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Le jour de ton départ ont éclaté les premiers orages. Une averse rageuse emportant idées et envies dans ses torrents. Un déluge porté par une escadrille de nuages noirs, mastodontes intarissables saturant Sa boîte crânienne prête à exploser. Une pluie acide se frayant un chemin à travers les os et dissolvant la matière grise à petit feu. Une ondée radioactive, tchernobylienne, irradiant les sols en profondeur. Nous pensions que ces désagréments météorologiques ne dureraient pas mais le temps se fit un plaisir de nous contredire. Après six semaines d’intempéries les plants de pensées étaient détruits en quasi-totalité et nous commencions à craindre des dommages irréversibles. Le village se réunit et le conseil décréta qu’il était devenu impératif d’envoyer un éclaireur dans les autres zones du cerveau pour tenter de remédier à la situation. Sans aucune hésitation j’enfilai mon capuchon, remplis ma lanterne d’huile et partis braver les ténèbres diurnes de Sa psyché.
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Les premiers jours de mon périple ne furent qu’errance dans les méandres obscurs de Ses circonvolutions. Perdu, dérivant au gré du vent persiflant et de cette pluie interminable, ma pèlerine se confondait avec ma peau tant j’étais détrempé. Je dormais à même le sol, dans la bouillasse dégoulinante et infâme, tremblant de tout mon corps. Après quatre jours de pérégrinations solitaires, je les vis enfin se dresser devant moi ; les postes d’observation qu’Il a d’ordinaire si bleus, irradiant l’intérieur de leurs lumières, étaient aujourd’hui grisâtres et ternes. J’escaladai les barreaux glissants de l’échelle qui y menait et ouvris Ses paupières pour faire pénétrer la lumière du Soleil. Mais je ne découvris que la pâle luisance d’un téléfilm allemand piètrement doublé. Le spectacle qui s’offrait à moi était affligeant : un salon désolé, seulement hanté par les fantômes des paquets de chips éventrés sur le sol et les esprits des bouteilles de Jack Daniel’s réduites à l’état de tessons scintillant faiblement sous le manteau de cendres de cigarettes faisant office de moquette. Un escalier en colimaçon forait les profondeurs de l’œil gauche ; réfugié derrière ma lanterne, je m’enfonçai dans les méandres oculaires. La lueur de ma lampe n’en éclairait qu’une infime parcelle mais l’écho de chacun de mes pas sur le béton brut me signifiait l’ampleur de la pièce dans laquelle je me trouvais. Je me sentis tout à coup oppressé par les tonnes de ténèbres qui m’entouraient, seulement repoussées par un mince globe orangé. Je déambulai dans ce sous-sol, ma pèlerine dégoulinant sur la poussière. En faisant voyager mon halo le long des murs, je réalisai que je me trouvais dans un cellier. Des milliers de fioles identiques reposaient sur des étagères qui semblaient s’étirer à l’infini. Je m’approchai et lus les étiquettes : « Bobo genou – CE2 », « Défaite Scrabble – septembre 2009 »… Elles contenaient des larmes. Toutes les larmes qu’Il n’a pas pleurées. Entreposées, stockées ici comme des grands crus de désespoir. Au cours de ma progression je vis les minuscules fioles se transformer en bouteilles. « Défaite finale basketball – juin 2011 ». Aux bouteilles succédèrent des tonneaux. « Enterrement chat – mars 2012 ». À l’extrémité du cellier régnaient des cuves de milliers de litres ; citernes lacrymales qui me toisaient de tous leurs cuivres. « Séparation Céline – juin 2013 ». « Cancer papa – 2013 – 2014 ». Devant moi, un levier rouge et un autocollant à demi déchiré. « Purge manuelle ». Alors que j’actionnais le mécanisme, les larmes s’élevèrent dans d’immenses tuyaux transparents. Des millions de mètres cubes de sanglots qui s’évaporaient accompagnés par un bruit de succion résonnant dans tout le cellier. Pleure, ça te fera du bien. Je remontai les escaliers en espérant à demi que la pluie se soit tarie. Entendant son martèlement à mi-parcours j’assumai mon échec et réajustai mon capuchon avant de sortir dans la pénombre.
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Désormais guidé par un phare tristement télévisuel diffusant sa lumière bleutée entre les gouttes, je traversai un désert de matière grise en pleine déliquescence, m’enfonçant jusqu’aux genoux dans la glaise grisâtre et froide, transformant ma progression en parcours du combattant. Je me souviens d’une forêt. Une forêt dense et colorée. Des peupliers en bois de violon aux frondaisons de partitions. Des piles de romans s’écroulant au pied de pins portant des cerceaux de basketball. Au lendemain de ton départ, un déluge d’éthanol accompagné par des nuages sponsorisés par Marlboro se chargea de flétrir cette végétation luxuriante et la sylve de passions n’est aujourd’hui plus que lande boueuse et stérile. Emporté par les torrents de fange, je chutai à plusieurs reprises mais la pluie se fit un plaisir de me nettoyer instantanément. Cet inlassable crachin glacial, qui s’infiltrait partout, faisant fi de mon capuchon, dégoulinant dans mon dos, sur mes cheveux, dans mes chaussures, transformant mes chaussettes en éponges boréales. Mais j’avançais. Le visage tétanisé par le givre, les dents claquant tellement fort qu’elles auraient certainement fait du feu si j’avais été au sec, j’avançais. Le pire n’était pas le froid ; c’était le bruit. Un bourdonnement blanc, uni, constant, à devenir sourd. Un acouphène grandeur nature qui me surinait les tympans, me vrillait l’encéphale et me pénétrait au point de résonner avec mes extrémités engourdies. Alors que le désespoir s’approchait de moi avec ses pinces noires et luisantes je te trouvai enfin, au cœur d’un petit carré de papier glacé. Tu regardais les barreaux de ta cage bidimensionnelle avec ces yeux indigo que je connais par cœur. Tu portais ce pull-over rouge arborant un bonhomme de neige blanc, cadeau fraternel chéri dans sa symbolique mais détesté dans son esthétique. Tes boucles blondes fondaient sur tes épaules comme des cascades de caramel. Cette vision me fournirait le carburant nécessaire pour un million de lieues au bas mot. Je nettoyai les traces de boue et empochai le polaroïd. Il pourrait bien me servir de lanterne pour affronter les ténèbres de la solitude. Je te retrouvai une dizaine de kilomètres plus loin. Tu me faisais face, un sourire grandiose et rempli de dents te barrant le visage. Assise en tailleur et en pyjama rayé sur notre lit défait, la main plongée dans un paquet de céréales. Je continuai ma traversée, ton portrait pour boussole. Toi à la plage, les cheveux tressés et des traces blanches de crème solaire sous les yeux qui te donnaient l’air d’une squaw à lunettes de soleil et panama de paille. Toi dans un bac à sable, le sourire d’une fillette de huit ans au bout des lèvres. Alien au milieu d’un parc rempli de mioches. Toi en randonnée à la montagne, chaussettes en laine qui gratte aux pieds bâton de marche en main. Des emplettes peu rentabilisées, la faute à la météo. Tel le Petit Poucet je remontai la piste de tes clichés et me retrouvai face à elle : imposante et baroque, un monument qu’on aurait cru sorti de l’imagination d’un Escher au bord de la folie. Parallélisme et perpendicularité ne semblaient pas avoir de cours sur ce temple élevé à la gloire de l’absurde. Une forêt hétéroclite de clochers et de flèches se dressait sur un capharnaüm gothique déroulant des centaines de transepts semblables à des tentacules séculaires : la Mémoire me dominait de toute sa démesure.
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Alors que je me tenais sur le seuil de ce cauchemar architectural j’hésitai. Peut-être craignais-je de ne jamais pouvoir m’extraire des entrailles de ce monstre de grès trop longtemps assoupi. Je te sortis de ma poche et poussai la porte d’ébène brut qui obtempéra mollement et pivota en un soupir grinçant. Mon premier pas à franchir le seuil rebondit à l’envi sur les colonnes et sembla s’éteindre avant d’atteindre la voûte que je distinguais avec peine. J’avançai sur les dalles de marbre noir suivi par une traînée fangeuse digne d’une limace gastro-entéritique. À mes côtés s’alignaient des étagères remplies de souvenirs bien rangés. J’empoignai un ouvrage et en soufflai la poussière. « Trigonométrie – Théorèmes de base ». Je le reposai entre « Physique – Lois de Newton » et « Anglais – Verbes irréguliers » puis poursuivis ma progression dans l’allée des souvenirs scolaires. J’empruntai des couloirs insensés s’enchevêtrant les uns dans les autres comme un plat de spaghettis trop cuits. Certains ne débouchaient sur rien, d’autres ne constituaient qu’une boucle solitaire ; des escaliers empruntaient des vrilles improbables avant de s’interrompre en plein milieu de leur course vertigineuse. Je débouchai sur le corridor dédié aux souvenirs de vacances. Des albums photos emplissaient les murs. Un groupe de mariachis rapporté d’un voyage au Mexique me proposa des verres de tequila sur un air de rumba, les sombreros dodelinant au rythme des cordes de nylon, mais cela ne suffirait pas pour me détourner de ma mission. Je traversai le brouillard des souvenirs alcoolisés, la galerie non-figurative des souvenirs d’enfance, la salle de projection des films déjà visionnés. Je m’attardai un petit moment dans le confort ouaté et le velours pourpre du couloir des souvenirs érotiques. Je parvins dans une allée aux murs recouverts de carrelage blanc réfléchissant la lumière agressive d’un néon grésillant. J’attrapai un volume sur l’étagère, un album de famille. Lui, debout sur une chaise, qui soufflait sur sept bougies surplombant un gâteau au glaçage trop bleu pour être réel, avec Son damier en guise de dentition. Sa mère qui le regardait amoureusement derrière une pile d’emballages colorés déchirés. Sa sœur, encore minuscule paquetage emmitouflé dans une couverture rose pâle, un fin duvet blond recouvrant avec peine son crâne lisse comme un caillou. Elle dormait à poings fermés dans les bras de Son père, un sourire rayonnant fendant une barbe broussailleuse. Des sodas de toutes les couleurs régnant sur la table en bois brut parsemée de cotillons. Lorsque je reposai l’album il se tenait devant moi. Droit comme un « i » au milieu du couloir, les joues creusées, le teint blanchâtre et les yeux rougis. Des centaines de tuyaux le transperçaient de part en part, grouillant comme des vers dans une charogne. Il portait un short à fleurs sous sa blouse d’hôpital et un bob rouge était vissé sur son crâne luisant de sueur. « Une petite partie de frisbee, fils ? » me demanda-t-il en un suintement à peine audible. Et je pris la fuite. Je courus tant que je le pus dans ce dédale incohérent et m’enfonçai dans les viscères du colosse minéral sans jamais me retourner. C’est haletant que je débouchai sur une grande place circulaire. C’était ta place. Des milliards de photos de toi tapissaient ses murs. Photos de nous. Éclairée par un vitrail gigantesque te décomposant en une foultitude de tessons multicolores, trônait en son centre une statue monumentale. Titanesque et minérale, tu étais assise dans ta position fétiche : une jambe allongée sur le sol, tu enlaçais de tes mains l’autre recourbée en angle droit ; le dos tourné à quatre-vingt-dix degrés, tu me fixais de tes yeux taillés dans le saphir brut, un air absent érodé sur le visage. Je m’effondrai à genoux et fondis en larmes. De grosses perles chaudes dégoulinèrent le long de mes joues.
« Qu’est-ce que tu fais là ? »
Je levai la tête en sursaut. C’est alors que je te découvris. Non pas en photo ou en statue mais bien réelle. Tu te tenais devant moi, les cheveux attachés en un chignon flou, quelques mèches de blé rebelle dansant au gré des courants d’air.
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— C’est pour cela qu’il faut absolument que tu partes. Sinon la pluie ne pourra jamais s’arrêter ! — Et ? me renvoie-t-elle accompagné d’un regard sarcastique. — Ne joue pas à l’imbécile avec moi, s’il te plaît. Tu as vu dans quel état est Marc depuis deux mois ? Tu vas finir par le transformer en légume ! S’il te plaît, je t’en supplie, je suis déjà à genoux, s’il te plaît, pars. Pars loin d’ici. — Mais je suis bien ici, je me sens chez moi. Tu ne voudrais quand même pas me déloger de chez moi ? Me mettre à la porte comme une malpropre ?
Les lunettes sur son nez, qu’elle troquait pour des lentilles à chaque fois qu’elle devait franchir le seuil de l’appartement, et son pantalon d’intérieur rouge à carreaux abondent dans son sens. Elle est ici chez elle.
— Écoute, ce n’est pas la question. Les… les récoltes de pensées, le… la pluie, le village…
Je réalise que mon bafouillage n’a plus rien de cohérent mais la fatigue s’exprime à ma place.
— Regarde autour de toi, continue-t-elle en embrassant la place de ses bras. Marc n’a pas vraiment envie que je parte, si ? Il ne m’aurait pas construit un tel palace s’il avait voulu que je déguerpisse. Allez, maintenant file sinon maman va se fâcher tout rouge, minaude-t-elle en me passant la main dans les cheveux.
Je reste assis sur le sol froid de la Mémoire, plongé dans un profond mutisme, fixant le joint entre deux dalles du carrelage à défaut d’autre chose. Les voilà alors qui arrivent ; des douzaines de clones d’elle qui sortent d’entre les orteils de la statue. Les souvenirs de ses colères foncent dans ma direction, armés de fourchettes, de couteaux, d’outils de jardin et de bricolage. Une marée humaine qui monte vers moi comme des anticorps défendant l’organisme contre le virus. Je me sens pris au piège tel un mouton encerclé par des loups armés de bêches et de ciseaux à bois. Je fuis à travers les allées improbables et les escaliers chimériques. Mes larmes s’écrasent mollement derrière moi. Une fuite mécanique, le cerveau en veille ; je n’ai pas vraiment peur, je ne suis pas vraiment triste, c’est juste ce que je suppose qu’il convient de faire : fuir, sans se retourner.
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Je m’échoue flasquement au pied de l’étagère des souvenirs d’université. Elles ne sont plus à mes trousses ; bien faible consolation. Pantelant, je m’allonge sur le dos, la raison trop exténuée pour oser s’exprimer. Je ferme les yeux et les recouvre de mes paumes, peut-être espéré-je secrètement que me cadenasser les paupières dissipera le monde qui m’entoure. Les souvenirs, la mémoire, le cerveau, elle, Marc. Tout et tout le monde.
« Excuse-moi, est-ce que tu vas bien ? »
J’ouvre les yeux sur une jungle d’écorces auréolant un visage constellé de taches de rousseur, rayonnantes comme des étoiles distantes. Je reconnais ces yeux dont les pupilles sont des mangroves. Marc se plaisait à l’inviter dans Ses champs de pensées. Cela fait une éternité que je ne l’ai pas aperçue mais je dois avouer que sa présence en ce jour m’est d’un réconfort onctueux.
« Allez, viens avec moi. Je connais un coin sympa. »
J’obtempère et deviens l’écume dans son sillage alors qu’elle fend le dédale.
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Un « c’est par là ! » cristallin s’échappe d’entre ses dents en scintillant. Derrière la lourde porte je ne vois qu’un rideau de pluie impénétrable. Puis, au bout de son index tendu je l’aperçois finalement. À travers le filtre de la mousson se découpe un dôme blanc, luisant au loin telle une demi-lune en plein jour.
« C’est l’Imagination, allez viens on va se marrer ! »
Elle m’attrape la main et m’entraîne sous le crachin en riant. Son contact est doux et son rire semble zigzaguer entre les gouttes. La pluie est veloutée et tiède. Nous sommes des enfants et nous sautons à pieds joints dans les flaques en éclaboussant tout autour de nous. Sa main dans la mienne, je sens son pouls s’accélérer. Nous sommes deux étincelles dans la grisaille. Nous rions. Elle m’entraîne dans le dôme la tête la première et nous le traversons sans autre résistance qu’un bref frisson givré. Tout est blanc, pur, parfait. Il n’y a plus de dôme, plus d’extérieur ; juste nous, main dans la main, flottant dans l’infini immaculé. Des étoiles roses tourbillonnent autour de nous, se télescopent au rythme de nos pouls synchronisés. Nous sommes le centre d’une galaxie cadencée par notre fréquence cardiaque. Nous sommes le noyau d’un atome contenant l’univers. Le rythme s’accélère, les étoiles spiralent plus vite encore, précédant des traînées fuchsia. La vitesse est désormais telle que nous sommes prisonniers d’un cocon rose se resserrant sur nos corps moites. La température monte, nos sueurs se mélangent là où nos mains fusionnent. La chrysalide gonfle et se dégonfle en suivant le tempo de nos respirations, elle vire au rouge comme chauffée à blanc. La cadence est désormais tellement soutenue que la coquille semble vibrer, jusqu’à l’éclatement. Une explosion pastel. Des torrents de couleurs de toutes les teintes de l’arc-en-ciel, ainsi que des milliers d’autres que je n’aurais jamais imaginées en rêve, se mélangent et se déversent dans l’espace jusqu’à ne plus laisser derrière elles que la nuit noire d’encre et la fraîcheur d’un matin de mai. Nous nous endormons dans les bras l’un de l’autre.
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Alors que nous sortons du dôme, je réalise émerveillé que la pluie a cédé sa place à des minuscules flocons blancs qui cristallisent toutes les idées sombres en polygones finement ciselés. Le vacarme assourdissant de la mousson s’est métamorphosé en un doux manteau cotonneux qui accompagne chacun de nos pas d’un crissement ouaté. Nous retournons au village, guidés par la lumière du jour diffusée par deux yeux azur. Vivement le printemps.
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