuée. Reste que l’habitacle est dévoré par le feu. Je me dessangle, progresse lentement et difficilement à cause des turbulences et autres vibrations vers l’avant du cockpit sans vitre tourné vers l’espace. La Lune. Pour un dernier adieu ? Je regarde le copilote, lui fait signe que ça va. Nous regardons les flammes gagner la cabine. Surtout ne pas tomber. La température devient insoutenable. Combien de temps à tenir ? Nous restons ainsi, prostrés, pendant une durée qui semble être l’éternité. La nature semble se déchaîner. Mais nous l’avons provoquée. Le feu monte, inéluctablement, venant chercher ses ultimes proies qui osent encore le défier. Je suis le plus exposé. Ma combinaison est touchée au niveau du buste. Les flammes lèchent mon casque. Des hurlements me percent les tympans. Je tente de rester calme. Mais la température devient vite insupportable. Mon scaphandre censément ignifugé commence à noircir. Ça brûle. Mon torse me brûle. Mon visage me brûle. C’est atroce. Je hurle. Je brûle. Une infâme odeur de cramé. Puis, miraculeusement, les flammes commencent à se calmer et, très vite, elles se retirent. L’orage est passé. Je reste, là, tétanisé. Carbonisé. Je peine à respirer. Miraculé, ou condamné à s’écraser ? Ma combinaison ne semble pas percée mais j’ai dégusté. Je dois être totalement brûlé. Les hurlements cessent. Un trou béant apparaît au fond de la cabine. Je vois la Terre, le continent sud-américain, voilé par les masses nuageuses enroulées. Je devine une vaste étendue verdâtre. L’Amazonie. Un courant d’air ultra violent parcourt la cabine en virevoltant. Nous sommes secoués dans tous les sens. Difficile de se tenir. La cabine doit être totalement flinguée. Plus question de se poser ainsi. Le système de récupération doit être flingué. Il faut sauter. Je hurle aux autres qu’il faut sauter. Je leur fais signe de la tête. Ils me regardent tous, horrifiés. Je dois être complètement défiguré. De toute façon je sens que je vais y rester. Je prends une grande inspiration, puis lâche ma rambarde de fortune et fait le grand saut vers la surface terrestre. Très vite, me voilà libre, chutant dans l’air, au-dessus de l’Amazonie. C’est grandiose. Finies, les flammes. Oubliées, les incessantes turbulences. Je ne sens plus mes brûlures. Je sais que je suis blessé mais je ne sens plus rien, si ce n’est une douce euphorie. Je me retourne sur le dos, maladroitement, et voit la cabine s’éloigner lentement. Forcément. Très freinée, elle tombe moins vite que moi. Des points orange dansent au-dessus de moi. Des disques fluos s’ouvrent brusquement. Les autres. Sauvés. Serein, je me retourne vers la surface dont les détails se révèlent rapidement. Je dois encore être à 20 km. C’est géant. Je regarde un bref instant mon équipement. Je n’en ai plus. Les sangles de mon parachute ont dû brûler et le tout s’est arraché lorsque j’ai sauté. De toutes façons je savais que je devais y rester. Je voulais y rester. Ce sera la plus belle façon de mourir. Une chute libre, depuis l’espace, depuis la Lune. Depuis un autre monde. Depuis l’infini. Je tombe ainsi pendant de longs instants. C’est si reposant. Le sol. Tout prêt. La forêt. En finir. Je porte mes mains à mon casque, le fait pivoter, puis je l’envoie voler. Je veux respirer. Une dernière fois. Avant de m’écraser. Je ferme les yeux. Avant de succomber.
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