Page d'accueil   Lire les nouvelles   Lire les poésies   Lire les romans   La charte   Centre d'Aide   Forums 
  Inscription
     Connexion  
Connexion
Pseudo : 

Mot de passe : 

Conserver la connexion

Menu principal
Les Nouvelles
Les Poésies
Les Listes
Recherche


Aventure/Epopée
Cox : La Porte vers nulle part - Épisode 3
 Publié le 07/08/24  -  4 commentaires  -  39893 caractères  -  33 lectures    Autres textes du même auteur

Troisième conte de la Porte vers nulle part.
Les contes sont indépendants, mais il est tout de même conseillé de lire le premier épisode pour la découverte du portail :
http://www.oniris.be/nouvelle/cox-la-porte-vers-nulle-part-concours-5338.html
Cet épisode traite de l'image de Jean-Claude : http://www.oniris.be/modules/myalbum/photo.php?lid=1326
(Et fait allusion à l'image sur l'inconscient de Vincent.)


La Porte vers nulle part - Épisode 3


Ainsi le petit homme quitta Mengyao, dernière fille des Phénix, pour reprendre son chemin.

Son périple dura jusqu’à ce que le temps se perdît dans le balancement paisible des branches. Il vit défiler bien des oliviers au parfum léger dans l’air du soir, et il ne cessa d’avancer. Il vit voleter entre les branches le merle dont le rire tinte comme des perles, et il marcha encore. Alors que la nuit commençait à brouiller le ciel et que les premières étoiles laissaient leurs maigres lueurs piquer la canopée, il entendit un cliquetis s’élever de son sac. Après l’avoir posé au sol et ouvert en grand, il constata avec surprise que c’était le petit astrolabe de poche qui s’était ouvert de son propre chef et s’agitait furieusement. Il le prit en main précautionneusement et admira encore une fois les disques crantés qui tournoyaient à toute vitesse. Le spectacle des entrechats géométriques fascinait le petit homme. Sans le moindre heurt, toutes ces pièces métalliques se soulevaient, se croisaient, s’imbriquaient, en décrivant des courbes parfaites pour passer d’une position à la suivante.

Puis tout s’arrêta soudain dans un claquement sec. Le petit homme observa un instant la configuration finale des pièces pour tenter de percer le mystère des azimuts et des écliptiques, mais leur enchevêtrement restait incompréhensible. Or, c’est en s’apprêtant à ranger l’appareil qu’il le fit passer par hasard sous un rai de lune qui filtrait entre les arbres. Hasard bien anodin, et pourtant ! Les grands prodiges parfois sont le fruit des plus banales actions. Sous le rayon bleuté qui tombait du ciel, il vit soudain la règle d’argent qui barrait le disque central se mettre à briller. La lumière des astres semblait couler sur le métal et l’imprégner d’une lueur lascive, comme une buée chargée de scintillements. Un très léger chuintement se fit entendre, qui montait lentement dans les aigus, puis un faisceau lumineux jaillit soudain tout droit de la règle pour se perdre dans les ténèbres de la forêt. Le petit homme ébahi le suivit du regard et remarqua que la lumière s’engouffrait invariablement dans un petit chemin de traverse, quelle que soit la façon dont il orientait l’appareil ; comme pour lui montrer la voie.

Aussi se mit-il en route. À mesure qu’il s’enfonçait dans le chemin étroit, l’obscurité se faisait plus épaisse. Il sentait le sol devenir rocailleux sous ses pieds et il y avait dans l’air une odeur de safran et de cardamome. À intervalles réguliers, le sentier se divisait en ramifications de plus en plus complexes, mais le marcheur ne fut jamais pris par le doute car la lumière des étoiles ne manquait jamais de lui indiquer la direction. Les caroubiers alentour se firent plus épars alors qu’il arrivait au pied d’une petite colline rocheuse. Il entreprit d’en gravir le flanc qui s’élevait en pente douce sur une centaine de mètres. Arrivé au sommet, il ne restait plus de végétation que quelques halliers effeuillés et un grand dattier sous lequel un homme se prélassait. Allongé sur un tapis richement orné, il semblait somnolent et se préparait sans doute au sommeil, mais sa main indolente puisait encore quelques dattes dans une coupelle dorée. Les premières rides de sa peau tannée trahissaient une quarantaine d’années. Il était vêtu d’une large chemise colorée et d’un sarouel à la mode méditerranéenne, ses babouches au pied du tapis. Il se laissa aller à un bâillement avant de s’adresser au petit homme en ces termes :


– Bonjour à toi, enfant de la Porte. Puissent les sentiers soutenir ton pied de leur humus moussu, et les feuillages couvrir ta tête de leurs ombres fraîches. Pourquoi la forêt t’amène-t-elle devant Scharia ibn Assid le marchand ?

– Cela je l’ignore, et je porte avec moi plus de questions que de réponses. Tout ce que je sais, c’est que j’ai longtemps marché depuis un étrange portail avant de trouver un vieux shaman, puis une femme magnifique de la race des Phénix. Ensuite, la nuit a voulu me guider jusqu’ici.

– Alors tu as trouvé la Porte aux mille mondes, que nul ne découvre jamais par hasard. Son histoire est bien étonnante, le sais-tu ?

– Quel nom étrange ! Puisque vous la connaissez, dites-moi vite cette histoire je vous prie.

– Bien. Allonge-toi donc sur ce tapis moelleux, enfant de la Porte, je vais te parler du temps où je connaissais par cœur la langue des étoiles.


-------------------------------------------------------


La construction de la Porte remonte à un âge bien éloigné, un âge où le monde était encore un mystère pour les hommes, et où nul n’avait encore approché les frontières mystérieuses de notre Terre. J’étais alors un jeune homme insouciant et heureux qui menait une vie paisible dans un petit village sur les bords de l’Euphrate. Je tenais de mon oncle Aïd El Ouassad un commerce d’ambre fructueux que j’avais l’ambition de développer plus encore. L’idée d’étendre mes affaires à de nouveaux horizons m’était venue en discutant avec les marins du village, qui m’apprirent que mes marchandises étaient fort rares dans les pays alentours. Aussi, je conçus le projet d’explorer les frontières pour y porter mes affaires. Il n’y a pas longtemps de l’idée à la réalisation pour un jeune homme fougueux, et après avoir fait l’acquisition d’une large carriole et de bêtes robustes, je me lançai sans retenue sur des routes inconnues, tout juste guidé par l’appel du voyage et l’insouciance de ma jeunesse. Je fis route ainsi pendant des semaines, et l’on eût pu croire ce projet voué à l’échec puisque je me perdis bien souvent en chemin avant même d’atteindre la frontière, à trop m’oublier dans la contemplation des paysages inédits qui défilaient autour de moi. L’entreprise s’avéra pourtant payante : une fois arrivé à destination, je compris bien vite que les joaillers des contrées frontalières voyaient l’ambre comme un matériau noble d’une grande rareté. Il me fut facile d’écouler mon stock pour deux fois le prix que l’on m’en aurait donné dans mon pays, et mes quelques semaines de voyage m’apportèrent plus de bénéfices que j’eusse pu en récolter autrement en toute une année.

De là, bien sûr, il eût été si simple de vivre d’allers-retours à la frontière pour continuer à m’enrichir avec des cargaisons toujours croissantes… Mais à dire vrai, après avoir goûté à cette première expédition, je me sentais comme affamé. Affamé de toutes les beautés recelées par ce monde vaste et mystérieux qui se livrait à moi pour la première fois, et dont je commençais à peine à soupçonner l’étendue. Aussi, plutôt que de profiter du circuit déjà établi, je pris une résolution ambitieuse : je continuerais ma route et j’achèterais les spécialités les plus exotiques dans chaque hameau que je découvrirais, afin de les revendre à bon prix dans les régions où elles faisaient figure de rareté. Ma caravane ainsi chargée de curiosités de tous horizons, je pourrais explorer des horizons toujours neufs tout en faisant fructifier mon négoce.

Et ainsi fut fait. J’investis mes recettes dans quelques empans de soierie traditionnelle et m’élançai de nouveau vers des années de vagabondage épanoui. À l’ouest, mon bagage se remplissait de faïences délicatement vernies ; à l’est, de tapisseries richement brodées ; le sud m’apportait ses précieuses épices ; et le nord me livrait ses liqueurs capiteuses et sucrées. Je parvins ainsi à accumuler une fortune considérable en apprenant à discerner les meilleurs articles et les occasions de revente les plus profitables. Et cependant, il ne faisait aucun doute pour moi que la source de mon bonheur se trouvait à présent dans ces terres éternellement nouvelles et inconnues que je sillonnais sans relâche. Rien, en effet, ne me fascinait tant que les vastes plaines abyssiniennes noyées de leur soleil sauvage. Rien ne savait m’inspirer des rêves lourds de magie antique mieux que les formidables architectures laissées par les pharaons. Et rien n’excitait aussi bien ma curiosité que ces histoires contées par les vieux pêcheurs des côtes de la mer Noire, elles qui sont toutes chargées de mensonges superbes et de vérités terrifiantes. Alors, des années durant, je poursuivis ainsi mon long périple avec le plus profond bonheur. Depuis les villes blanchies du Maghreb jusqu’aux confins de l’Inde mystérieuse, je dévorai le monde et des yeux et du cœur. Un jour les sommets du mont Ararat m’offraient les nuages comme duvet, un jour l’Euphrate berçait ma barque de ses flots paisibles. Je n’avais ni maître ni demeure, et je passais en chaque pays comme la brise légère qui couche à peine l’herbe sur son chemin pour tout souvenir de sa venue.


Rien ne dure cependant en ce monde, et à l’âge où les premières rides venaient témoigner de mon expérience, il n’était plus une contrée dans le monde connu que je n’eusse visitée. Pas un plat exotique dont je n’eusse goûté les saveurs, oh ! pas un dialecte dont je n’ai entendu la musique, et plus la moindre danse qui ne m’ait déjà emporté de son rythme. On pourrait croire bien sûr que cela suffît à me satisfaire. Et pourtant je commençais au contraire à me désoler, car la curiosité et l’appétit de la nouveauté qui m’avait toujours animé brûlaient toujours en moi avec la même ardeur, et pourtant il me devenait difficile de les apaiser. Chaque nouveau village que je découvrais me paraissait à présent semblable à quelque autre de mes voyages. Chaque légende locale que l’on me racontait à bout de soir me semblait déjà connue. Et chaque paysage sauvage ressemblait à un tableau que j’avais contemplé maintes fois. Plutôt que de trouver la paix et la sérénité dans ma longue expérience du monde, je me désolais de ne plus retrouver mes émerveillements de jeunesse. Et les oreilles curieuses pouvaient parfois entendre ces lamentations lorsque que je quittais leur ville :

Il faut pour mon malheur que la Terre soit ronde :

On revient sur ses pas, à trop fouler ce monde.

N’est-il en Samarcande, en Antioche, en Judée,

Plus la moindre splendeur que mes yeux n’aient sondée ?


Je crus ainsi avoir atteint l’âge de la vieillesse, où les saveurs du monde deviennent insipides à la langue flétrie. Et pourtant ! Il me restait encore à faire une rencontre qui bouleverserait mes jours.

Je m’en étais venu à la Mecque afin de profiter de l’afflux de pèlerins pour faire recette. Ce projet fut un franc succès car en un jour à peine, j’eus la satisfaction d’écouler toutes mes marchandises. Je décidai alors de profiter de mon temps libre, et de laisser mon chariot à une auberge du voisinage pour aller explorer le mont Jabal al-Nour sur mon meilleur cheval. Je me mis en route à l’aube, avec pour projet d’arriver au sommet en fin d’après-midi, afin d’assister au coucher de soleil depuis les hauteurs du célèbre mont de la lumière. Arrivé au pied de la montagne, j’empruntai un chemin à moitié sauvage qui serpentait en lacets tout autour du massif. Mais voilà qu’à mi-chemin, je jetais déjà des regards dépités en direction de la cité qui se tassait jusqu’au pied de la montagne. Un soupir me gonfla la poitrine car je savais que quelques années plus tôt, je me fusse encore émerveillé à contempler les toits jetés en pagaille sur la plaine, qui étendaient à perte de vue leur assemblage irrégulier pour couvrir d’ombres les processions de fidèles. Or, en ce jour, j’aurais désespérément voulu me perdre encore dans la contemplation du paysage, et m’oublier jusqu’à laisser mon destrier choisir la route à sa fantaisie… Mais je ne voyais à présent plus qu’un tableau trop familier qui ne parvenait pas à m’émouvoir. Alors je laissai retentir ma plainte mélancolique dans les hauteurs de Jabal al-Nour :

Il faut pour mon malheur que la Terre soit ronde :

On revient sur ses pas, à trop fouler ce monde.

N’est-t-il en Samarcande, en Antioche, en Judée,

Plus la moindre splendeur que mes yeux n’aient sondée ?


Le silence seul répondait d’ordinaire à ce discours, pourtant j’entendis cette fois une concertation de sifflements s’élever à l’est. En cherchant l’origine de ce bruit, je vis s’élever un filet de fumée blanche au détour d’un rocher. Curieux de rencontrer un autre voyageur, et peut-être de partager avec lui un déjeuner convivial, je tirai la bride et quittai le chemin en laissant mon cheval piétiner l’enchevêtrement de callunes et d’herbes folles qui habillait la montagne. Mais une fois le rocher contourné, je trouvai là, en fait de voyageur, un vieil homme qui avait tout l’air d’un ermite échevelé sous son turban porté de biais. Derrière lui, je pouvais distinguer l’entrée d’une petite caverne naturelle, sommairement meublée d’une table chargée d’herbes étranges et d’étagères croulant sous les livres. Il était pour le moment affairé à brasser un brouet épais dans une grande marmite et l’odeur qui s’en échappait suffit à me faire passer l’envie de partager son repas. Il y eut soudain un sifflement derrière moi et le vieil homme redressa la tête. Il ne parut nullement surpris de me trouver là, et me héla :


– Bonjour à toi, voyageur, et sois le bienvenu. Rares sont ceux qui viennent gravir cette montagne, et plus rares encore ceux qui trouvent ma retraite. Serais-tu venu à la recherche des conseils d’Imdahil le derviche ?

– Bonjour vieil homme. Hélas non, j’ignorais que le mont de la lumière était le séjour d’un respectable derviche. Je ne suis pour tout dire qu’un humble marchand en voyage et je me suis égaré dans ces montagnes comme cela m’arrive souvent. J’espère que je ne trouble pas votre solitude.

– Pas d’inquiétude mon ami, répondit le derviche après un instant de réflexion. Dis-moi, fût-ce toi que j’entendis à l’instant se plaindre d’avoir tout connu de ce monde ?

– Je le crains, répondis-je avec gêne, mais n’y prêtez aucune attention. Je me croyais seul avec les pierres, voilà tout.

– Au contraire mon ami, au contraire, voilà qui est fort à-propos. J’ai justement besoin pour mes travaux d’une fleur bien particulière que les anciens appelaient la larme du tigre, et qui ne pousse que sur les cimes enneigées du mont Haramdir. Se pourrait-il qu’un marchand et un explorateur tels que toi disposent de ce que je recherche ?


J’accusai la surprise en gardant un moment le silence. Puis je répondis au vieux derviche avec humilité :


– Je suis mille fois percé des lames de la honte, honorable vieillard, car je n’ai de ma vie jamais entendu ce nom, non plus que vu cette fleur. Je crains bien de ne pas pouvoir vous aider.

– Il se pourrait alors que tu n’aies pas encore épuisé les merveilles de ce monde mon jeune ami, répondit le vieillard avec un sourire matois. Ah ! dans mes jeunes années, j’eusse entrepris moi-même le périple pour recueillir ces pétales, mais mon corps n’a plus sa vigueur d’antan. Aussi me voilà contraint de te demander humblement ce service : t’en iras-tu pour moi jusqu’à la dure beauté de ces sommets lointains pour me ramener la fleur unique ?


J’hésitai un instant. Certes il paraissait bien déraisonnable d’accepter un pareil périple pour ce vieillard qui n’avait, de toute évidence, que les rocs jaunis de la montagne pour toute richesse. Et cependant, la perspective de ces horizons inconnus réveillait en moi une excitation que je n’avais pas ressentie depuis des années.


– J’aimerais vous venir en aide noble derviche, me décidai-je à répondre, et cependant je n’ai pas même idée du pays où je trouverai la montagne dont vous me parlez là.

– Tu as le cœur bien généreux, Scharia ibn Assid. Sois sans crainte et retrouve-moi demain au même endroit. Apporte avec toi quinze pierres de bonne taille et de forme régulière ; alors je te montrerai la voie.


Ainsi fut fait. Le lendemain j’allai récupérer ma caravane pour la charger de pierres achetées à la carrière la plus proche. J’avais un étrange pressentiment alors que je me mettais en route pour la caverne du derviche. C’est qu’il régnait autour de son refuge une atmosphère bien singulière et j’en venais à me demander si cela n’avait pas influencé mes bonnes grâces… Quoi qu’il en soit je ne pouvais faillir à la parole donnée, et quelques heures plus tard, je retrouvai le vieil homme qui me salua et m’invita à m’asseoir quelques instants. Je me proposai de décharger les pierres mais il refusa d’un geste de la main :


– Garde tes forces mon ami, me dit-il, tu en auras grand besoin pour ton voyage. Pour l’heure, repose-toi et laisse-moi faire.


Sur ces paroles, il sortit une longue flûte d’une corbeille au fond de sa caverne et se posta devant ma carriole. Lorsqu’il souffla dans son instrument, je fus tout d’abord surpris de la mélodie qu’il semblait improviser et qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais pu entendre jusqu’ici. Mais bientôt, des sifflements provenus de tous côtés vinrent se mêler à la musique. Alors, tournant la tête de droite et de gauche, je vis jaillir des rocs une multitude de corps sinueux, qui rampaient en direction du derviche ! Aspics, cobras, boas… Ils semblaient tous apparaître dessous chaque pierre et cette foule arriva bientôt au pied de ma carriole. Sans hésitation, ils s’enroulaient autour des rayons des roues, s’engouffrant dans le convoi pour se glisser entre les lourdes pierres. Je fus pris d’un frisson car je crus voir l’une des pierres bouger imperceptiblement. Un nouveau sursaut l’agita, puis une pierre voisine roula sur le côté avec fracas puis une autre encore ! Sous mes yeux étourdis, les innombrables reptiles joignaient ensemble leurs longs corps musculeux pour enserrer les blocs et les faire rouler à bas de la charrette au rythme de la flûte. Alors, formant un véritable tapis d’écailles mouvantes, ils se glissèrent sous les pierres et les acheminèrent en ondulant vers le centre du plateau. Soudain, la mélodie se fit plus aiguë et plus forte, et les animaux se dressèrent haut, enchevêtrés les uns aux autres comme une colonne vivante. Alors, lentement, je vis s’élever les pierres entièrement recouvertes d’écailles miroitant au soleil. J’assistai là à un prodige inédit : devant moi, la foule sifflante haussait les roches les unes sur les autres et ébauchait la forme d’une arche majestueuse, tout étouffée de ces corps sans nombre. Soudain, le derviche cessa sa musique et cria un ordre sec dans une langue que je ne connaissais pas. Ainsi qu’une vague formidable, les serpents déferlèrent en trombe depuis le haut de leur ouvrage, fuyant de tous côtés pour disparaître aussi soudainement qu’ils étaient arrivés. Seules au centre du plateau, les pierres enfin nues se dressaient fièrement, formant un portail majestueux. Je posai mes yeux sur le vieil homme sans trouver mot à dire. Alors il s’approcha de moi en me tendant un sac de vivres et une sorte de montre à gousset.


– Allons mon ami, ne reste pas là ! m’exhorta-t-il en riant. Prends ce cadeau de ma part en gage de bonne foi et va donc franchir le seuil. Le mont Haramdir et les larmes du tigre t’attendent.


Comme dans un rêve, j’empochai le bijou et passai la lanière de la besace autour de mon épaule, puis je me levai sans comprendre. Bien des questions se pressaient en mon esprit, mais les mots semblaient se dérober à moi. Alors je m’avançai jusqu’à faire face à l’arche des serpents. Là je me retournai vers le magicien, confus, mais il m’encouragea avec ardeur :


– Qu’attends-tu donc ? Passe la porte, Scharia ibn Assid, et que toutes les étoiles du ciel veillent sur tes pas.


Avec perplexité, je fis un pas à travers la porte et j’eus à peine le temps de l’entendre crier un dernier conseil avant que le monde ne s’effondrât autour de moi :


– Et surtout, souviens-toi mon jeune ami : ne cueille pas plus d’une fleur !


Je hurlai. Tout le paysage alentour s’était mis à tournoyer avec furie. Des vallées verdoyantes avaient soudain précédé de vastes océans, que des déserts arides suivirent dans une totale cacophonie de l’espace. Des couleurs partout. Furie des sons et des odeurs.

Puis tout s’arrêta.


Et je me trouvai alors au pied d’une immense montagne couverte d’arbres roux et bleus que je n’avais jamais vus auparavant. L’air était frais et charriait les parfums capiteux de la sève fraîche et de fleurs inconnues. Chose étrange, des flammèches pourpres semblaient glisser dans l’espace mais s’évanouissaient sitôt que mes yeux anxieux se posaient dessus. Désorienté, affolé, je me tournai de tous côtés mais je ne vis nulle part la roche nue du mont Jabal al-Nour. Je ne trouvai aucune trace de la porte que je venais de franchir, et le derviche ne répondit pas à mes appels angoissés. Je tombai alors à genoux pour me prendre la tête entre les mains, croyant devenir fou. Là, je fermai les yeux et tâchai de reprendre mon calme, en ralentissant mon souffle. Je me rendis à l’évidence : la porte du derviche m’avait bel et bien transporté dans les contrées inconnues qu’il m’avait dépeintes. Comment retrouverais-je mon chemin ? Je l’ignorais. Mais dans cette situation je ne voyais qu’une chose à faire ; suivre les instructions du vieillard et espérer. Ainsi, après avoir adressé aux cieux une prière, je me mis en route vers les hauteurs mystérieuses. Il me faut admettre ici que, malgré mon angoisse, je sentis monter en moi un sentiment que je n’avais plus ressenti depuis des années. Dans le sifflement du vent, dans le murmure des feuilles, dans les crépitements des flammes mortes, je l’entendais de nouveau : l’appel du voyage.

Toutefois, la réalité de la situation vint rapidement se rappeler à moi et je compris que cette aventure présenterait plus de rigueurs que tous mes précédents périples réunis. En effet, après que j’eus marché toute la matinée, la végétation se raréfia et le paysage se fit dur et froid tout autour de moi. J’avançai à grand-peine sur une étrange roche couleur d’albâtre toute veinée de nervures bleues, si lisse que je peinais à trouver mes appuis. Bientôt, le sentier se fit si pentu et le sol si friable qu’il me fallait parfois progresser à genoux sur des dizaines de mètres pour éviter la chute. Mes nerfs sans doute commençaient à m’abandonner car, le visage presque collé au sol, je croyais parfois sentir frémir la roche blanche lorsque glissaient sur sa surface des ombres rapides et immenses. Je ne trouvai rien dans les cieux pour projeter cette ombre cependant, et elle me semblait plutôt venir de sous la pierre, comme si d’immenses créatures nageaient dans le ventre de la montagne. Je repoussai cette idée absurde. Mais je dus par la suite me retrouver plusieurs fois dans des positions difficiles pour avoir inconsciemment fermé les yeux afin de me soustraire à la vision des Nageurs dans la pierre.

Je poursuivis cette épuisante escalade des heures durant. Lorsque le soleil commença à décliner, j’étais hors d’haleine et je n’avais d’autre choix que de m’arrêter régulièrement pour reposer mes membres fourbus. L’air d’altitude se refroidissait à présent nettement, et les vents qui battaient la roche nue m’invitaient avec dureté à trouver au plus vite un abri pour la nuit. Je redoublai d’efforts, mais pour mon malheur je n’apercevais autour de moi nul recoin qui pût m’offrir asile. Bientôt la nuit vint peindre de noir mes derniers espoirs et il me fut impossible de progresser sans risquer la chute. Grelottant déjà de froid, je tâchai tant bien que mal de m’abriter de la bise changeante derrière un petit amas de rochers. Un grand cri cristallin s’éleva dans la montagne et fut repris de tous côtés avant de s’évanouir dans un crissement affreux.

Je maudissais le vieillard pour m’avoir envoyé sur cette montagne désolée, et je maudissais les fleurs, et je maudissais mon insouciance, lorsque je sentis soudain un mouvement dans ma poche. J’en tirai le bijou du derviche qui s’était ouvert, et agitait ses rouages, comme animé d’une volonté propre. Dans la pénombre je pouvais à peine reconnaître un astrolabe pareil à ceux que l’on m’avait montrés au grand observatoire de Perse. Et pourtant, lorsque les nuages fugitifs révélèrent la clarté d’une étoile, l’appareil parut s’en imbiber et une lueur fantastique l’enroba bientôt, projetant soudain un faisceau à travers les ombres ! Je restai ébahi devant ce prodige, mais mon attention se porta bientôt sur le point qu’indiquait la lumière : il me semblait que le rayon frappait un étrange renfoncement de la roche. Avec mille prudences, je me traînai vers la paroi des pieds et des mains. Il me fallut une heure peut-être pour parcourir quelques centaines de mètres sur le sol irrégulier et les cailloux glissants, mais je fus largement récompensé de mes efforts. Le rayon lumineux s’engouffrait dans une petite ouverture de la roche qui débouchait sur un système de cavernes. Sitôt que j’y pénétrai, je m’effondrai sur la pierre étrangement tiède et m’endormis, terrassé par la fatigue et les émotions.


Les rêves qui agitèrent mon sommeil dans la caverne bleue, je ne saurais les raconter. Mais je sais qu’ils furent assez puissants pour imprégner de fantasmes la réalité, car à mon réveil je vis, du coin de mes yeux embrumés, mille petites créatures détaler vers les recoins de la grotte. Et je devais entendre encore leurs rires résonner jusqu’au moment de quitter mon refuge nocturne.

Lorsque je sortis, le soleil était déjà haut et j’avais perdu de vue le chemin. Égaré, je tentai alors de mettre à profit ma découverte de la veille, et je sortis l’astrolabe de ma poche. Mais lorsque j’ouvris le fermoir, l’appareil resta parfaitement inerte. J’en vins à penser que la fatigue avait mêlé ensemble mes rêves et mes souvenirs… Je décidai alors de poursuivre ma route vers le sommet autant qu’il me serait possible. Mais mon ascension ce jour-là se fit avec encore plus de lenteur et de difficultés, si bien que lorsque le soir tomba, je me promis de renoncer et de redescendre dès le lendemain avant de perdre la vie dans ces montagnes.

Et cependant – vous le devinez sans doute – comme je prenais cette résolution à la première lueur des étoiles, l’astrolabe s’éveilla de nouveau. Je le sortis de ma poche avec empressement, et un rayon lumineux jaillit en avant. Moins épuisé que la veille, je le suivis avec émerveillement. Cette fois il me mena vers un plateau étroit où, à mon grand soulagement, la fermeté de la roche offrait à mon pied des appuis sûrs. La pierre se soulevait par plaques en degrés successifs, comme un très long escalier naturel qui rendait la marche particulièrement aisée. Je brandissais l’astrolabe comme un flambeau, et il serait étrange de vous dire la profonde sérénité que m’apportaient ses cliquetis mécaniques dans ma paume. Comme si, guidé par le métal des astres, je n’avais plus à craindre les mystères de ces lieux. De chaque côté des marches de pierre, les ombres immenses des Nageurs dans la pierre roulaient dans la montagne. Mais je ne détournais plus les yeux ; car je sentais à présent dans leur compagnie une bienveillance que je ne m’expliquais pas, non plus que je ne cherchais d’explication. Les grands cris entendus la veille s’élevèrent de nouveau et je marchai toute la nuit dans la musique cristalline du mont Haramdir.


Dès lors, je résolus de ne plus progresser que de nuit pour laisser les étoiles me guider, et le voyage ne fut plus qu’une promenade. L’appareil savait invariablement m’indiquer les chemins les plus agréables et les plus rapides à travers les dangers de la montagne. Et il ne me fallut pas plus de trois nuits de voyage pour arriver au sommet, là où le froid mordant tombait en flocons, là où l’air sentait l’aubépine et la menthe fraîche. Des oiseaux plongeaient dans la couche poudreuse comme pour s’y baigner et jaillissaient en pépiant quelques pas plus loin. Je fus pris d’une envie de les suivre en courant, laissant le doux tapis de neige craquer sous mes pas, et je m’émerveillai de ces lieux enchanteurs. Ralentissant ma course, je discernai alors une lueur étrange au fond de la pénombre. Je m’approchai avec lenteur, dressant comme un phare la lumière de l’astrolabe par-devant moi, et je fus saisi de la plus formidable vision.

Un immense tigre blanc se prélassait sur un rocher, et ses grands yeux bleus brillaient au milieu de la nuit comme deux gouttes de ciel tombées sur la terre. Il était d’une taille comparable à celle de ces éléphants qui portent les sultans des Indes, et pourtant je ne ressentais aucune crainte. Il y avait ici une curieuse atmosphère, lourde et douce malgré le froid, et qui me rappelait la caverne du derviche. Entre les pattes du félin jaillissait une gerbe de superbes fleurs blanches dont la corolle semblait s’élancer vers les cieux.

Je compris ce qu’il me restait à faire, et c’est sans peur que je m’approchai de l’animal au regard profond et serein. Je pouvais presque sentir son souffle moite et bienveillant lorsque je me penchai avec respect pour cueillir la larme du tigre. Comme elle était belle ! Je la déposai en ma besace. Mais ma main revint alors vers le bouquet sauvage, presque contre ma volonté, hésitant un instant au-dessus des pétales… S’approchant d’une seconde fleur… Mais soudain le noble animal se dressa sur ses pattes antérieures et émit un rugissement si terrible et assourdissant qu’il fit frémir toute la neige de la montagne ! Je bondis en arrière.

Je me rappelai alors l’avertissement du derviche. Je jetai un regard à la fleur dans ma main, puis au bouquet que gardait le noble animal, avant de tendre les mains vers lui en signe d’apaisement et de m’incliner profondément. Alors, lentement, le maître de ces lieux se coucha de nouveau, avec un faible grognement apaisé.

À cet instant, l’astrolabe dans ma main se mit à tournoyer de plus belle, crachant de nouveau un faisceau lumineux en avant pour m’indiquer la suite du chemin. À pas précautionneux, je tâchai donc de m’éloigner de la formidable créature, encore tremblant de respect quoiqu’elle se fût déjà désintéressée de moi. Je parvins à quitter l’animal sans danger et après quelques centaines de mètres à suivre la lumière, je retrouvai avec surprise une arche semblable en tout point à celle du derviche – exactement telle que je l’avais laissée dans les lointaines hauteurs de Jabal al-Nour. Je savais ce qu’il me restait à faire. Je franchis le seuil avec confiance et, de nouveau, l’espace se confondit en paysages discordants.


Lorsque j’émergeai de la porte, j’étais de retour devant la caverne du magicien. Celui-ci semblait dormir debout devant le seuil, appuyé sur un grand bâton noueux. À l’instant où je posai le pied sur le sol, ses paupières s’ouvrirent très lentement et il me fixa sans surprise comme s’il m’avait attendu dans son sommeil.


– Bienvenue à toi Scharia ibn Assid, me rapportes-tu les larmes du tigre ?

– Les voilà, ô derviche, dis-je en lui tendant la fleur. Vous dirai-je les merveilles que j’ai trouvées derrière la porte ? J’aurais peur que vous ne me preniez pour fou si je vous racontais mes aventures !

– Allons, allons ; crois-tu vraiment que je les ignore ? répondit-il avec un sourire.


Je ris à mon tour, tout enivré encore des beautés de mon périple. De la main, il me signala d’attendre un instant pendant qu’il faisait claquer sa langue en regardant autour de lui. Un grand cobra aux yeux ambrés s’approcha alors avec lenteur et majesté. Le vieil homme le saisit et l’éleva devant lui, tendant la main sous la gorge de l’animal. Celui-ci fut alors secoué de violentes convulsions, qui lui firent finalement ouvrir la gueule tout grande pour régurgiter un rubis gros comme un œuf de pigeon. Le vieillard reposa le cobra et glissa la gemme dans une petite bourse de cuir qu’il me lança.


– Il ne sera pas dit que le derviche Imdahil aura laissé tes efforts sans paiement, affirma-t-il. Tu m’as rendu là un fier service et tu pourras tirer de cette pierre un prix qui vaudra bien le voyage, il me semble.

– Vos pouvoirs sont aussi grands que votre générosité, maître derviche, dis-je après un instant de réflexion. Je ne demande pas tant de richesses cependant. À vrai dire, je n’ai qu’une prière à vous adresser : laissez-moi voyager encore au travers de cette porte car je n’ai jamais rien vu de plus beau que ces étranges sommets.


Le vieillard considéra un instant ma demande. Puis il se retourna sans un mot pour aller fouiller dans les profondeurs de sa caverne. Il en émergea avec une petite fiole de cristal à la main, et il entreprit de m’expliquer :


– Il est au large d’une mer oubliée une île du nom de Timpala. Elle est recouverte d’une jungle luxuriante qui abrite en son centre un temple de marbre et de béryl. Devant l’esplanade, une fontaine s’écoule depuis des siècles et pour encore des millénaires. Prends garde mon jeune ami, car son nectar te tuerait si tu y portais les lèvres, mais j’ai grand besoin de ses propriétés magiques. Reviens demain Scharia ibn Assid, et emprunte de nouveau la Porte des mille mondes qui te mènera où tu dois aller.


Et c’est ainsi que je commençai une longue odyssée qui m’occupa pendant des années. Le vieux derviche m’envoya continuellement de merveilles en féeries, pour récupérer des artefacts toujours plus fantastiques et nimbés de magie. Guidé par les étoiles, je vis des cieux pourpres et des mers violettes, j’explorai les entrailles de la terre et des villes flottant dans les airs, et j’avais retrouvé le bonheur de l’inconnu. Plus jamais l’on n’entendit ma triste complainte.


-------------------------------------------------------


Le conteur marqua en cet endroit une pause, et ses yeux papillonnèrent tandis qu’il étouffait un bâillement. Le petit homme se laissa aller lui aussi à la somnolence qui précède le sommeil, imaginant les périples formidables qui attendaient derrière la Porte des mille mondes. Alors qu’il était sur le point de s’endormir, sifflant, soufflant entre les ramures sonores, une brise aux doigts légers vint lui caresser la nuque pour le tirer de sa rêverie. Il posa alors au marchand une question qui le taraudait encore :


– Me direz-vous pourtant quels sont ces étranges joyaux qui ornent le sommet du portail ? J’en ai vu un bleu et un rouge. Celui-ci laissait couler sur mon visage la lueur d’un soleil vitreux et je voudrais tant savoir leur secret.

– C’est là un bien grand mystère, enfant de la Porte. Mais le derviche Imdahil me dit un jour que la gemme rouge tenait le feu de ma passion pour la découverte, alors que la gemme bleue recelait sa magie, et qu’elle était un fanal qui devait briller sous les étoiles afin de me guider jusqu’à elle si je devais en avoir besoin. Mais je ne sais si cela est vrai car voilà bien des lunes que je la cherche chaque nuit et que je n’aperçois rien.


– Pourquoi donc ne pas consulter l’astrolabe ?

– Hélas ! Ce n’est pas par choix. Je vins en ces lieux pour recueillir le fruit de l’arbre du Temps, et je n’eus aucun mal à le trouver grâce à l’astrolabe. Mais tandis que je grimpais dans les branches, une pie espiègle descendit pour escamoter l’instrument resté au sol ! Je vis s’envoler avec l’oiseau tout espoir de retrouver la Porte des mille mondes.


Le petit homme fouilla alors son sac et tendit le précieux instrument au marchand en déclarant :


– Alors laissez-moi vous rendre ce service, car je crois avoir retrouvé ce que l’oiseau vous a dérobé.


Une profonde surprise anima le visage de Scharia ibn Assid alors qu’il posait les yeux sur la relique. Aussitôt qu’il la prit en main, les disques se soulevèrent et l’araignée tourna follement autour du tympan. Une lumière jaillit encore une fois comme un guide vers le ventre de la forêt. Le marchand plongea son regard dans la distance illuminée avec une profonde émotion.


– Tu ne connais pas l’importance de ce simple geste, enfant de la Porte. Je sais maintenant pourquoi la forêt t’a guidé jusqu’à moi. Mais à présent, va ! J’ai grand besoin d’être seul, et tu as encore bien du chemin à parcourir. Va !


Le petit homme obéit, encore troublé par tous ces prodiges. Il éprouvait à présent, lui aussi, un besoin de solitude. Il épaula son sac pour parcourir encore quelques lieues car son voyage touchait à sa fin, il le sentait bien. Alors il se mit en route une dernière fois, avec au cœur un sentiment étrange et enivrant.


-------------------------------------------------------


Il ne fallut pas longtemps cette fois, avant que son chemin ne le menât à une nouvelle clairière. Il la sonda du regard mais ne s’étonna pas de ne trouver personne ; c’est qu’il sentait une compréhension mutuelle qui s’était lentement développée entre la forêt et lui. Il sentait ce qu’elle attendait de lui et elle savait ce dont il avait besoin. Pensif, les yeux noyés dans les étoiles, il posa sa besace au sol et s’assit dans l’herbe fraîche et tout humide de nuit brune. Il inspira longuement puis ouvrit son sac, où ne restait que le livre de cuir. Il en parcourut les pages au clair de lune, mais elles étaient toujours vierges, à peine effleurées par l’encre changeante de quelques murmures effacés. Il ferma les yeux. Qu’est-ce qui l’avait donc mené en cette forêt, et quel était le secret de cette porte, la Porte aux mille histoires ? Ces questions le dépassaient et il se sentait las, si las de ses tribulations…

Mais alors qu’il s’apprêtait à s’abandonner au sommeil, ses yeux se posèrent par hasard sur le carnet resté ouvert sur ses genoux. À sa grande surprise, les pages étaient à présent noircies d’une écriture serrée qui ressemblait à la sienne. En haut de la page, le titre trônait : « La Porte aux mille histoires ».

Brûlant de curiosité, il parcourut le texte à toute vitesse. Il y trouva l’histoire de ce peintre italien de génie dont les tableaux étaient si vrais qu’ils prenaient vie dans différentes parties du monde. Lisant plus vite, il apprit qu’un roi puissant et cruel lui demanda un jour de peindre pour lui le secret de son talent, et il sut comment le peintre dessina une modeste arche de pierre au milieu des bois, avant de trouer le canevas en son centre. Le petit homme découvrit que le roi furieux crut à une moquerie et fit exécuter l’artiste pour son affront. Tournant les pages avec avidité, il apprit que le roi regretta bientôt son geste lorsque sa femme la reine lui dit avoir trouvé une arche mystérieuse au cours d’une promenade et qu’elle avait vu au travers de la porte son rêve de la veille se matérialiser en ce monde. Le petit homme lisait si vite qu’il n’entendait plus les mots, mais l’histoire semblait se dérouler d’elle-même dans son esprit. Il sut que la nouvelle se répandit bientôt dans toute l’Italie, d’une porte vers l’inconscient qui pouvait concrétiser les rêves, les histoires et les aspirations contenues en chacun de nous comme s’ils étaient réalité. Lorsque le roi décida de la voir de ses yeux, il ne trouva à travers la porte que les fantasmes torturés de sa culpabilité. Et les mains décharnées du peintre assassiné l’enlevèrent à jamais.


Le petit homme referma l’ouvrage, presque essoufflé. Était-ce donc la véritable nature de la Porte ? Les histoires fantastiques de Kopaïri, de Mengyao, de Scharia ibn Assid, n’auraient-elles été que le produit de ses rêves concrétisés ? Ou pire encore, était-il lui-même un enfant de la Porte, une histoire de plus rêvée par quelque autre âme ? Il sentit une tristesse et une infinie déception lui étreindre l’âme. À imaginer que cela puisse être la fin de ce mystère, il sentit quelque chose de l’enfance qui mourait en lui. Il aurait tant voulu que la Porte ne livre jamais son secret et que l’inconnu dure à jamais, sans destination, sans conclusion…

Mais en ce moment, sifflant, soufflant entre les ramures sonores, une brise aux doigts légers vint ouvrir la couverture du petit carnet. Lorsqu’il posa les yeux dessus, le cœur du petit homme se gonfla d’une joie retrouvée. « La Porte vers nulle part ». Oui, sous ses yeux ravis, le titre avait changé et l’histoire n’était plus la même.

Alors, baigné des premiers rayons d’une aube timide, il se mit à lire encore et à jamais, avec au cœur un sentiment étrange et enivrant.


 
Inscrivez-vous pour commenter cette nouvelle sur Oniris !
Toute copie de ce texte est strictement interdite sans autorisation de l'auteur.
   Cyrill   
7/8/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Salut Cox,
J'aime beaucoup la dernière partie qui se joue de la réalité un peu comme la boite de la vache qui rit, une mise en abîme quoi. De quoi effectivement ajouter des chapitres tant qu’on en veut, puisque celui-ci est déjà le troisième – j’avoue que je n’ai pas lu les deux premiers. En somme une construction en forme de passage de relais, si je comprends bien.
Le tout est un peu long – il faut dire aussi que ce n’est pas a priori ma littérature préférée – mais la richesse du vocabulaire et le potentiel imaginaire est impressionnant.
Cela dit je me suis un peu ennuyé dans le corps du récit, on va de merveilles en enchantements sans redescendre, faut que je prenne mes gouttes maintenant. C’est probablement le genre qui veut ça mais justement, pourquoi ne pas innover en allant davantage vers des demi-mesures et des insatisfactions provisoires, qui permettraient d’apprécier d’autant plus le merveilleux qu’il est rare, et de jouer sur les gradations émotionnelles du lecteur.
Une variation des « Contes des mille et une nuits », distraction dans le bon sens du terme au terme de laquelle le prince – moi – remet ses projets à une date ultérieure pour en écouter encore. Un voyage initiatique également, au bout duquel le protagoniste, un marchand affairiste et revenu de tout, peut réviser sa conception de la richesse. Somme toute, un conte moral.
Au plaisir d'autres rencontres et bonne continuation.

   jeanphi   
8/8/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour,
Vous concluez parfaitement et de manière fort émouvante ce triptyque !
Après le deuxième épisode extrêmement dense, ce troisième et dernier volet, décrivant la quête passionnée d'un marchand, m'est apparu d'un calme et d'un apaisement à toutes épreuves.
Tout les éléments centraux (l'astrolabe,...) du récit s'insèrent et se détachent parfaitement d'avec les descriptions plus fantasques. C'est vraiment une belle histoire dont les multiples mises en abîme finissent par se refermer sur elles-même et laissent un impression forte au lecteur.
L'écriture est belle et entraînante. Un seul minuscule acrroc s'est présenté à ma lecture :
"Je compris ce qu'il me restait à faire(...)"
"Je savais ce qu'il me restait à faire(...)"
Ces deux phrases dérivées l'une de l'autre, situées à un paragraphe et demi d'intervalle m'ont un peu dérangé. Je le dis juste pour info, je vois bien l'impression d'imminence que vous avez marqué par cette répétition (bien que cela corresponde fort bien au 'temps' du récit, au sein d'une écriture si fournie et si limpide à la fois, cette effet m'a paru freiner le rythme).
Je crois pour ma part que si vous allégiez un brin le premier volet, vous auriez là un magnifique récit !..

   Cleamolettre   
16/8/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime bien
Bonjour,

Pfiou... Je sors juste de la lecture, à la suite, des 3 épisodes de cette porte ouverte sur l'imaginaire, les contes, les rêves et l’insaisissable. C'est remarquablement écrit, je tiens à le souligner, alors même que ce n'est justement pas ce que j'aime lire en général. Mais les exceptions enrichissent la lectrice que je suis.

J'avoue que parfois j'ai trouvé ça un peu long, surtout dans les multiples descriptions des lieux et du périple du petit homme car ce n'est pas trop le style que j'aime, bien qu'il soit parfaitement celui du conte. Je suppose que cela m'aurait paru moins long si j'avais lu les 3 épisodes un par un et non à la suite.

En revanche, j'ai beaucoup aimé les histoires, 3 univers bien différents, des personnages hétéroclites, et cette envie de connaitre le fin mot de l'histoire sur la porte. Une fois connu d'ailleurs, cela m'a fait sourire, j'ai trouvé malin de finir sur le livre à contes !

Merci donc pour cette lecture qui me sort de mon confort habituel et m'a fait voyager dans une contrée foisonnante que ce soit par ses décors, ses lumières et son vocabulaire.

   Cox   
17/8/2024


Oniris Copyright © 2007-2023