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Réalisme/Historique
Cox : La vie de champion
 Publié le 22/11/17  -  9 commentaires  -  9132 caractères  -  86 lectures    Autres textes du même auteur

Un jeune homme passionné se rappelle comment il est arrivé au sommet.


La vie de champion


Dans tout ce bordel de lumière et de paillettes, ce qui lui plaisait le plus, c’était les fringues.

C’était la première fois qu’il passait une interview – une vraie, pour la télé et tout. Et chaque détail nouveau avait une de ces gueules à l’américaine… Il avait été accueilli par ce jeune mec fébrile au costard suintant de stress. Ça lui plaisait de le voir gigoter, parce qu’on ne s’agite comme ça que pour les gens importants. Ça avait été bon de voir le plateau vide avec toute la machinerie du show-biz tournée vers le fauteuil où il n’était même pas encore. Il aimait les parapluies à l’envers, les projecteurs, les fils de partout. Et regarder droit dans tous ces yeux mécaniques qui ne se fermaient jamais. Braqués sur lui. Les perches poilues au garde-à-vous, toutes prêtes à recueillir ses pauvres mots, ça lui plaisait aussi.

Mais vraiment, son trip, c’était les fringues. Elles traçaient la frontière entre le royaume du brillant et la banlieue médiocre. À l’extérieur, il y avait les sweaters des machinistes, et le survêt un peu merdique du cousin Antho qui avait eu le droit de venir voir. Puis les jeans et T-shirt tout bêtes des cameramen. Mais sur le plateau, là, bam : le petit mec transpirait ses dernières consignes en cravate, la journaliste avait son tailleur de chez Gucci-Dior-Vuitton. Et puis bien sûr il y avait lui, dans son costume deux pièces qui pouvait bien flamber le neuf pour l’occasion. Il le sentait bien un peu, le ridicule, dans toute cette connerie tape-à-l’œil. Mais il s’en foutait parce que, pour une fois, il était du côté qui faisait classe.

Pas trop de stress au lancement du direct. Il regardait la journaliste et roulait dans son crâne des idées nouvelles. C’est une fille qui aurait été trop jolie pour lui, avec ses cheveux compliqués, ses lèvres pincées et son petit nez retroussé. Mais aujourd’hui après tout, il pourrait tenter le truc… Et quoi ? Ça marcherait peut-être... Il lui proposerait un verre. Ou, mieux, un resto.

Elle posa la question à laquelle il s’attendait. Il savait bien ce qu’il devait répondre mais, il y avait tellement plus à raconter… Comme toujours.

« C’est une carrière difficile dans laquelle vous vous êtes lancé à seulement 18 ans, Olivier. Alors dites-nous ; qu’est-ce qui vous donne la force de vous élever au sommet ? »


Ce qui lui donnait la force c’était une toute petite phrase, qu’on lui avait dite il y a six mois, et la toute petite histoire qui allait avec. C’est pas bien long six mois. Mais en tassant bien, on peut presque y faire rentrer une vie.

À cette époque-là, il était encore un de ces gamins de quartier qui connaît tout le monde, et que tout le monde connaît. Il faisait des petits jobs partout dans le coin, parce qu’il aimait rendre service, et aussi parce qu’il aimait manger. Il était trop malin pour être intelligent, et l’école l’avait vite gonflé. Ceci dit, un tas d’autres trucs le captivait, et il était chaque jour bouffé par une nouvelle passion : la guitare, le hand, le hip-hop, le dessin, le jonglage, le théâtre… Il se lançait dans tout ça comme un chien saute dans l’eau, et il en ressortait presque aussi vite. Il s’intéressait à trop de choses et trop vite pour se fixer. Mais avec la moto c’était différent.

Il avait débuté là-dedans il y a cinq ans, avec le cousin Antho bien sûr. Et, bordel, il était bon. Il faisait des merveilles avec un guidon entre les mains. Les bécanes prenaient des allures de fauves, souples et fluides, quand il les chevauchait. Tout le monde s’en était rendu compte dès ses débuts. Malgré le bruit, malgré la furie mécanique, malgré les tempêtes de boue qu’il soulevait, on l’aurait dit léger comme un coup de vent en le voyant glisser entre les bosses. Un putain de poème.

Ce soir-là, en sortant du fleuriste où il bossait, il avait rejoint Antho pour leur entraînement. Pour le challenge, ils avaient pris un terrain officiel qui avait servi pour un championnat de MX-1. Parce qu’évidemment, il y pensait, aux championnats. Il y pensait en mettant le contact. La foule, il l’imaginait bruissante alors qu’il embrayait après avoir fait gueuler le moteur bien haut. Les concurrents, il les voyait, quand il laissa Antho derrière, dès le premier virage. Le chrono qui s’affole, il le sentait en s’envolant de cette bosse, façon Antonio Cairoli.

Mais malgré tout ce cinéma, il était pas encore prêt. Et ça il le sentait bien. Il ne fallut d’ailleurs pas longtemps pour qu’il se le prouve ; quand il arriva sur ce grand saut bien à-pic, la trouille l’envahit et il pila comme un dingue. La poussière se souleva en raz-de-marée sous le dérapage. Feu d’artifice plein d’ironie. Il jeta un œil en contrebas et grimaça. Ça faisait chier. Il se sentait nul. Il insulta la mère de la petite falaise mais elle ne s’en formalisa pas.

Antho arriva quelques instants plus tard et faillit se ramasser en pilant devant le même obstacle. Il retira son casque en secouant la tête, puis gueula sa trouille :


– Oh merde… C’est mort, je saute pas ça ! T’as vu comment c’est haut ce truc ? Eh mec, c’est mort j’te dis, même pas j’essaye !


Il dégagea la piste, puis il s’arrêta en regardant son cousin.


– Mais toi ? T’as fait quoi ? T’as pas sauté ?

– T’es con ? Je vois pas bien pourquoi je devrais sauter plus que toi.

– Arrête gros… Tu sais bien qu’on pilote pas au même niveau. Toi, t’es fait pour les compètes. Et t’es même fait pour les gagner.

– Vas-y, arrête, c’est bon.

– Mec, tout ce que je dis c’est que si tu veux piloter en pro, des sauts comme ça t’en auras tous les jours. Si tu veux pas le passer…

– Me prends pas la tête, j’te dis ! Je le sens pas ce saut. J’suis pas prêt.

– Mais tu le sentiras jamais, évidemment ! Y a qu’un taré qui passerait là-dessus sans hésiter. Mais t’sais, y a pas de secret, faut se lancer. Ça veut rien dire, ça, « j’suis pas prêt ».


Antho se tut mais Olivier voyait à sa tête qu’il cherchait une réplique-qui-claque. Il faisait ça tout le temps. Super lourd. De toute façon, la décision était prise. Il mit les gaz pour lui couper la parole, mais il l’entendit quand même beugler :


– Eh mec : Tes rêves vont pas descendre vers toi ! Faut que tu voles jusqu’à eux !


Alors Olivier s’élança pour prendre de l’élan. En faisant demi-tour face au saut, il se sentit comme un grand trou dans le bide, et le rugissement des gaz lui enroba complètement le crâne. Il eut à peine le temps de voir la bande de terre s’engloutir sous la roue. Il s’envola.


C’est comme de l’extérieur qu’il vit sa roue avant mordre le sol de l’autre côté. L’équilibre était mauvais, et il avait l’impression de ne rien contrôler. Son corps bougea tout seul pour rétablir l’assiette. La roue arrière vint se poser lourdement. Elle dérapa un peu. Il redressa. Un coup d’accélérateur. Et il avait repris le contrôle, juste comme ça. Il hurla comme un loup qui vient de tuer. Si les loups hurlent bien après avoir tué.

Et ça, ce moment précis, c’était le fameux déclic. Celui qui vous fait enfin comprendre ce qu’on croyait déjà connaître. Après ça, toutes les sensations sur la piste étaient différentes. Les jours qui suivirent, il fit des temps meilleurs que jamais. Il se mit à s’entraîner dix fois plus sérieusement. Sur ce seul saut réussi, il avait senti jusque dans ses os la fureur de la course. Et il ne pouvait plus la laisser tomber.

Les championnats régionaux avaient été une formalité. Quelques mois plus tard, il devenait champion de France de justesse. Il aurait à peine su raconter ces événements avec plus de détails : tout s’était imbriqué comme une suite logique. Et aujourd’hui, en lice pour les championnats du monde, il parlait avec une journaliste qui s’interrogeait sur son succès, devant toute l’audience de DirectSport. Il se sentait bien. Enfin. Il n'avait plus de doute en lui. Il répondit tout simplement à son interlocutrice :


– Oh moi, ce qui me donne le courage, c’est que je suis sûr d’une chose : nos rêves ne vont pas descendre vers nous, il faut voler jusqu’à eux !


« Voler jusqu’à eux ! »

Quand Antho dévala la pente en courant, il entendait son cousin qui parlait. Il pensa que c’était bon signe. Arrivé en bas, il ne pensait plus.

La moto avait creusé un gros sillon en dérapant sur une dizaine de mètres. La terre retournée était tachée de rouge sur toute la longueur. Il se jeta à genoux à côté d’Olivier. La jambe était retournée à angle droit sur le genou, et la chair autour de l’articulation avait craqué pour révéler l’os.

La réception avait été catastrophique. La roue arrière n’avait pas accroché en retombant, et la bécane avait commencé à déraper. Elle s’était très vite couchée, et Olivier était resté coincé dessous pendant qu’elle finissait sa course dans un arbre. Son casque était défoncé. Le sang venait surtout de là. Antho n’arrivait pas à réfléchir. Il entendait son cousin qui répétait :

« Pas descendre… toi… vole… à eux… »

Il le supplia de se taire et se mit à pleurer. Quelques secondes plus tard, Olivier se tut. Ses yeux se vidèrent en fixant son corps déchiré sous la mécanique.

Mais sa dernière pensée fut pour la belle journaliste qu’il allait emmener au resto.


 
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   Asrya   
23/10/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Le texte est bien construit, on est rapidement pris par votre ton, votre style, les événements.
Le profil de votre personnage est intéressant, l'interview, le plateau, il y a de quoi se poser des questions et s'identifier. C'est simple, efficace, sans prise de tête.

Le flashback survient, la nouvelle passion, la moto, le saut, le doute, la réception, bonne ? Et tout qui s'enchaîne.
Les championnats, la réussite, les qualifications, l'interview et une phrase : "nos rêves ne vont pas descendre vers nous, il faut voler jusqu’à eux !"
C'est bien senti.

Et la fin... qui sème le doute, reprend l'ensemble, le début, rêve, réalité, imaginaire ou destin ; je dirai presque qu'on est libre de choisir.
La fin est tragique, mais belle, bien ficelée.

J'ai vraiment été surpris par cette nouvelle. Je ne m'attendais pas à apprécier un texte qui parle autant de mécanique... et c'est peut-être parce que je n'y connais absolument rien que j'ai accroché immédiatement. J'ai trouvé l'ensemble subtilement décrit, sans trop en faire, juste ce qu'il fallait : une réussite.
Et puis le ton, les émotions derrière, la fin...
Une histoire rudement bien pensé, et rudement bien menée.
Bravo.

Merci beaucoup pour la lecture,
Au plaisir de vous lire à nouveau,
Asrya.

   Tadiou   
31/10/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup
(Lu et commenté en EL)

Très beau texte, un style simple et tout en délicatesse. Tout se découvre peu à peu, de l'intérieur, les pensées, les rêves...Je plonge dans le personnage.

Les détails techniques sont crédibles.

Bel incipit et titre bien choisi, bluffeurs à souhait. J'ai cru à son histoire et à la possibilité de restaurant.

La chute (!) n'en a été que plus dure.

De la belle ouvrage !

Tadiou

   plumette   
2/11/2017
 a aimé ce texte 
Bien ↓
je n'ai pas beaucoup de sympathie pour le moto-cross, trop de boue, de boucan, ce harnachement d'extra-terrestre, et toutes ces saignées dans la nature!
je n'ai beaucoup apprécié le début de cette nouvelle, un peu trop caricaturale sur le milieu télé-paillettes et puis, je suis entrée doucement dans le rêve de ce jeune et toute la partie centrale qui explique comment Olivier a vaincu sa peur a réussi à m'emporter.
Sur la forme, il y a du bon et du moins bon. Je n'ai pas toujours compris ce que l'auteur voulait dire comme par exemple:
- il faisait des petits jobs partout dans le coin, parce qu’il aimait rendre service, et aussi parce qu’il aimait manger. Quel rapport avec le fait d'aimer manger?
- un putain de poème: pas très convaincant pour décrire la dextérité de ce jeune chevauchant sa moto. Le lecteur peut se passer de ce surlignage
-Il insulta la mère de la petite falaise mais elle ne s’en formalisa pas ??? là, pour moi, c'est un poil ridicule

Par contre, j'ai bien aimé "Il était trop malin pour être intelligent, et l’école l’avait vite gonflé."

dernière chose: la chute, au sens propre du terme! Pourquoi pas? mais j'ai eu un peu de mal avec la temporalité.
On passe du plateau télé aux championnats du monde sans un seul mot ou phrase de transition et cela m'a déroutée.

Surtout, j'aurais trouvé plus subtil de ne pas faire mourir Olivier. Dans tous les cas, la dernière phrase est totalement dispensable! Amputer Olivier d'une jambe aurait suffit pour donner à la phrase du cousin tout son relief.

il y a du savoir faire dans cette narration, il faut le dire tout de même!

Plumette

   Jean-Claude   
22/11/2017
 a aimé ce texte 
Bien
Bonjour Cox,

Bonne histoire, bonne fin.
Il manque juste une bricole pour améliorer la transition entre le rêve bloqué et la dure réalité, et aussi entre le plateau télé et le souvenir.

Il y a sûrement des détails mais ma lecture ne s'est pas arrêtée dessus.

Au plaisir de vous (re)lire

   Solal   
22/11/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour,
Tout un tas de belles trouvailles dans votre texte :
- Sa narration, non linéaire, sous forme de poupées russes. On passe du présent, au souvenir puis aux hallucinations qui se transmuent en présent, etc... Des pirouettes temporelles aussi impressionnantes que des figures à moto.
J'ai été dérouté ce qui me donne l'impression d'être actif durant ma lecture.
- Son style, concis, un brin familier, se révèle pourtant d'une grande richesse. ("il était trop malin pour être intelligent" une phrase courte pour une pensée profonde)
- Son thème, on jongle entre l'accident banal et un destin exceptionnel. Un contre balancier qui donne du volume au texte.
J'ai juste du mal à comprendre pourquoi vous faites mourir Olivier. Une tel tension dramatique me semble incongrue pour un récit aussi court.
Bref, un texte d'une grande maîtrise.
Au plaisir.

   Thimul   
23/11/2017
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bon, que je vous dise tout de suite : je hais les sports mécaniques.
Pourtant j'ai plongé à fond dans cette histoire. D'une part parce qu'elle est très bien écrite avec un ton particulièrement juste et d'autre part parce que tout est centré sur le ressenti et les rêves de gloire du personnage.
J'adore la fin. Elle est imprévisible et modifie complètement l'angle de vue de cette nouvelle et ça c'est vraiment très malin et très fort.
Je m'incline.

   hersen   
23/11/2017
 a aimé ce texte 
Bien
Un rêve tué dans l'oeuf !

Une transition un peu trop abrupte pour l'accident aux championnats du monde : le paragraphe est court et je n'ai pas percuté (!) tout de suite. Une transition graphique,genre * aurait suffit pour se détacher de la réponse à la journaliste.

Le texte est court et donc avare de détails, mais quand même, pour que le casque soit destroy à ce point, sur quoi a-t-il tapé ? Et aussi, son cousin est sur les lieux et se précipite vers lui. mouais, aux championnat du monde, une équipe de secours devrait être sur place avant le cousin. je ne me sens pas dans l'ambiance de la course en fin de texte et c'est dommage;

Sinon, comme toujours avec toi, l'écriture colle très bien au propos, ça se lit sans torticolis :)

Merci de cette lecture.

   toc-art   
23/11/2017
Bonjour,

j'ai bien aimé ce petit texte, tout simple (ce qui n'est pas forcément le plus facile à écrire), avec un rebondissement assez classique mais très efficace. L'écriture est adaptée au format et à l'histoire, nickel.

Parfois, on a tendance à lire un peu vite ou peut-être s'habitue-t-on à des textes très linéraires. L'accident n'a pas lieu pendant des championnats mais un jour d'entraînement lambda entre les deux cousins SUR une piste officielle. Tout le reste, l'interview avec la journaliste, les trophées, les victoires, ne sont que le fruit de ses divagations comateuses avant la mort. Enfin, si j'ai bien compris. :-)

Bref, j'ai bien aimé.

   mimosa   
29/11/2017
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Je dois avouer que j'ai beaucoup de mal avec les dialogues style banlieue, même si, comme dans ta nouvelle, il est impossible de se défiler: il faut y aller franco et c'est ce que tu as fait, ça marche.
Je n'ai pas bien compris l'importance des fringues avec la suite du récit, sinon pour faire apparaître la journaliste, mais même pour ça, la transition n'est pas évidente.
Je trouve facile le lien sous-entendu entre l'intelligence du gars et l'école qui le gonfle, cela devient une rengaine de valoriser ceux qui détestent l'école et s'en sortent très bien: inutile d'apprendre quoi que ce soit sans doute dans ce domaine du sport extrême!
La mort était-elle nécessaire?
J'ai remarqué que la question se pose souvent dans les critiques de nouvelles, j'ai reçu moi-même des "dommage" pour une mort, sans doute parce que cela fait une chute un peu trop nickel!
Et puis c'est vrai qu'on n'aime pas trop voir les héros mourir: un commentateur propose une blessure grave: pourquoi pas?
Enfin, j'ai bien aimé, avec des bémols donc!
Au plaisir de te lire!
Mimosa


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