Vous lisez ceci pour de mauvaises raisons. Mais peut-être n’êtes-vous même pas en train de lire, étant donné le niveau technologique qui doit être le vôtre. À moins que vous ne soyez un puriste, adepte de la lecture plutôt que de la diffusion cérébrale. Je ne sais pas. Et en quelle langue prenez-vous connaissance de ce transcript ? Aucune idée. Et, très franchement, je m’en moque.
Tout ce que vous devez savoir, avant d’aller plus loin, c’est que vous lisez ceci pour de mauvaises – de très mauvaises – raisons. C’est en tout cas ce que je pense. Car, à mon avis, si vous lisez mon transcript mémoriel – mes « mémoires » comme on disait dans l’Ancien Temps –, c’est par curiosité morbide. Parce que vous voulez savoir comment c’était avant. Comment on en est arrivé là. Alors je vous le dis tout net : je ne sais pas. La faute à pas de chance, manifestement. C’était une question de probabilités.
L’Ancien Temps, donc. Mais je dirais plutôt « ancien temps », car je n’ai jamais été un grand fan des majuscules (ou de toutes les autres méthodes de communication dématérialisée) destinées à mettre en avant des grands concepts ou des grandes périodes. L’ancien temps, donc, c’est une époque où l’on pouvait encore mourir. Et c’est bien ça qui vous excite, j’en ai peur. Le frisson de la mort. La terreur de l’anéantissement. Cerise sur le gâteau, je suis un criminel, un assassin, un fou, un génocidaire. En tous cas, c’est ce qu’on a prétendu. Et ça, ça vous plaît. Ces idées vous attirent. Mais comme je l’ai dit lors de mon procès à l’époque, je réfute toutes ces allégations. Et je me dis que, si c’est ça qui vous excite dans mes mémoires, vous devez être un grand malade. Moi, ou vous, qui est le pire de nous deux ? J’ai ma petite idée sur la question. Même si cette question n’a plus grand sens, aujourd’hui. Car la morale n’existe plus. La mort et la souffrance ayant été abolies, le concept s’est perdu dans les méandres de l’ancien temps. Mais, bien avant même la mort de la mort, la morale avait été disséquée, analysée et scientifiquement formalisée. Le consensus était que la morale était tout ce qui avait trait à la maximisation (ou son contraire) du bien-être général de l’humanité. Mais je m’égare. Mes mémoires, donc. Je me prénomme Sylvain Dupont. Ça doit probablement vous sembler überexotique, mais je vous arrête tout de suite : c’est ridiculement banal. En tous cas pour mon époque. Je suis (ou plutôt j’étais, malgré le fait que des milliards de milliards de copies de moi persistent encore aujourd’hui à l’état conscient dans les archives, et peut-être même dans les colonies) un scientifique. Un généraliste. Mes connaissances de l’époque – qui sont bien loin de celles de mes copies, qui continuent de vivre à votre époque, et sont à la page des toutes dernières avancées techniques et scientifiques de votre monde – n’excèdent clairement pas les vôtres. Je suis banal. Mais c’est justement ça qui vous attire. Ce qui vous intéresse, c’est le « retour aux sources ». Les sources de l’inconnaissance, de la mortalité et de la bestialité. Car, oui, la version de moi que vous êtes en train de consulter a été (plus ou moins) figée en l’état, à l’époque de mon arrestation, peu de temps après ma première numérisation. Je suis donc un scientifique. Ma formation d’ingénieur et mon goût pour les sciences en général m’ont permis de pouvoir toucher un peu à tout. Et, plus particulièrement vous vous en doutez, aux neurosciences et à l’intelligence artificielle. Et aux cellules souches, aussi. Je suis, je peux le dire sans vanité, votre créateur. Ou, tout au moins, je suis (j’étais) le chef de projet qui a mené au procédé qui vous a engendrés. Mais ça, vous le savez déjà. Ce que vous ne savez pas (et je retiendrai l’information jusqu’au bout malgré vos tentatives vaines et transparentes d’accéder à l’entièreté de mon savoir d’un coup d’absorbeur), c’est comment j’ai fait. Oh, bien sûr, vous connaissez la théorie générale, le concept de la poussière, de la discrétisation, de l’entropie, du temps complexe, etc. Mais vous ne connaissez pas l’ingénierie qu’il y a eu derrière, vous ne connaissez pas la genèse du projet. Et c’est ça, en partie, qui vous intéresse. Ne niez pas. Vous ne pensez quand même pas que la connexion est à sens unique ? Vous me faites marrer (si l’on peut dire). J’ai beau avoir été cantonné, pour la postérité, au secteur des archives, et mes états neuraux ont beau avoir été figés (plus ou moins) en l’état, je ne suis pas un bleu. Loin de là. Alors, pas de protestation. Fermez-la. Et laissez-moi dérouler mon histoire comme bon me semble. À la fin, vous saurez (presque) tout ce que vous êtes venus chercher, même si, une fois encore, je pense que vous êtes ici, dans mon esprit, pour de mauvaises raisons. Ou, en tous cas, vous regretterez d’être venus. Je vous aurais prévenus.
Ce sont donc les sursauts qui vous inquiètent, hein ? Les sursauts. Les fameux sursauts. Eh oui. Je suis désolé de vous le dire, mais je suis au courant de tout (mes copies m’ont lâché le morceau). Ainsi donc, j’ai foiré. Enfin, je ne suis pas le seul responsable, hein, soyons clairs. Nous avons foiré. Et j’avais prévenu tout le monde, à l’époque, en plus ! Tout le monde. Mais la technologie a semblé si belle, si performante – si parfaite –, que personne, je dis bien personne, ne m’a écouté. En même temps, le risque était faible, alors je les comprends. Et maintenant vous voilà, terrifiés, en train de vous chier dessus, en spray continu (les gouttelettes de merde ont beau être virtuelles, elles n’en restent pas moins des gouttelettes de merde, et c’est bien ça qui est génial dans cette histoire). Vous voilà donc, entités virtuelles, conscientes, encapsulées dans des machines protéiques à entropie (presque) maîtrisée, en orbite autour d’une étoile morte. Une étoile morte, titanesque, tellement énorme qu’elle a déjà compacté tous les alentours, qui a tout bouffé des années-lumière au cube à la ronde, qui a frôlé l’effondrement gravitationnel, mais qui a eu le bon goût de ne pas dégénérer en singularité de type trou noir. Une étoile stable, entourée d’un vide cosmique quasiment parfait, baignant dans un milieu vierge de tout objet cosmique (et donc de toute menace) à la dérive. Un milieu vide, bénéficiant néanmoins de suffisamment de fond diffus cosmologique pour pourvoir à vos (ridicules) besoins énergétiques. C’était bien ça, l’idée. À mon époque – ça remonte à quelques milliards d’années –, ce n’était qu’un concept. Pour vous, tout de suite, là, maintenant, c’est une réalité. Vous êtes des êtres artificiels, conscients, vous vivez dans un paradis créé de toutes pièces. Vous baignez dans une informatique à la fois numérique et analogique, faite de carbure de silicium, de diamant et de protéines, et votre support physique est conçu pour perdurer indéfiniment. L’entropie n’a que peu de prise sur vous, les robotiques autonomes en périphérie du noyau assurent la maintenance nécessaire, vous orbitez dans un lieu de l’espace vide de tout danger. En fait, vous bénéficiez d’une situation physique capable d’affronter la nuit des temps. En résumé, je suis un criminel, mais un foutu bon ingénieur. Vous êtes parés pour affronter la nuit des temps, donc. C’est, en tous cas, ce que tout le monde a pensé. J’avais émis quelques réserves mais, comme je l’ai dit, personne n’en a tenu compte. Et c’est ici que les sursauts entrent en jeu, provoquant ce brouillard de merde vaporisée, que toutes vos couches numériques ne parviennent pas à dissiper. Et, je suis désolé de vous le dire, mais moi, ça me fait bien marrer.
Ce sont donc les sursauts gamma de ces deux étoiles lointaines qui entrent en collision qui vous font peur. Et vous avez raison d’avoir peur, à ce que je vois. Car votre/mon chef-d’œuvre n’a pas été conçu pour résister à ça. À l’époque, la probabilité d’un cataclysme cosmique de ce type semblait faible. Infime. Voire inexistante d’après la théorie en vigueur à ce moment-là. Seulement voilà, on s’est plantés. Ces deux étoiles, qui totalisent six cents millions de masse solaire (un nombre inconcevable, même pour des immortels comme vous et moi), sont donc en train d’entrer en collision. Et, de ce formidable impact, sont en train de jaillir des sursauts gamma, des rayons de la mort tellement énergétiques que la structure de votre superordinateur cosmique ne pourra résister. Vous êtes foutus, les mecs. Désolé. Je suis dans le même bateau que vous, mais la différence, voyez-vous, c’est que moi, je m’en fous. Et je ne suis sûrement pas le seul. Parmi le milliard de milliard d’êtres « humains » que comporte, à elle seule, la colonie n°1, il doit déjà y avoir un paquet de gens qui pensent comme moi. On a roulé la mort pendant des milliards d’années, c’est déjà pas si mal, les mecs. Il faut être beau joueur, et savoir accepter la défaite. Mais, apparemment, vous qui lisez ces lignes, vous n’êtes pas encore prêts. Vous n’avez pas encore accepté votre funeste destin. Alors, vous vous tournez vers moi, et vers d’autres, des gens de l’ancien temps, qui ont connu la mort. C’est compréhensible, quelque part.
Mais là où vous vous plantez, c’est que je ne peux pas vous aider. Pas le moins du monde. Vous vous doutez bien que je ne peux rien y faire. Rien ni personne ne peut s’opposer à ces sursauts gamma. Alors, je suppose que vous venez chercher un quelconque réconfort psychologique, voire métaphysique ou spirituel, auprès de quelqu’un qui a connu la grande époque, où tout le monde mourait dans la douleur.
C’est bien ça ?
Très bien.
Mais laissez-moi tout d’abord vous parler de moi. De toute façon, c’est aussi un peu pour ça que vous êtes là. Pour entendre parler un vétéran. Vous connaissez mon histoire, mais vous ne connaissez pas ma version des faits.
Si j’ai été qualifié de génocidaire, c’est parce que j’ai détruit des blastocystes dans le cadre de recherches illégales sur les cellules souches. Vous savez ce que c’est qu’un blastocyste, je suppose ? Bien sûr que vous le savez. Mais laissez-moi être pédant. Un embryon humain de 3 jours est un assemblage de 150 cellules, et c’est ça que l’on appelle un blastocyste. À titre de comparaison, il y a plus de 100 000 cellules dans le cerveau d’une mouche (une créature insignifiante de l’ancien temps). Un blastocyste n’a pas de cerveau, ni même de neurones, encore moins de système nerveux. Il est donc impossible qu’un blastocyste puisse souffrir de sa destruction, de quelque manière que ce soit. Un blastocyste n’est pas une personne. Pas encore, et loin s’en faut. Et pourtant. J’ai été condamné à perpétuité pour avoir fait des recherches sur les cellules souches embryonnaires. C’était pourtant pour sauver des êtres humains que j’ai fait ça. Ce qui m’a vraiment foutu en rogne, à l’époque, c’était toute cette hypocrisie ridicule. Je voudrais par exemple rappeler que, à cette époque, lorsque le cerveau d’une personne était hors fonction, nous estimions acceptable de récupérer ses organes (pourvu que la personne ait été un donneur). S’il était acceptable de traiter de la sorte une personne en mort cérébrale, il aurait dû être également acceptable de traiter un blastocyste de la même manière. Si le jury qui m’a condamné pour des raisons morales se préoccupait vraiment de la souffrance et de la morale, alors tuer une mouche aurait dû poser de bien plus grands problèmes moraux à mon jury que le fait que j’avais détruit des blastocystes humains. Mais non. Personne n’a voulu m’entendre. Et j’ai été condamné. Vous pensez peut-être que la différence cruciale entre une mouche et un blastocyste humain se trouve dans le potentiel de ce dernier à devenir un être humain complètement développé. Mais – si vous étiez une créature biologique, ce qui n’est évidemment plus votre cas –, quasiment chaque cellule de votre corps serait un être humain potentiel. En effet, d’un point du vue génétique, à chaque fois qu’un être humain de l’ancien temps se grattait le nez, il commettait un holocauste parmi des êtres humains potentiels. C’est un fait. L’argument concernant le potentiel d’une cellule ne mène absolument nulle part. Mais, une fois encore, personne ne m’a écouté. Et j’ai été condamné.
Encore heureux que, en bon « savant fou » – comme on m’appelait à l’époque –, je ne travaillais pas que sur les cellules souches. Je travaillais aussi sur l’intelligence artificielle et, plus précisément, sur la numérisation de la conscience. Et nous avons réussi. La grande question philosophique qui se posait à l’époque était la suivante (outre le fait d’utiliser une technologie inventée par un fou génocidaire… ça, tout le monde s’en est bien accommodé) :
Devenir une copie de soi-même, est-ce continuer à être soi-même ?
Vaste question. Je suppose que, plusieurs milliards d’années après l’invention de la numérisation – qui a donné tout son sens à ma condamnation puisque la mort ne pouvait plus venir abréger ma sentence –, il n’existe encore pas de réponse à cette question.
Ça ne m’étonne guère. Une copie est une copie, point. C’est une nouvelle conscience, qui partage tout avec son modèle jusqu’à la date de la copie, mais qui est ensuite libre de vivre sa vie. Et puis, ce qui m’a bien fait rager/marrer, c’est que, si j’ai été condamné, c’était finalement sur la base d’arguments et de morale chrétienne. Alors, quand j’ai vu tous ces petits chrétiens sauter sur ma promesse d’éternité, faisant ainsi un gigantesque bras d’honneur à Jésus-Christ leur Sauveur et au Jugement Dernier, bin… rien. Ça m’a fait marrer, c’est tout. D’autant plus que, manifestement, Dieu le Père n’en avait strictement rien à carrer. L’humanité, créée à Son image, avait finalement décidé de se tirer aux confins du système solaire, à raison de mille milliards de personnes par puce, embarquant pour un paradis artificiel à base de partouzes virtuelles géantes, de mondes magnifiques, de réflexions métaphysiques sans limites et de déshumanisation à outrance. Et le Christ n’est jamais revenu. Vous allez me dire, peut-être que les sursauts gamma qui vont mettre fin à votre existence ne sont finalement que les coups de sifflet de Dieu le Père, qui se décide enfin à sonner la fin de la récré. Peut-être bien. Mais vous savez quoi ? Je m’en tape. On verra bien.
La vérité, donc, celle que vous êtes venus chercher, est très simple : j’ai côtoyé la mort, comme tous ceux de mon époque qui ont vu leurs proches mourir. Et je vais même vous dire : je suis mort, moi aussi. Mais je ne m’en souviens pas. Pourquoi ? Tout simplement parce que ce n’était pas vraiment moi. En fait, c’est l’original qui est mort. Et vous êtes en train de lire les mémoires de sa première copie. Bande de nazes. Je ne peux rien vous dire, si ce n’est que c’est normal que vous fassiez dans votre froc, fût-il virtuel.
Tout ce que je peux vous dire, c’est que la mort, c’est flippant. Ceux qui en sont frappés deviennent raides comme des piquets et ne vont très probablement pas au Paradis, car il n’existe probablement rien de tel. Et même si le Paradis existait, je ne suis pas sûr que des rebelles comme vous soyez sur les listes d’entrée.
Ce que je peux vous décrire avec un luxe de détails, en revanche, c’est ce qu’il va se passer maintenant : les rayons gammas vont endommager la structure du superordinateur cosmique. Les robots de maintenance vont griller. Les barrettes de mémoire vont surchauffer. Les processeurs protéiques vont se disloquer. Au fur et à mesure que la puissance de calcul va diminuer, le système, plutôt que de cesser de mener à bien les calculs qui font votre essence, va les ralentir. Il ne va tuer personne. Il calculera juste moins vite. Pour une même durée de temps réel, le système simulera moins de temps virtuel. C’est tout. Et ce sera complètement transparent pour vous. Mais il arrivera un moment où le système tout entier va s’effondrer.
Et là…
Je suis désolé, mais ce sera terminé pour vous. Pour moi. Pour nous tous.
On se retrouve de l’autre côté.
Si autre côté il y a.
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