Si vous prenez connaissance de ce message, qu’un dieu de votre choix soit loué, à tout hasard ; c’est que mon entreprise a réussi. Il est d’une importance capitale que vous preniez connaissance du récit qui va suivre. Il vous aidera à comprendre les événements auxquels vous avez été mêlés, et à éviter ceux qui vous mèneraient à votre perte.
Qu’on me permette de me présenter ; mon nom est Stéphane Gouldier. C’est de l’enfance que me vient la vocation scientifique qui m’a conduit, d’examens en concours, à devenir l’astrophysicien que je suis aujourd’hui. Aussi longtemps que je puisse m’en souvenir j’ai eu cette fascination – assez banale peut-être, mais on a les passions qu’on peut – pour le chant lointain des étoiles. Issu d’une longue lignée pêcheurs bretons, je n’ai jamais eu l’oreille sensible à l’appel du large, qui m’a pourtant été fredonné jusqu’à la nausée par un nombre impressionnant d’oncles et de cousins divers (je n’ai jamais bien compris de quelles nébuleuses ramifications généalogiques venait mon armada de parents, et la réserve apparemment inépuisable de cousins inconnus dont dispose ma famille restera à jamais le mystère scientifique le plus impénétrable auquel mon esprit se soit heurté). C’est sans doute que le brouhaha de la mer était, pour moi, couvert par le cri d’une immensité terriblement plus ambitieuse. L’appel de l’infini résonnait trop fort. Et à force de m’appeler, il réussit à m’amener à l’Institut d’Astrophysique de Paris où je menais et mène toujours un travail de recherche qui me satisfait pleinement. Et puis un matin, je découvris, sur ma paillasse un petit coffret en bois d’ébène. Je ne sais pas s’il était en ébène. Mais je dis « bois d’ébène » parce que j’aime la façon dont ça sonne. C’en était un tout ce qu’il y de plus bête, de coffret : rectangulaire, sans malice et simplement muni d’un petit fermoir métallique. Signe distinctif : néant. Tout juste une brave tête de boîte. Je m’étonnai de cette présence incongrue. Je me demandai qui avait bien pu me faire cette étrange manière de cadeau. Que ma femme ait pu venir jusqu’au labo pour y déposer l’offrande, je n’y pensai même pas. Littéraire fanatique, la vue d’un microscope la faisait défaillir. C’eût été une preuve d’amour beaucoup trop téméraire que de s’aventurer ainsi à mon bureau, tout embaumé d’odeurs terriblement scientifiques, pour ce témoignage. Il aurait fallu écrire après cela des gestes entières sur son acte héroïque et l’idée me fatiguait trop pour que je l’accepte. Du côté de mes amis, quasiment tous ignorent l’endroit exact où je travaille, puisque j’évite toujours de parler boutique. Quant à mes collègues, ils étaient peu attentionnés, mais une farce de leur part restait possible. En ouvrant l’objet, j’attendais donc le « boïng » qui me projetterait à la gueule le sourire moqueur du diable sur ressort, mais il ne vint pas. Le machin était vide. Peau de balle. Troublé, je me mis en devoir de faire le tour des laboratoires pour chercher à savoir lequel des membres de l’élite intellectuelle ici réunie avait mis toute la puissance de son intellect dans l’échec de cette blague. L’élite intellectuelle resta muette, et je me retrouvai avec ma boîte sur les bras sans savoir à qui je la devais.
Les jours qui suivirent ne m’amenèrent pas plus de réponses. À vrai dire, le lendemain, j’avais oublié l’événement et j’étais retourné à mes planètes en toute sérénité. Ce n’est que quelques jours plus tard qu’il me revint à l’esprit. Je tombai à nouveau sur l’objet par hasard, sous un coin du foutoir en papier qui a toujours décoré avec goût et persévérance tous les bureaux qu’on a eu l’inconscience de me confier. Ma curiosité me retomba dessus. L’absurde de ce mystère semblait encore renforcé par le temps pendant lequel il avait défié mon intellect distrait. Ce dernier s’arma d’une combativité nouvelle et je me lançai dans ce défi avec une ardeur que le ridicule n’affaiblissait pas. Profitant du matériel à ma disposition et du temps libre que me laissait la bonne avancée de mes travaux, je fis passer une radio à l’impertinent objet, qui ne révéla rien de caché. En essayant de dater la chose, je fus plus surpris : la cassette remontait, d’après mes calculs, à des temps immémoriaux. Mais j’ai une inébranlable confiance dans ma capacité à me vautrer allégrement sur des raisonnements qui ne relèvent pas de ma spécialité. Et cette confiance m’évita de trop me demander comment le bois aurait pu traverser des siècles prétendument innombrables sans tomber en poussière. Je cherchais et je ne trouvais rien. Mais c’est une question d’habitude ; on prend vite le pli vous savez. Non, jusqu’ici tout se passait bien mais c’est quand je décidai d’examiner la bête au microscope optique que les choses se gâtèrent sévèrement.
Il ne fallut pas plus de trois jours pour que je puisse admirer ma trogne dans le journal, ce qui ne manqua pas d’écarquiller bien des yeux d’oncles bretons qui considéraient ça plus ou moins comme le point culminant d’une vie. Mes yeux glissèrent sur quelques articles, s’amusèrent des efforts titanesques, tassés dans cinq colonnes, que les journalistes devaient déployer ces derniers temps pour trouver quelque chose à dire. Nous vivions une époque terriblement apaisée. Plus de guerre ou d’attentats, une économie au beau fixe, et des gens pas loin d’être heureux un peu partout. L’humanité avait atteint une sorte d’équilibre paisible. Mais je retournai vite à l’article que je visais, petit encadré en cinquième page. Il racontait rapidement la découverte d’un coffre en bois, et de son étonnante population : des micro-organismes, jusqu’ici inconnus des biologistes. Florissant dans leur petit environnement de bois, ils avaient pu être observés par une équipe scientifique de pointe qui était arrivée à la surprenante conclusion que ces organismes semblaient faire preuve d’une forme d’intelligence primitive. Je soupirai en voyant la découverte (la mienne d’à moi !) réduite ainsi à quelques lignes. Elle était pourtant d’une importance majeure dont l’article échouait à rendre compte. Nous n’avions pas découvert trois planctons qui savaient ramener la balle. Non : nous avions découvert une civilisation entière, une civilisation qui tiendrait dans une poche. Une grande poche. Mais il faudrait être mesquin pour chipoter là-dessus. Tous ces êtres microscopiques s’étaient organisés, dans la fameuse boîte, en une véritable société miniature. Sitôt après ma découverte, une équipe avait été mise sur pied pour l’étude de la petite population. Elle était composée de nano-physiciens, de bio-ingénieurs, et de tas de gens comme ça. Il y avait aussi moi et puis Éric Brénard, qui est un microbiologiste et un con, mais je ne m’étendrai pas sur le sujet. C’est lui qui avait été mis à la tête de l’équipage. Pour revenir aux bestiaux, nos observations nous avaient conduits à conclure que, non seulement ces êtres disposaient d’une intelligence individuelle qu’ils pouvaient mettre à profit pour atteindre leurs buts personnels (généralement manger), mais encore qu’ils étaient capables de s’associer entre eux et de tendre l’union de leurs capacités de réflexion vers un but commun (généralement manger plus). Nos Lilliputiens ne ressemblaient pas non plus aux bactéries poilues qu’on trouve dans les bouquins de SVT. De forme ovoïde assez allongée, ils disposaient de douze membres préhensiles articulés en deux parties. Répartis symétriquement, ils leur permettaient de s’agripper au plancher que leur offrait la boîte, de se déplacer, et de saisir tout ce qui leur passait par la « main ». Un gouffre vaguement buccal leur permettait, à eux, d’accomplir ce qui était pour l’instant leur objectif unique, et nous permettait, à nous, de déterminer le sens de la bête. Pas de trace d’yeux, visibles en tout cas, mais – quoiqu’il soit difficile de dire comment – il était indéniable qu’ils étaient parfaitement capables de discerner leur environnement avec précision. On estimait le nombre de spécimens à une dizaine de millions. Une faune assez riche d’espèces moins développées était également vaillamment présente dans la boîte pour leur servir de garde-manger. Mais, quoique nous ayons immédiatement cerné l’intelligence fascinante de ces créatures, nous ne soupçonnions pas encore, dans les premiers temps, la fascinante surprise que nous réservait l‘univers de bois. Il nous a effectivement fallu quelque temps pour prendre la mesure de la vitesse démente à laquelle ces créatures évoluaient. Il nous avait semblé observer, dans les premières semaines, une légère modification dans la répartition de la population, moins anarchique, plus concentrée, moins nomade. En un mois à peine, nous pûmes observer plusieurs d’entre elles chevaucher, pour se déplacer, un étrange rectangle très aplati semblant glisser avec aisance et fluidité dans ce petit monde. Des habitations commencèrent à apparaître çà et là pour héberger les colonies. Les animalcules commençaient à forger, assembler, sculpter diverses créations selon des lois et des méthodes que notre monde ne connaît pas. Des espèces de trucs le disputaient à de vagues machins en tous genres dont la moitié semblait résolument incompréhensible pour un cerveau non initié aux mystères de ce microcosme. En deux mois, les animalcules, qui savaient écrire depuis un moment, communiquaient par d’étranges hologrammes flottant à des vitesses ahurissantes d’un coin à l‘autre de la boîte. On observa bientôt ce qui nous sembla être des balbutiements artistiques. Des matériaux étranges, mouvants, changeants, palpitants étaient associés dans des imbroglios fantasques et ces enchevêtrements inattendus, élégants vous cognaient l’âme d’un genre de cri irréel, brut, primordial. Il y avait là-dedans la quintessence d’un esprit à jamais inaccessible, à jamais étranger au nôtre, et je ne me risquerai pas à décrire l’effet ça que vous faisait, par là, dans le fond du ventre. Au bout de quatre mois, nos bonshommes s’étaient répartis en véritables villes, saturées de vie, constellées d’habitations et effervescentes des soubresauts de petites machines rigolotes. La population avait facilement quintuplé depuis la découverte de la boîte. C’était une découverte étourdissante pour la communauté scientifique internationale qui laissait traîner ses membres les plus éminents autour de ma petite boîte. Alexeï Fischenberg, fer de lance de la physique quantique moderne, déclara que le siècle ne connaîtrait pas de plus grande découverte. Comme tout cela fut dit devant une foule de micros attentifs et de flashs qui clignaient leurs grands yeux comme une midinette fascinée par sa rock star préférée, la citation enflamma les esprits. Plus un seul journal, même distrait, ne négligeait maintenant de rédiger son article quotidien sur le monde enfermé. En vérité, c’était absolument dingue. Nous assistions à une genèse en boîte. Un bébé-monde croissait doucement, abandonnait ses couches, délaissait ses dents de lait, et se perdait dans l’ébullition de ses hormones adolescentes. Bien qu’elle soit radicalement différente des nôtres, cette civilisation semblait suivre des étapes imposées du genre. À bien des égards, dans cette boîte que j’avais crue vide, notre monde avait trouvé un minuscule miroir où il pouvait se contempler et se rappeler son enfance. C’est adorable.
À vrai dire, le phénomène qui me laissait le plus fasciné était la tendance exhibitionniste du contenu de la boîte. En effet, en temps normal, tout s’y passait à une vitesse incroyable ; les individus vivaient à peine deux jours et leur monde se révolutionnait d’une semaine à l’autre. Et pourtant, pourtant, chaque fois que moi ou l’un de mes confrères s’installait derrière le microscope pour reluquer toute cette vie, leur temps s’allongeait, s’accordait au nôtre. On voyait tout se dérouler à vitesse humaine. Au lieu de l’incompréhensible fouillis d’actions-éclair que laissait supposer le rythme de leur évolution, on pouvait observer sans difficulté des scènes de vie courantes. Ici, des concertations inaudibles se déroulaient dans des groupes, là des couples se nouaient, là-bas un important animalcule sortait d’un de leur plus imposants buildings avant de se faire agresser par une bande qui le laissait déchiqueté. Et tout cela, beau, laid, dur, tendre, infâme ou superbe, s’offrait à nos yeux à un rythme on ne peut plus humain. Comme si, le temps d’une contemplation, leur monde voulait bien prendre la pose pour nous. Comme s’ils nous invitaient à comprendre leur vie. Ce phénomène avait été largement discuté, mais jamais encore vraiment expliqué. Les fous de quanta, bien habitués à l’influence de la simple observation sur le phénomène physique même, jouaient les blasés. Mais en vérité personne n’y comprenait rien. Par contre, il avait été convenu d’un planning d’observations à observer strictement, afin de laisser le temps au microcosme d’évoluer sans trop le ralentir par les dilatations temporelles que nos mirettes semblaient lui imposer. Je dois avouer à ce titre que j’avais (non sans un certain plaisir) aggravé drastiquement la surtension de notre généralissime Brénard. En tant que découvreur de la chose, j’avais gagné le droit de rester dans l’équipe de recherche et de trifouiller dans la boîte autant qu’un autre. Le hic c’est qu’un autre ne nourrissait pas tout à fait le même intérêt que moi pour l’objet. J’avoue que je m’étais étrangement attaché à mon coffret. Tout le monde semblait avoir oublié de se demander d’où il avait bien pu surgir ; étrange non ? Et moi je ne le savais pas plus, mais je me souvenais bien que c’était sur mon bureau qu’il avait décidé d’échouer une fois extirpé de son mini-big-bang. Je me souvenais bien que c’était à moi qu’il avait choisi de se montrer, encore tout timide et modeste, à cette époque où pas un projecteur ne daignait lui faire de l’œil, où pas une chaîne d’info ne pensait à lui, et où Internet n’en avait pas encore fait son mème le plus viral. Et moi j’étais un peu son papa à ce truc. Puis être le papa d’un monde c’est quand même pas rien, quoi. En dehors du barbu suprême, on n’est quand même pas des masses de types à pouvoir s’en vanter… Et je commençais même, je l’admets, à m’attacher à des habitants en particulier ; je pouvais suivre du regard ce petit musicien timide pendant des heures, avec l’envie pressante d’écraser du doigt tous les sinistres pucerons qui lui rendaient la vie infernale avec en tête de liste l’espèce de gros tas presque rond avec un bras en trop, père d’une Lilliputienne apparemment charmante qui avait fait chavirer le cœur de mon héros. J’adorais cette danseuse rendue folle par la mort d’un animalcule non identifié. J’aimais cet habile voleur, plein d’impertinence, qui prenait un plaisir fou à ruiner les grandes lignées pompeuses que les historiens et professeurs en sciences sociales de notre monde avaient déjà recensées depuis des semaines. Et évidemment le temps que je passais à les regarder amoureusement, mes petits, ralentissait la marche de la civilisation et creusait l’ulcère de Ducon Ie. Avec le temps, et l’ampleur que prenait l’affaire, l’accès à la boîte devint de plus en plus réglementé. Il me devint très vite difficile d’obtenir ces tête-à-tête avec mes protégés, et je dus renoncer, crève-cœur, à suivre la plus bouleversante série télé de ma vie. Quelques semaines passèrent. Officiellement recensé comme un dangereux emmerdeur, j’avais été relégué au rang de pestiféré et on s’arrangeait pour me tenir bien à l’écart de cette boîte. Je n’en avais des nouvelles qu’indirectement, en entendant des discussions, ou parfois même seulement par les infos. J’appris que la petite civilisation avait atteint un âge d’or ; bercée par le ronron de machines toujours plus perfectionnées, mes bébés se laissaient aller à une sieste bienheureuse. On n’y voyait plus de guerres, on n’y trouvait plus vraiment (et on sentait dans la voix de la speakerine comme une pointe d’amertume à cette annonce) de ces grands désespoirs minuscules qui sont si délicieusement télégéniques. C’était un monde incroyablement apaisé. Du reste, même si la comparaison était quasi impossible vu le fossé qui nous séparait, on considérait à présent le petit monde comme plus avancé que le nôtre. Et cette évolution ne cessait pas ; on s’attendait d’ailleurs incessamment à une nouvelle révolution puisqu’on avait observé le jour même que toute la communauté scientifique connue de là-bas semblait s’être concentrée en un centre à étudier on ne savait quoi. L’envie alors me prit, violente, de rejeter un coup d’œil à ma boîte. Parce que c’était ma boîte, merde, après tout. Parce que j’aurais très bien pu la garder pour moi, et ne jamais la montrer à personne (oh, j’aurais dû le faire !). Et parce que j’avais ce sentiment diffus qu’elle avait… Oui, qu’elle avait tant à me dire ! Je passerai sur le nombre de barrières, et de portiques qu’il me fallut escalader pour arriver là-bas. Une végétation métallique avait fleuri autour de mes petits pour les protéger des intrus dans mon genre. Le demi-accès que j’avais encore dans certaines zones m’aida beaucoup pour les passages les plus épineux, mais je garde encore sur la peau le baiser de barbelés vicieux et rétifs. On a les odyssées qu’on peut. Mais je pus bientôt observer de nouveau mon petit monde. Mon microscope glissa vers leur plus grand centre scientifique, curieux de voir leur nouvelle trouvaille, et de contempler les destins qui en naîtraient. À vrai dire, je ne pus pas observer grand-chose, c’est l’inconvénient de leur manie idiote de construire des toits. Mais je ne trouvais pas l’ébullition attendue. À vrai dire, la gestuelle des chercheurs qui sortaient semblait traduire une espèce de frustration. Dans un coin en particulier, près d’un énorme télescope je trouvai un petit bonhomme qui tournait en rond autour d’un objet inidentifiable mais visiblement détruit. On l’aurait dit calciné. J’observai ainsi un moment l’air tendu, angoissé, ulcéré du petit scientifique. Alors que je me lassai et m’apprêtai à fouiner ailleurs, je le vis se diriger vers une curieuse lentille. Je ne sais pas ce qui me retint ; était-ce la puissante résolution que je pouvais lire je ne sais comment dans les gestes cet être, ou alors le fait que cette lentille était le tout premier objet physique de leur monde qui me semblait ressembler à quelque chose du nôtre (en effet, la lentille était la copie conforme d’une de ces lamelles polycristallines qui polarisent la lumière d’une façon tout à fait particulière et qui sont très prisées des pros du microscope). Toujours est-il que je restai là, fixant ses gestes avec un intérêt redoublé. Je le vis, chose étrange, caler cette lentille sur celle du télescope géant et minuscule. Je le vis s’asseoir derrière. Ajuster son semblant d’œil. Pointer l’engin… Et là je vous jure, même s’il est difficile de bien discerner les émotions qui agitent ces micro-nous, je vous jure que j’ai lu sans aucun doute possible un mélange de surprise, d’angoisse et d’effarement, parcourir tout son être. La seconde d’après il s’écroulait au sol, après avoir vibré frénétiquement, comme j’ai déjà pu l’observer parfois lorsqu’ils s’évanouissent. Le télescope resta figé. Fixé sur moi. Je refermai la boîte dans un claquement sourd. Il m’avait vu. Des membres de la sécurité arrivèrent en courant, qui avaient dû me repérer sur une caméra. C’était vers moi qu’il avait tourné son télescope. Les molosses hurlèrent que je n’avais pas le droit – il avait hurlé en me voyant ! – d’être là et que je devais… Mais comment ? Jusqu’ici, ils n’avaient jamais pu… Un des agents me saisit le bras et me traîna vers l’extérieur. Il m’avait vu ! Je ne dormis évidemment pas cette nuit-là. Je vous épargne les remous intérieurs des pensées qui m’écrasèrent alors le cerveau contre le crâne.
Le lendemain ne fut qu’une succession confuse d’événements qui me ballottèrent mécaniquement dans leur flot. Lorsque je retournai à l’institut, l’esprit encore vrillé de ma découverte et de ma nuit blanche, je fus accueilli par des sirènes et une excitation gamine qui courait parmi mes collègues, comme un frisson secoue une bande de collégiens qui voit deux des leurs se foutre sur la gueule. À mesure que je rentrais dans le bâtiment, le désordre semblait plus complet et faisait tourner autour d’orbites vertigineuses mon esprit épuisé. J’appris dans un brouhaha confus qu’il y avait eu un accident. Un incendie. Quelqu’un avait été arrêté ; Brénard ? Oui, c’est ça Brénard. Un ami m’apprit l’histoire dans le pauvre luxe de détails dont il disposait : Brénard avait apparemment mis le feu à la pièce contenant la boîte. Les pompiers étaient arrivés trop tard pour intervenir et les flics juste à temps pour sortir les menottes. Quand le feu avait été maîtrisé, il ne restait du coffret qu’une planche calcinée. Brénard avait gueulé pour sa défense que c’était la seule solution, que leur monde était devenu un ennemi du nôtre et tout le monde l’avait pris pour un barge. Après examen, plus trace des animalcules. Rien, que dalle. Le plus grand des génocides de l’Histoire fut aussi le plus minuscule. Je me sentais pris d’une nausée. Je ne comprenais foutrement rien à tout ce qui se déroulait autour de moi. Tout cela paraissait absurde. Pourquoi est-ce qu’il fallait que notre ciel tombe sur leur tête à eux, et pourquoi précisément le lendemain de mon « apparition » ? Il y avait forcément un lien. J’avais merdé. J’avais merdé, et un monde en était mort. Et cependant, aucune de ces nouvelles hallucinantes ne me détourna du projet que j’avais bâti pendant ma nuit d’angoisse. Je passai dans le bureau des biologistes qui avaient été attirés par nos micro-bêtes. Il était désert pour l’occasion. J’y ramassai une petite lamelle. Une de ces lamelles polycristallines qui polarisent la lumière d’une façon tout à fait particulière et qui sont très prisées des pros du microscope… Je me dirigeai vers le meilleur télescope de l’institut. C’est idiot, la lamelle se calait parfaitement sur l’objectif. Ça n’avait aucun sens… Je mis un petit moment à me repérer au milieu de mon ciel si familier, tout distordu par des lumières étranges qui dansaient sur la lentille. Mais vraiment un petit moment, parce qu’il aurait été très difficile pour n’importe qui de rater l’immense bloc de naseaux qui se dressait en plein milieu. C’était assez indéniablement un visage, troué d’une myriade d’orifices palpitant furieusement, et surmonté de deux grandes flaques solides, vertes et mornes, qui devaient être des yeux. Il ne me fallut pas beaucoup plus de temps qu’à mon animalcule pour décider que l’état conscient était devenu franchement trop désagréable. Je pus à peine voir les grands yeux s’écarquiller dans une expression horrifiée avant de m’évanouir avec un certain soulagement.
À mon réveil, je me trouvais dans un lit de l’infirmerie et le monde était devenu encore un peu plus dingue qu’au moment où je l’avais laissé continuer ses affaires sans moi. On m’informa qu’on m’avait entendu pousser un cri inquiétant et qu’un collègue, accourant, avait cru bon de poser ses gros yeux sur ma lentille. Il y avait fait la même observation que moi mais avec le standing et la station verticale qui m’avaient fait défaut. Pendant mon petit congé de quatorze heures, notre monde avait été mis au courant de la découverte et piaffait, qui de peur, qui d’excitation, devant cette révélation. Les philosophes pleuraient devant tous ces schémas de pensée à reconsidérer, les prédicateurs de tous poils s’arrangeaient de l’événement pour tirer la langue dans un orgasmique « on vous l’avait bien dit ». Bref, tout le monde essayait de digérer de son mieux le fait que l’on se retrouve tous dans une immense boîte de bois à notre tour. Quittant ma cellule d’hôpital, je courus rejoindre celles du commissariat de la ville. Je voulais absolument parler à Brénard, et comprendre les raisons de son acte. Le bus me déposa devant le commissariat, et le flic en poste devant Brénard. Je pense faire preuve d’une objectivité raisonnable en disant qu’il avait une sale gueule. Il ne semblait pas avoir dormi depuis son incarcération et les traits rougis de son visage, enfermés de ses mains, donnaient à penser qu’il s’était trituré la face comme il en avait l’habitude quand il était en proie à une émotion violente. Surtout, une bonne moitié de son visage était ensanglantée, et déchirée à faire peur. Je doutais de mes sens lorsqu’il se leva à mon approche, visiblement soulagé et vivement satisfait de me voir ici.
– Putain, Gouldier, lâcha-t-il, je crois que c’est la merde. – Ah. – Arrêtez de jouer les blasés, vous ne seriez pas là si ce que j’ai à dire ne vous intéressait pas.
Un silence maussade dut admettre la véracité de sa dernière réplique.
– J’ai brûlé la boîte, lâcha-t-il après un silence. Et là, je vais vous demander de faire un gros effort sur vous pour ne pas pouffer parce que je vais vous dire que ça s’imposait, qu’elle était devenue dangereuse.
Une goutte de sang qui coula à la commissure de ses lèvres le força à marquer une pause et m’aida à prendre ses propos au sérieux. Quoique je n’aie jamais apprécié ce type, je n’ai jamais eu non plus de raisons de douter de la santé de son esprit.
– Ils étaient devenus agressifs. Je ne sais pas comment, je ne sais pas pourquoi, mais ils avaient compris qu’on était là. Et ça ne leur plaisait pas. Quand j’ai ouvert la boîte ce matin, j’ai découvert un peu partout des fusées prêtes au lancement. Quand elles ont aligné leur ligne de mire sur moi, j’ai compris que ce n’était pas des fusées… – Pourquoi… pourquoi nous auraient-ils menacés de missiles ? – Aucune idée. J’ai eu un mouvement qui a secoué la boîte. Un missile que je ne pouvais même pas voir à fusé. Je l’ai entendu filer près de mon oreille, juste avant qu’une détonation n’ébranle le mur derrière moi. C’est les débris qui filaient qui sont le secret de ce teint de jeune fille que vous pouvez admirer. – Mais bordel, c’est… – Bouclez-la et laissez-moi finir. Des flammes commençaient déjà à prendre puisque leur bombe avait été exploser droit dans des flacons d’éthanol. Sonné, j’ai pris la boîte et l’ai foutue au feu avant de leur laisser le temps de lâcher toutes leurs ogives. – Vous êtes un malade Brénard. Vous n’aviez pas le droit de les tuer. Vous n’aviez pas le droit d’éradiquer une civilisation entière sur un coup de tête. Ils n’auraient jamais pu représenter une réelle menace pour notre monde et vous le savez très bien. – Ils représentaient une réelle menace pour moi, connard ! hurla-t-il, les tendons de son cou crispés à éclater. Je devais attendre qu’ils me balancent tout leur foutu arsenal dans la gueule ? Je… J’avais peur, voilà. Je suis un scientifique, nom de dieu, pas un soldat.
Je restai muet un instant. J’avais un sale goût dans la tête. Je me rappelai le petit machin immolé que j’avais vu dans les mains du scientifique miniature, juste avant qu’il ne me découvre. Il avait une drôle d’odeur, le pressentiment qui me bloquait la gorge. Je ne me sentais pas la force de continuer à m’engueuler. Au lieu de quoi je demandai d’une voix éteinte :
– Pourquoi c’est la merde, Brénard ? – Parce que vous n’êtes pas le premier à venir me faire coucou, figurez-vous. Le Pr. Chamier est passé il y a quelques heures pour me donner des nouvelles de ce qui se passait dans cette putain de boîte qui nous sert apparemment de monde. Figurez-vous que les éminences politiques et militaires de cette planète ont trouvé un consensus. Vous devez bien vous douter que si tous ces mecs arrivent à se mettre d’accord, c’est forcément sur une connerie.
Quelque chose dans mon visage dut lui indiquer que j’avais compris. Il s’interrompit et je repris :
– Ils vont faire exactement ce que les animalcules ont fait, c’est ça ? – L’arsenal mondial a déjà été déployé à 70 % paraît-il. Oh, rien d’agressif, simple mesure de précaution. Ils ne tireront pas à moins d’un danger majeur. Par exemple si les gros types que vous avez vus cognent par mégarde dans la boîte et font trembler notre monde, ça ne vous rappelle rien ? – Les chances que ça se reproduise… commençai-je. – Ouais. Ridicules, hein ?
Je restai silencieux. C’est vrai qu’il n’y avait aucune raison que ces missiles soient tirés. Et pourtant, il y avait cette boîte brûlée dans le monde miniature. Comme s’ils avaient fait la même découverte que nous et que… tout s’était déroulé précisément de la même manière. Comme si l’histoire se répétait. Devant la parfaite symétrie des situations dans nos mondes respectifs, je me pris à penser que l’univers avait trouvé un mécanisme d’équilibre, un bouton d’arrêt qui s’enclencherait lorsqu’une civilisation aurait atteint un état trop développé, trop stable. C’était absurde. Et pourtant, un par un, se mettaient en place tous les éléments du jeu de poupées russes le plus dément qu’on puisse imaginer. Je vis à l’expression de Brénard que, sans avoir tous les éléments en main pour juger, il pouvait pourtant sentir confusément qu’il y avait là autre chose que de simples « chances que ça arrive ». Et dans le regard suspendu au bord du monde que nous échangeâmes en cet instant, il y avait plus de sympathie humaine, profonde, brute, que ce dont j’aurais jamais cru disposer.
J’ai donc rédigé ce message en toute hâte, et je m’excuse platement s’il manque du décorum qu’exige une fin de monde, mais je n’ai jamais été très à l’aise de ma plume. Je compte le diffuser aux quatre vents depuis la station d’émission radio du labo. Tout cela dans l’espoir qu’au moment où notre petite boîte s’ouvrira, l’un de vos appareils à vous, géants du firmament, saura capter mon avertissement. Il sera trop tard pour nous sans doute. Mais peut-être qu’ainsi, après avoir jeté notre monde dans les flammes, vous saurez vous retenir de commettre les mêmes erreurs. Peut-être que vous me donnerez la satisfaction d’avoir pu mettre le grain de sable fatal dans la machinerie démoniaque qui semble se plaire à broyer les mondes dans ses engrenages universels.
Ou alors peut-être que je me goure sur toute la ligne et que j’aurai l’air très con.
Bisous.
Stéphane Gouldier
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