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Science-fiction
Cox : Rockenfell Manor
 Publié le 24/08/24  -  9 commentaires  -  21801 caractères  -  95 lectures    Autres textes du même auteur

C'était un temps déraisonnable.


Rockenfell Manor


– J’sais pas ce que c’est exactement, mais ce gars-là il me fout les jetons de toute façon.

– Ferme-la.

– Qu’est-ce qu’il a besoin de venir ici ? Faire semblant d’être des nôtres, là… On dirait qu’il aime ça, ce tordu.

– Ferme-la putain, tu vas nous attirer des emmerdes.


François paraissait regretter d’être assis à côté de Victor, le buste penché de côté comme pour se distancier des propos que lui chuchotait son voisin. Il faisait de son mieux pour garder la tête baissée, le regard fixé sur la ligne de production toute rouillée qui se déroulait, comme toujours, en d’inlassables cahots. Tout en passant consciencieusement sa lumière UV désinfectante sur chacun des tubes à essai qui défilaient, il ne parvenait pas tout à fait à retenir quelques regards inquiets du coin de sa frousse – comme pour vérifier que personne ne les écoutait. Inquiétude inutile sans doute, puisqu’il était difficile d’entendre une conversation à plus d’un mètre dans le vacarme de l’usine, entre les gémissements des engrenages mal huilés sous les tapis roulants, et les pétarades constantes des générateurs à essence dans le fond. Le seul son qui arrivait encore, chaque minute, à ressortir avec netteté du vacarme, c’était un claquement sec venant des vieilles horloges à aiguilles dont tous les murs étaient criblés.

Victor, lui, fixait d’un œil mauvais un homme assis face à eux, sur une autre ligne à quelque distance. Il y avait quelque chose qui semblait suggérer, d’ailleurs, que l’homme en question paraissait être au centre du tableau vivant de l’usine, comme si chaque soubresaut pénible des machines, chaque petit geste des travailleurs venait converger vers lui. Tranquille et silencieux, il s’imposait à l’attention des observateurs dans les éclairs de lumière que grésillait un néon blanc fixé juste au-dessus de lui, au plafond de brique bas et voûté.

Peut-être était-ce son accoutrement étrange qui attirait l’œil… Il ne semblait certes pas à sa place, engoncé dans un costume en queue-de-pie au milieu de tous les ouvriers en bleus de travail disparates. Ou peut-être encore était-ce cette résolution parfaitement atone qui lui figeait le visage, tandis qu’il saisissait les tubes dans ses gants de coton pour y injecter un liquide vert d’un coup de pipette. Même sur le visage de l’ouvrier le plus blasé on peut d’ordinaire lire la frustration, la fatigue, ou au moins cet hébétement vide où l’on plonge après une vie de renoncements. Rien de cela chez l’homme en costume. Ses deux yeux vifs et durs comme des billes d’acier suivirent le tapis lorsqu’il reposa son tube d’un geste sûr et mesuré. Précis et froid, il était véritablement le prolongement en chair de la chaîne d’assemblage mécanique. Il saisit le tube suivant d’un mouvement toujours décidé.


– Un détraqué j’te dis, grogna encore Victor. Une sale petite âme d’esclave qui s’est paumée dans un rôle de maître, voilà c’que c’est.


L’homme en costume rangea alors sa pipette dans un tiroir prévu à cet effet et se leva de son siège avec raideur. Il redressa lentement la tête et, comme par un fait du hasard, laissa son regard se poser sur Victor. Ou peut-être loin derrière. Difficile à dire, car son visage pâle semblait devoir toujours garder la même expression inflexible. L’ouvrier bravache qui le défigurait à l’instant perdit soudain de son panache sous ces yeux métalliques, et finit par baisser la tête pour se concentrer sur sa tâche. L’homme au costume tourna alors les talons et se dirigea vers la dernière des chaînes de production, celle qui se trouvait tout au fond de la salle.

Après l’avoir suivie jusqu’au bout, il sortit de sa poche un trousseau de clés afin d’ouvrir une petite porte grillagée qui protégeait la station de sortie de la ligne. Là, il s’avança jusqu’à une énorme benne où se déversait un flot informe et grisâtre. D’un œil inquisiteur, il surveilla un instant la machine affairée à vomir une cascade de chair et de fourrure. Des rats gros comme des chiens, par centaines, par milliers peut-être, s’entassaient les uns par-dessus les autres. Dans un déversement continu, de nouveaux cadavres roulaient jusqu’au bas de la montagne de corps ou bousculaient les précédents pour se faire une place au sommet. Alors qu’il semblait près de se détourner, le regard de l’homme s’arrêta avec circonspection sur l’une des bêtes. Il retira soigneusement son gant avant d’extirper l’animal de l’enchevêtrement par la patte, puis il laissa pendre devant lui cette loque de poils. Pour la première fois, ses sourcils se froncèrent légèrement alors qu’il détaillait une protubérance dans le cou de l’animal. Un embryon de seconde tête avait poussé là. Il se passa la langue sur les lèvres avec mécontentement avant de rejeter le corps dans la benne et de s’en détourner.

Il attrapa l’un des vieux caddies rouillés stationnés aux alentours, et le chargea d’une douzaine de rats puisés au hasard dans la benne. C’est seulement une fois cette tâche accomplie qu’il enfila de nouveau son gant. Il quitta la station avec son chargement, en refermant soigneusement derrière lui.



L’une des roues du chariot grinçait horriblement. Étrangement, même à travers le chahut constant de cette usine arthritique, elle semblait encore parvenir à trancher l’atmosphère de son gémissement aigu. Pendant le temps qu’il fallut à l’homme en costume pour parcourir toute la longueur de l’usine jusqu’aux alcôves de l’entrée, plusieurs travailleurs grimacèrent péniblement au passage de la roue stridente, souvent en jetant un regard craintif vers celui qui la poussait.

Arrivé au bout de la salle, l’homme laissa son chariot de côté sous les énormes bouches de ventilation. Sur la gauche, de grandes armoires métalliques à tiroir laissaient entendre un ronronnement léger. Il en ouvrit le compartiment du bas. La lumière artificielle de l’armoire inonda son visage alors qu’il tirait un casier de terreau rempli de semis. Il retira ses gants puis, une par une, il puisa dans la terre meuble une vingtaine de pommes de terre, qu’il jeta dans son chariot.

Alors qu’il refermait le tiroir et se redressait en enfilant de nouveau ses gants, son regard s’arrêta sur un jeune homme assis à même le sol dans un coin de l’alcôve. Les bras autour des genoux et le regard perdu dans le vague, il avait peut-être seize ans. Il ne semblait pas remarquer les gouttes d’eau qui lui tombaient sur l’épaule avec régularité depuis la canalisation défoncée au plafond. L’homme en costume le contempla un instant d’un œil interrogateur. Puis il tira de son veston une montre à gousset en argent frappée d’un « R ». Après l’avoir consultée, il posa de nouveau son regard métallique sur l’adolescent et fit quelques pas vers lui pour le saluer d’une voix monocorde, froide comme un bloc de marbre :


– Bonjour Mathieu. Il est 18 h 23. Il me semble que c’est l’heure de votre quart sur les lignes de clonage. Est-ce une erreur de ma part ?


Le jeune homme leva vers lui des yeux perdus, comme s’il venait de s’apercevoir de sa présence. Il paraissait encore bien loin de parvenir à formuler une réponse au moment où un autre ouvrier à l’allure bourrue vint les rejoindre pour expliquer :


– Faut excuser le gamin m’sieur Kragg. C’est un bon gars, vous savez, travailleur comme pas deux d’ordinaire, je vous le garantis. Un bon gars. Mais là c’est difficile.


L’ouvrier se rapprocha de l’homme en costume, en parlant plus bas pour le prendre à part :


– Son père – un ami à moi, son père –, il est de ceux qui sont partis la dernière fois. À la surface, j’veux dire. La mission de reconnaissance, vous savez. Et ils sont toujours pas revenus. Alors le p’tit, il a du mal ces jours-ci, faut le comprendre m’sieur Kragg.

– Ah. Je vois. Cela fait combien de temps ?

– Presque une semaine monsieur, fit l’autre en jetant un regard gêné vers le jeune homme.

– C’est regrettable. Dites à Mathieu de prendre du repos. Il peut se dispenser de venir à l’usine demain. Qu’il reprenne des forces et nous revienne vigoureux ce week-end. Pour le bien de la colonie.


L’ouvrier jeta un regard en coin à son interlocuteur. Haussant un sourcil dubitatif, il le toisa un instant avec, dans l’œil, ce qui pourrait ressembler à du défi. Pas la moindre réaction sur le visage de l’homme en queue-de-pie. Finalement, dans un hochement de tête, le travailleur finit par se raviser et partit s’accroupir près de Mathieu qui fixait les horloges de ses yeux vides. À la minute pile, elles émirent leur violent claquement.

M. Kragg se détourna promptement de la scène. Il empoigna son chariot et s’éloigna pour franchir les portes de l’usine dans le crissement régulier de la roue défoncée.


*


Kragg émergea des grandes arches qui constituaient l’entrée de l’usine pour se retrouver dans un long tunnel voûté et bizarrement éclairé par un mélange de vieux bulbes incandescents au plafond et de becs à biogaz tout récemment installés sur les murs. Deux trottoirs trop étroits pour la foule qui s’y pressait étaient séparés par un fossé cylindrique où coulait une maigre rigole d’eaux usées qui refusait encore de se tarir tout à fait. À intervalles réguliers, de grandes portes trouaient le couloir pour ouvrir vers des bruits de machines et des lueurs de flammes.

La première impression qui vous saisissait en quittant l’usine, c’était bien sûr l’écœurante odeur de pisse qui s’accrochait, qui se collait, qui s’absorbait sur la moindre surface. Même les énormes bouches du système de purification d’air, elles qui imposaient leurs vents constants comme unique climat de l’artère industrielle, ne suffisaient pas à combattre l’éternelle puanteur des anciens égouts. Kragg ne fronça pas même le nez.

Il n’avait aucune difficulté à progresser sur le petit trottoir malgré la densité de la foule, faite à moitié de travailleurs somnolents et à moitié de petits robots livreurs d’essence ou de gaz. C’est que l’on pouvait voir les passants tourner la tête sitôt qu’ils entendaient l’insupportable chuintement du chariot, puis s’éloigner religieusement devant l’homme à la queue-de-pie. On allait jusqu’à s’aplatir contre les murs collants de crasse pour laisser une distance plus appréciable entre le caddie et soi, et il était parfois difficile de déterminer si c’était par respect ou par dégoût.

Après quelques minutes de cheminement, il y eut pourtant une grosse dame en robe à pois pour faire figure d’exception. Avec un grand sourire et un geste de sa main ridée, elle se dirigea droit vers Kragg pour le saluer :


– Ah ben m’sieur Kragg, quel plaisir donc de vous voir là !

– Bonjour madame Boulier, répondit-il. Je suis pressé.

– Oh ben j’suis confuse ! C’est sûr que vous devez être bien occupé, un monsieur comme vous. C’est bien moi ça, toujours à… AAHH !


La dame avait soudain laissé échapper un hurlement strident accompagné d’un bond de côté – plutôt un lourd soubresaut – à la vue d’un gros rat décati qui filait entre les jambes des passants.


– Oh mon Dieu, mon Dieu, reprit-elle, quelle horreur ! Quelles bêtes affreuses ! Parfois, j’en viens à prier qu’elles disparaissent elles aussi, les saletés !


Elle marqua une pause pour considérer son interlocuteur forcé.


– Enfin bien sûr j’dis pas ça pour vous, hein… balbutia-t-elle avec embarras. Qu’est-ce qu’on mangerait alors, j’vous l’demande ? C’est sûr que sans votre belle usine on serait bien en peine, ça oui.

– Merci madame Boulier. Je dois y aller.

– Oh bien sûr, oui ! Mais j’voulais quand même vous dire merci pour les rénovations dans le district 12. C’est là que vit mon fils vous savez, et c’est beaucoup plus respirable. Vous croyez qu’après ça vous pourriez…

– Je ne cherche que le bien de la colonie. Au revoir madame Boulier.


Et il se remit abruptement en route, dans un grincement métallique qui fit glapir la dame. Remise de ses émotions, elle resta un moment plantée là à le regarder s’éloigner, avec dans les yeux ce mélange de gratitude et de fierté qu’ont les humbles vieillards après avoir parlé à un monsieur important.


*


La foule s’était déjà largement étayée à l’endroit où Kragg tourna finalement dans un tunnel sombre. Des lumières OLED s’allumèrent sur ses pas, au son sans doute de l’horrible roue, révélant par segments la suite du chemin. Bientôt, l’éclairage tomba sur un groupe de tatters affalés à même le sol à quelque distance devant lui. La plupart dormaient. L’un d’entre eux repassait son tatouage tribal en gémissant sous le martèlement des aiguilles qui lui injectaient l’encre hallucinatoire sous la peau. Le motif se rehaussait d’une lueur verte à mesure qu’il en suivait le contour. Tous ces lambeaux d’hommes et de femmes recouvraient si bien la voie que Kragg dut enjamber l’un d’eux, tirant le chariot à sa suite d’un coup sec pour le faire sauter par-dessus un tibia, sans considération pour son propriétaire. Celui-ci, du reste, ne semblait pas faire plus cas de sa propre personne ; il grogna à peine, en ouvrant tout de même ses paupières sur des pupilles blanchies qu’il ne se sut où fixer. Kragg poussa de côté une vieillarde – ou une gamine – occupée à sucer le sexe flasque d’un grand maigre qui la cognait mollement avec un rire vide et monocorde. Ce dernier redressa ses yeux décolorés vers celui qui passait.


– Tiens, voilà le pédé ! hurla-t-il d’une voix éraillée. Eh, pédé, dis bonjour à ton patron pour moi, si tu le croises ! Et dis-lui merci… pour tous ses beaux produits. Eh… Faut pas le dire mais on est ses meilleurs clients après tout !


Et il se remit à rire, plus fort mais toujours sur le même ton creux et sans joie.

Le passant s’éloignait déjà et poursuivit sa route sur encore quelques segments de lumière avant d’arriver au fond du tunnel. Il aboutissait à une porte blindée. Avec un regard en arrière pour s’assurer que les tatters l’avaient déjà oublié, Kragg fit glisser un badge sur la serrure et la porte s’ouvrit en coulissant sans un bruit. Elle se referma de même, engloutissant l’homme à la queue-de-pie et les cris de son chariot.


*


L’intérieur ressemblait à un vaste hangar au plafond très haut. On y trouvait tout d’abord une espèce d’immense boîte blanche et lisse, tout en angles droits, de cinq mètres de haut sur peut-être vingt de long. Elle était trouée de grandes portes à double battant à l’avant et de fenêtres au plafond et sur les flancs. Tout autour, fleurissait un enchevêtrement de câbles qui alimentaient des projecteurs de cinéma. Kragg se dirigea tout d’abord vers un coin juste à gauche de la porte qu’il venait de franchir, où se trouvait une cuisine sommaire. Il pressa un bouton sur une machine cylindrique coiffée d’un entonnoir en son sommet, puis il prit soin de retirer ses gants avant d’y jeter, un par un, les rats de son panier. L’instrument émit un vrombissement croissant, puis l’on entendit de grands bruits de tendons déchirés et d’os broyés résonner dans l’entrepôt. Cela dura quelques minutes, temps que Kragg mit à profit pour préparer les pommes de terre. Il récupéra ensuite, en sortie de la machine, quelques tranches de viande qui pouvaient passer pour des steaks tout à fait présentables. Il déposa le tout, avec les pommes de terre, sur une grande plaque de cuisson qu’il enfourna dans un cuiseur sélectif.

Pendant que la viande dorait, Kragg se dirigea vers le matériel d’éclairage industriel, allumant plusieurs projecteurs avant de jeter un œil à sa montre. Avec une moue appréciative, il dirigea les faisceaux lumineux vers de grandes bâches au plafond qui proposaient tout un panel de tons bleus et rouges. Il continua d’ajuster les spots, jusqu’à ce qu’il paraisse satisfait de la lumière ocre qui tombait sur les environs. Il s’accorda un instant pour admirer le résultat avant de retourner vers le four pour en extraire un repas cuit à la perfection. Il entreprit de disposer la nourriture dans des assiettes sous cloche qu’il chargea ensuite sur un plateau à roulettes, tout en argent rutilant. Celui-ci ne grinçait pas. Il le poussa jusque devant les portes du grand pavé blanc.

Alors, comme pour prendre son souffle avant un événement important, l’homme à la queue-de-pie marqua un temps d’arrêt. Pour la première fois peut-être depuis son départ de l’usine, son visage trahissait un certain trouble ; peut-être une nervosité passagère qu’il sut cependant rapidement maîtriser. C’est alors avec calme et componction qu’il enfila de nouveau ses gants puis porta un nœud papillon à son cou. L’éclairage principal du hangar s’éteignit soudain, ne laissant pour seule lumière que celle des projecteurs. Les portes alors s’ouvrirent en grand – de leur propre chef, aurait-on dit – et l’homme s’y engouffra d’un air grave avec son chariot.


*


Les portes se refermèrent derrière lui. De l’intérieur, elles avaient une apparence radicalement différente, toutes riches de boiseries gravées et de complexes poignées d’argent. Un étroit corridor s’étendait vers l’avant, ce qui paraissait contredire la forme extérieure du bâtiment. Kragg le franchit d’un pas lent et grave, comme s’il calculait les craquements du parquet impeccablement laqué pour respecter les temps d’une mélodie cérémonieuse.

Il déboucha dans l’air lourd de poussière et d’odeurs boisées qui flottait dans la grande salle à manger de style victorien. Tout en longueur pour accueillir une table de banquet en acajou massif, la pièce était recouverte de tapisserie pourpre à motifs et décorée de portraits d’aristocrates à l’allure conquérante. De grandes fenêtres se dressaient sur quasiment toute la hauteur du mur pour laisser couler une lumière crépusculaire qui baignait la pièce entière. Seule contre le mur du fond, entre deux colonnades en marbre, une horloge à pendule rompait le lourd silence à chaque balancement.

Silence, effectivement, car personne parmi la douzaine de convives attablés n’esquissait le moindre geste. Les messieurs et dames guindés dans leurs vestons élégants ou dans leurs robes du soir étaient tous perdus, semblait-il, dans la contemplation des flammes qui dansaient sur les candélabres en laissant s’égoutter la cire rouge sur la longue traîne de table. À l’occasion, on entendait s’élever le tintement de l’argenterie à mesure que Kragg passait le long de la table pour mettre le couvert en veillant à déranger le moins possible cette assemblée muette. Dans leur parfaite immobilité, on aurait pu croire que ces visages pâles étaient des figures de cire. Et pourtant, c’était bien de la chair qui recouvrait ces faces émaciées, mais leurs yeux étaient vitreux et leur expression, figée dans une éternelle dignité.

Kragg servait consciencieusement le dîner des morts. Et, attablés pour un dernier repas, les spectres embaumés se dévisageaient dans le fumet montant de la viande.


Une fois son office terminé, Kragg vint se poster aux côtés du cadavre assis à la place d’honneur, en croisant les mains derrière le dos. Le corps, vêtu d’un gilet rayé à double boutonnage au-dessus d’une chemise à manches bouffantes, arborait un air sévère sous son épaisse moustache.

Alors, de longues minutes durant, sous les battements de l’horloge, l’homme à la queue-de-pie se tint immobile sans laisser entendre un souffle, comme s’il attendait qu’à tout moment l’assemblée entame son repas.

Fut-ce un caprice de l’éclairage ? Il sembla un instant qu’une lueur soit passée dans l’œil grave du chef de famille. Kragg alors tourna la tête vers la dépouille et acquiesça avec raideur :


– Oui monsieur Rockenfell, fit-il, la manœuvre a été un succès. Le forage commencera demain.


Et le silence retomba. Les aiguilles de l’horloge semblaient claquer à travers toute la pièce plus fort à présent, plus lourd, presque avec angoisse. Puis Kragg hocha de nouveau la tête.


– Bien, monsieur Rockenfell.


Il marqua une courte pause, puis se mit en devoir de débarrasser la table. Avec la même minutie qu’il avait mis à les distribuer, il reprit l’un après l’autre tous les plats et les couverts. Une fois la tâche accomplie, il lança un dernier regard à l’horloge, puis au maître des lieux, et se dirigea vers la sortie avec sa vaisselle. C’est alors qu’il s’apprêtait à pénétrer de nouveau dans le corridor qu’une voix, si faible qu’elle était à peine audible, s’éleva.


– Monsieur Kragg…


L’homme en queue-de-pie se figea. Quelque chose passa sur son visage, comme une ombre douloureuse. Il la réprima rapidement, fronçant les sourcils et serrant la mâchoire. Mais la voix, une voix de jeune fille si fragile qu’elle semblait devoir se briser à chaque mot, se fit entendre de nouveau :


– Monsieur Kragg, s’il vous plaît…


L’homme se retourna. Son regard durci trouva une adolescente de seize ans peut-être, recroquevillée et effacée en bout de table dans une robe estivale blanche et légère. Elle s’était jusque-là tenue si parfaitement immobile et silencieuse qu’on l’aurait crue morte elle aussi. Elle avait à présent le visage tourné vers l’homme avec de grands yeux vides de désespérée. Mais vivants, incontestablement, mouillés de peur et de douleur. Elle déglutit avec difficulté, crispant ses mains pâles sur sa poitrine, dans le tintement des chaînes qui reliaient son poignet à la table. Avec grand effort, elle répéta :


– Monsieur Kragg. Il faut me laisser partir maintenant. S’il vous plaît.

– Je regrette miss Mathilda, répondit Kragg en se retournant vers la sortie avec les mains serrées sur la barre du chariot de cuisine, mais votre père désapprouverait. Il n’est pas encore temps. Je repasserai avant la nuit pour vous conduire à votre chambre.


Et sur ces mots, le majordome des Rockenfell traversa de nouveau le corridor, d’un pas bien plus vif cette fois. Les portes s’ouvrirent sur son passage. Lorsqu’elles se refermèrent, elles étouffaient déjà la plainte de la pendule qui sonnait sept heures.


 
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   Vilmon   
24/8/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime un peu
Une longue procession descriptive du cheminement de Kragg vers la distribution du repas. L'atmosphère sombre et crasseuse est bien rendue. La rencontre de diverses personnes sur le chemin semble vouloir intensifier le flegme et le total détachement de Kragg, il apparaît inapproprié qu'il sente un malaise pour le sort de l'adolescente. Tout est décrit avec profusion, pourtant on reste évasif à propos de ces étranges personnages à la table, savoir, entres autres, s'ils ont profiter de leur repas ou si Kragg repart avec les assiettes pleines. J'ai lu le texte sans réellement y trouver un récit. Le lecteur suit un personnage qui permet de décrire la situation de l'histoire, mais il n'y a en fait aucune histoire. J'ai eu l'impression de suivre un guide dans un musée qui me décrit brièvement chaque tableau accroché au mur. Désolé, je suis resté sur ma faim.

   Perle-Hingaud   
19/8/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
J'ai trouvé cette histoire très bien racontée. C'est très visuel, l'atmosphère est bien rendue et glauque à souhait. Bien aimé le détail de la dame obséquieuse, et aussi le fait de ne pas tout savoir, en particulier sur l'encre hallucinogène.
J'ai un peu hésité sur les personnages : morts, zombies ?
Pourquoi la petite est-elle enchaînée ? Il me semble que ce détail est de trop.
Une bonne histoire, qui m'est restée en tête depuis ma première lecture (hier).
Merci pour cette lecture !

   Dameer   
25/8/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime bien
Hello Cox,

J’ai lu avec curiosité cette longue, longue histoire. Le début très intrigant et prometteur fait naître beaucoup d’attentes chez le lecteur, par la description de cet univers étrange, cette immense usine mécanisée, avec des chaînes de production qui produisent, quoi ? Je n’en suis pas sûr ! Des produits radioactifs, de la nourriture, des vaccins, quoi ?

Nous avons plusieurs personnages au départ, François, Victor et l’homme en queue-de-pie. Hélas, l’auteur oublie les deux personnages par les yeux desquels on voyait et vivait la scène, pour se concentrer uniquement sur les déplacements et les actions successives de l’homme en queue-de-pie, qui se nomme Kragg.

Suivent différentes rencontres dans un tunnel, dont la fonction est d’étoffer notre vision de ce monde, essentiellement peuplé de junkies défoncés, zombifiés, mais qui en elle-même ne sert pas pour la compréhension de la scène suivante. Car une fois franchie une porte blindée, on est plongé dans un tout autre monde : Kragg perd de sa superbe pour se transformer en cuisinier-majordome qui sert une assemblée de morts dans une salle à manger victorienne !

Je salue l’écriture, le grand pouvoir de vision, de création de différents univers (l’usine, les "poubelles", le tunnel, le salon victorien) mais ces univers restent disjoints (des portes à chaque fois les séparent) ; à part Kragg et son chariot grinçant, je peine à saisir ce qui les lie entre eux. Le récit manque de cohésion, de cohérence interne et la disparition de nos 2 personnages, François et Victor, nos yeux et nos oreilles au début du récit, me semble un oubli impardonnable.

   jeanphi   
24/8/2024
Bonjour,

Cette idée digne d'un court métrage me paraît fort adéquatement mise en forme. Tout y est cru, licencieux et délétère. Il y a évidemment une facette satirique de par l'exarcebation absolue ou presque de toutes les descriptions, tirées vers le plus glauque, le plus vulgaire, le plus caricatural (notamment avec l'hyperbole produite par le champs lexical autour des 'cadavres'). À tel point que, plus que de marquer les esprits, vous les rendez attachantes (les descriptions) par ce ton narratif soutenu, un certain charme, donc, malgré l'horreur des tableaux dépeints. Je ne manque pas de constater que votre schéma narratif reste très apparent, comme la carcasse immense du monstre que vous évoquez. Néanmoins, cela donne ici encore un certain charme, une accessibilité et une visualité frappante.

   Corto   
25/8/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Diable, j'ai du mal à en revenir. Comment un cerveau humain peut-il imaginer un tel scenario ? Ayant fréquenté (un peu) une usine avec travail à la chaîne, je me suis laissé embarquer dans cette histoire.
Le personnage de Kragg en costume chic sur une chaine surprend, il est ici incongru et ses actions qui suivent , notamment le chariot aux cadavres de "rats gros comme des chiens, par centaines, par milliers" que l'on manie en retirant son gant... est une sorte d'apothéose intermédiaire sur le chemin de l'horreur puante.

Je note l'utilisation d'un grand nombre de portes, toutes solidement verrouillées où seul Kragg peut passer, qui renforce la notion d'enfermement des personnages "de base". L'enfermement est donc un élément essentiel pour un milieu basé sur l'inhumain et l'étouffement.

Le scenario se poursuit avec une multitude de détails tous incongrus, voire écœurants, dont on ressent une logique cohérente et repoussante. Jusqu'à ce diner des spectres/cadavres d'où émerge cette jeune fille enchainée. La logique de ce passage semble être qu'il n'y a pas de limites (même la mort...) à la mise en place d'un système d'exploitation pourvu qu'il rapporte infiniment à ses créateurs, vivants ou morts. Dans ce sens la jeune fille enchaînée semble bien être à sa place, héritière innocente ou complice de la machinerie infernale mais dont elle semble devoir en attendre les fruits sonnants et trébuchants quand l'heure sera venue. Son seul souci est sa libération de la chaine, peu importe ce qui se passe derrière les portes...

Si depuis le final on remonte à la première scène on ne peut s'empêcher de constater qu'il y a une cohérence subliminale. Le travail à la chaine est répétitif, le travailleur est enchainé à son poste, sa fonction, toujours très parcellaire: il transforme l'humain en un rouage d'un ensemble qu'il n'a guère l'occasion de voir ni même de comprendre dans sa totalité. Une multitude de portes réelles ou symboliques sont posées pour qu'il reste indéfiniment fixé à son poste sur la chaine.

Je sors de cette lecture avec un solide sentiment de dégoût ce qui est sans doute l'objectif de l'auteur. Texte très bien construit, précis dans son déroulement et ses images. Il crée efficacement de multiples réactions/répulsions. Le projet de l'auteur est donc sans aucun doute une réussite.

PS: Je ne veux pas m'aventurer sur le choix du nom de "Rockenfell" qui régit et veille au fonctionnement de cette machinerie.

   Lariviere   
24/8/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Salut Cox,

qu'est ce qu'elle est glauque cette nouvelle !

D'ailleurs pour la catégorie, "horreur et épouvante" ne m'aurait pas plus surpris que ça tant le climat général est oppressant, très bien construit avec un espèce de crescendo qui vous fait passer d'un monde étrange, apocalyptique avec ces personnages inquiétant mi homme mi damnés à un monde d'épouvante, jusqu'à la scène finale magnifique d'oppression et de glauquitude. J'ai aimé le style car la narration est très descriptive, ciselée, on retrouve un ton très dix neuvième dans l'écriture que j'adore, pour moi c'est littéraire au sens noble du terme et malgré cette écriture très descriptive le paradoxe est que tout les mécanismes essentiels à la compréhension sont à peine montrés, entrevus, c'est très bien fait car ca renforce le coté mystérieux et oppressant du récit. La dessus la scène finale, encore une fois est superbe, d'abord le changement de décor entre le monde minimaliste et futuriste de l'extérieur et le baroque victorien de l'intérieur qui donne le contraste de sphère donne le suspens et l'effet de surprise nécessaire, ensuite et bien sur, l'apparition de ces morts vivant bel et bien morts malgré la mise en scène... alors et c'est toute la force de l'écriture on se demande si on comprend bien car au final on préférerait ne pas bien comprendre ce à quoi on assiste, une scène complètement barré et audacieuse où on peut appréhender toute l'horreur de l'intrigue et mesurer la psychopathie de ce kragg en maitre du jeu majordome hyper rigide comme le sont les psychopathes quand ils ont décidé de la marche des choses et de la logique du monde, de leur monde. Le summum de l'épouvante vient enfin avec l'apparition de la jeune fille contrainte d'être la seule survivante de cette lignée capitaliste et soumise par kragg à vivre dans un monde de mort naphtaliné ou tout doit être maintenu comme avant. En ce sens la jeune fille, comme seul être de chair bien vivante de cette farce macabre, est le symbole incarné malgré elle de cette perpétuation à la fois de la lignée capitaliste et de la bonne marche des choses, de l'harmonie terrible selon kragg. Car il y a évidemment un fond moral à cette nouvelle, au minimum celui d'un ordre des choses coute que coute établi et immuable, celui où les classes prolétaires travaillent pour une caste pour une éternité que même la mort physique ne peut rompre. En ce sens Kragg ce psychopathe énigmatique fait froid dans le dos. Il est le maillon de la chaine qui finalement contrôle tout et permet cette continuité immuable. Peut être que ce monde huilé même façon macabre le rassure et lui permet de vivre sans trop se poser de question sur sa propre nature dans un futur où la condition humaine on le sent est déjà bien réduite. Bon, j'arrête d'extrapoler, car il y aurait encore beaucoup à dire et à déduire de ce récit aussi sur le rôle délétère mais essentiel au rouage d'ensemble que joue les "petits chefs" servile et psychiquement flippant dans une société hiérarchisé ou les rapports humain sont "mécanisée" ce qui peut nous rappeler notre civilisation depuis des lustres... bref, j'arrête là, j'ai beaucoup aimé ce texte, un texte fort, très bien écrit dans un style très littéraire que j'affectionne personnellement (étant plus proche de Poe dans mes gouts que de Marc levy..) un texte, une nouvelle donc, qui au final fait bien flipper !

Bravo et bonne continuation !

   Skender   
26/8/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour Cox,

Un texte qui se veut une longue montée en puissance et en intensité jusqu’à ce curieux dîner final qui fait office de paroxysme. Il y a une esthétique assez singulière, un peu cyberpunk pour le peu que j’en sache et diverses références (la colonie, le district 12, la vie souterraine et le danger qui semble associé aux expéditions à la surface) qui m’ont vaguement évoqué l’univers du jeu vidéo Fallout, là encore ce n’est pas un domaine que je connais vraiment donc il est possible que je fasse intégralement fausse route. Le personnage de Kragg est le protagoniste, pourtant on ignore presque tout de lui si ce n’est son rôle et sa fonction dans cet univers, j’imagine que c’est une volonté de l’auteur. Il y a également quelques interrogations au sujet des convives morts du dîner, sont-ils «empaillés» d’une certaine manière ? De quoi la jeune fille s’est elle rendue coupable pour être enchaînée à la table contre son gré ? Des questions que je soupçonne l’auteur d’avoir volontairement laissées en suspens, il y aura peut-être une suite à ce texte ? En tout cas l’écriture est de qualité et la scène finale saisissante, justifiant l’introduction. Merci et au plaisir de lire une suite peut-être. Skender.

   Cyrill   
31/8/2024
trouve l'écriture
perfectible
et
aime bien
Je suis bien conscient que je vais aller à contre-courant avec mon évaluation et ce que je m’apprête à écrire, mais j’assume, comme il est de bon ton de dire. J’y vais à pas de loup et avec des ruses de sioux pour passer inaperçu dans le cortège élogieux. Suis-je sévère ? Sans doute. Exigeant, certainement.
L’idée de scénario est bien, j’irai jusqu’à géniale même. Une famille de milliardaires à la Rockefeller, bel et bien morte ou zombifiée, peu importe en fait, servie par un fidèle majordome à la fois sorte de contremaître régnant sur toute une population occupée dans les usines de la dynastie à fabriquer on ne sait trop quoi de nécessaire à un monde apocalyptique, en tout cas rien d’identifiable.
Le capitalisme qui se continue au-delà de la mort par la main d’un homme servile, quelle bonne lugubre idée !!!

Le résultat n’est pas à la hauteur. De mon point de vue du moins. J’ai trouvé le style surfait, plein de préciosités langagières (et/ou de maladresses), qui feraient hurler Zola, me suis-je dit lors de ma lecture en EL.
Trop d’adjectifs et d’adverbes tuent le descriptif, comme ici : « grinçait horriblement », « usine arthritique », « gémissement aigus », « grimacèrent péniblement », « roue stridente »… sur un petit paragraphe et guère plus loin, on se demande comment dans ce vacarme on peut « entendre un ronronnement léger ».
Dieu sait pourtant ce que j’aime la description en général. Mais ici on tombe dans les redites qui ne servent pas l’atmosphère désirée, même en supposant qu’il s’agisse d’une figure de style. Pour moi c’est assez indigeste. Pour exemples de préciosités :
«fleurissait un enchevêtrement de câbles » : c’est fleuri en effet.
« coiffée d’un entonnoir en son sommet » : lol, forcément !
« l’on entendit » …

D’autre part, j’ai eu beaucoup de mal à situer le narrateur et partant à me situer moi comme lecteur.
«La première impression qui vous saisissait » : pourquoi prendre à parti le lecteur si tard et une seule fois ? Le procédé demande, pour bien embarquer le lecteur, à être repris régulièrement, me semble-t-il.
À d’autres endroit, le narrateur s’embarrasse de « peut-être » et autre « probablement » ou « sans doute », qui me font douter de sa situation d’observateur omniscient. Ce disant, il adopte il me semble le regard de personnages épisodiques pour l’abandonner aussi sec et reprendre sa situation d’observateur sachant.
À ce titre les deux personnages du début ont, étrangement, des prénoms, mais ils sont abandonnés : j’ai eu l’impression d’être mené sur une voie de garage ou dans une impasse.
Tout ça fait que rendu au final, qui vaut soit dit en passant, son pesant de surprise, j’ai eu le sentiment de devoir rassembler les morceaux d’un tableau composite pour apprécier la valeur du projet, et d'avoir loupé l'immersion dans l'atmosphère souhaitée.
Merci Cox pour cette lecture intéressante au possible, que pourtant j’aurais aimé, par bien des aspects, autre, de toute évidence.
Maintenant reste à me gratter le front pour trouver une évaluation correspondant à peu près à ma critique... pas du gâteau !

   Cox   
6/9/2024
Comme à mon habitude, j'ai oublié de poster le lien de remerciements:
http://www.oniris.be/forum/vous-passerez-bien-prendre-le-the-au-manoir-rockenfell-t31933s0.html


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