-1-
En me réveillant ce matin-là je savais que je ne me réveillerais plus jamais. La nuit précédente, je rêvais ma propre mort. Mais contrairement aux rêves ordinaires se dissipant dans la brume matinale pour ne subsister que par infimes fragments et sensations, celui-ci franchit aisément la barrière du réveil pour se graver dans ma mémoire. Je voyais toujours parfaitement les phares de la voiture se rapprocher dangereusement, ces deux soleils aveuglants me carbonisant la rétine. Le crissement des pneus sur la route résonnait à l’envi à l’intérieur de mon crâne. Je ressentais encore la collision entre le pare-chocs et mes genoux, l’os qui se brise, les chairs qui se déchirent. J’avais toujours cette sensation de légèreté alors que mon corps tout entier s’élevait dans les airs. Ma tête qui retombe violemment sur le bitume, suivie du reste de mes membres. Une douleur vive, uniforme qui se diffuse en moi petit à petit. Une portière qui claque. Des effluves d’alcool qui me brûlent les narines quand le conducteur s’effondre sur moi. La chaleur ponctuelle qu’apporte chacune de ses larmes sur mon visage. Puis le noir complet, froid, insondable, infini. Aucun retour possible. Ma froide logique de mathématicien me soutenait que les rêves prémonitoires étaient des conneries pour les gogos, comme l’horoscope ou le karma ; mais au plus profond de moi je savais que ce que j’avais vécu cette nuit était loin d’un cauchemar banal et la peur sema ses graines dans mon estomac alors que j’avalais mon café matinal. La journée suivit un cours normal, pour ne pas dire ennuyeux. C’était la même journée que je vivais en boucle depuis des mois. Le même métro rempli à ras bord de la même foule compacte, ces milliers de visages gris et identiques qui m’oppressent contre les parois. La même odeur d’urine et de pollution dans les ruelles remplies de mendiants se lamentant et quémandant leur pitance. Le même travail assommant, les mêmes chiffres interminables qui défilent sur le moniteur, le même patron imbécile et braillard sur mon dos en permanence, les mêmes collègues inutiles et superficiels. Mais un détail faisait la différence avec les autres jours : ce rêve de la veille qui restait en permanence dans un coin de ma tête comme une télé allumée au loin. À l’aube, sur le chemin du retour, j’ai commencé à ressentir une impression de déjà-vu ; mais ce n’était pas la simple sensation de la routine comme précédemment, il s’agissait ici de quelque chose de beaucoup plus puissant, j’étais sûr et certain d’avoir déjà vécu ces instants à de multiples reprises et de m’en souvenir en détail : le visage de chacun des passants, le moindre caillou qui traîne sur la route, la succession des voitures, tout m’était absolument familier. La panique me saisit au moment où le déjà-vu franchit la barrière de la prémonition. J’étais devenu capable de tout prévoir : la couleur de la voiture qui traverserait, la prochaine chanson qui passerait à la radio. Je connaissais tous les détails de cet instant. Je l’avais déjà bel et bien vécu. Je croisai deux individus qui semblaient sur le point de se battre. Je savais pourquoi, je connaissais parfaitement les raisons de la colère de chacun des deux protagonistes. Le premier, qui s’appelait Pierre, soupçonnait le second, Antoine, d’entretenir une relation avec sa femme, ce qui était faux, Antoine était un homme droit et fidèle, au contraire de la femme de Pierre qui, il était vrai, lui avait déjà fait de nombreuses avances, comme à beaucoup d’autres hommes. Pourquoi et comment savais-je tout ça ? Cela me terrorisait. Je commençai à savoir de plus en plus de choses sur tous les habitants de la rue, du quartier, de la ville entière, chaque détail de chaque événement qui s’y déroule, s’y est déroulé, s’y déroulera. Ma sphère de connaissance continua de s’étendre dans le temps et l’espace. Aucun recoin du monde ni de l’histoire ne m’était étranger. Pris de panique je me mis à courir pour rentrer chez moi, oublier cette histoire de dingues et m’endormir – ou me réveiller, que sais-je ? C’est en traversant la rue que j’aperçois les deux disques lumineux, les deux phares de la voiture. Impact.
-2-
Je sentis un rai de lumière glisser lentement sur mes paupières closes et me tirer loin du sommeil réparateur dans lequel j’étais plongé. Mes paupières se descellèrent. Des milliards de questions m’assaillirent l’esprit : où suis-je ? Que s’est-il passé ? Suis-je mort ? Comment suis-je arrivé ici ? Que se passe-t-il ? J’étais allongé nu sur un bloc monolithique de marbre noir et froid. Une clef glacée reposait sur ma poitrine, accrochée à mon cou par un ruban multicolore. Le monolithe reposait au fond d’une cavité hexagonale profonde et étroite, similaire à un puits, aux murs de pierre sombre qui me broyaient et m’écrasaient de toute leur imposante masse. Des kilomètres semblaient me séparer de cette ouverture lumineuse dont le seul accès était un escalier en colimaçon rudimentaire taillé dans la roche s’envolant lentement en tourbillonnant vers les hauteurs tant désirées. Sans même attendre d’avoir repris mes esprits j’inspirai une grande bouffée d’air vicié et entamai mon ascension. Il fallait que je sorte d’ici. La montée fut longue et la progression difficile. Mes pieds nus glissaient sur la roche moussue faisant office d’escalier. Mes doigts ne trouvant que peu d’aspérités pour s’accrocher ne faisaient que se crisper inutilement sur les parois humides de la grotte. La lumière lointaine éclairait faiblement le lieu, suffisamment pour semer en moi une sensation de vertige jusqu’ici inconnue. Après une interminable ascension j’arrivai finalement au sommet, une basse pièce circulaire percée de fenêtres fines semblables à des meurtrières laissant entrer la lumière du jour en d’étranges figures entremêlées sur le sol. Un homme habillé d’une longue étoffe blanche était assis en tailleur devant l’ouverture béante de laquelle je m’extrayais. Je me ruai vers lui pour le bombarder du milliard d’interrogations qui me rongeaient :
— Vous êtes qui ? On est où ? Qu’est-ce que c’est que tout ça ? Je suis mort ? Je suis endormi ? Je suis en train de rêver ? Qu’est-ce qui…
Je m’arrêtai net en remarquant que l’homme à la peau tannée par le soleil à qui je m’adressais avait la bouche cousue. Je me retins de lui demander pourquoi sa bouche était cousue. Il me tendit un habit blanc similaire au sien, à la différence qu’il était ourlé de rouge. Une fois que je fus habillé, l’homme m’invita à le suivre à l’extérieur. J’hésitai un instant à accompagner cet inconnu puis je réalisai que je n’avais pas réellement d’autre option si ce n’était de mourir de faim dans ce caveau. Dès la porte franchie la chaleur et la luminosité externes m’assommèrent et je faillis défaillir, c’est alors que je me rendis compte de la fraîcheur de ma précédente demeure. Nous étions dans une ville à la blancheur inégalée. Sur un sol de terre jaune séchée par le soleil ardent s’élevaient des milliers d’habitations circulaires surmontées de dômes spiralés semblables à des champignons de sel, se chevauchant et s’empilant dans un chaos urbain. Une foule compacte remplissait les rues comme un animal unique rampant lentement sous le soleil éclatant. Les gens portaient tous des étoffes semblables à celle de mon guide qui se frayait un chemin à travers les badauds à une allure telle que je devais quasiment courir pour ne pas me laisser distancer. Nous traversâmes ensuite un marché, des centaines d’étals de toile multicolores, la foule transpirante qui se faisait de plus en plus compacte. Une rumeur assourdissante s’élevait de la place du marché, les cris de chaque commerçant vantant dans un langage qui m’était inconnu les bienfaits de ses produits qui s’entrechoquaient avec le bourdonnement ininterrompu des badauds. Les étals des marchands présentaient toutes sortes d’objets biscornus en bois dont l’utilité m’était inconnue, toutes les formes étaient représentées : des simples cubes en ébène aux plus alambiquées à base de spirales multiples s’enroulant les unes autour des autres. D’autres commerçants présentaient une multitude de biens alimentaires : pâtes et gelées diverses, fromages, pyramides d’épices multicolores s’élevant jusqu’au ciel, fruits et légumes inconnus, rouges, bleus, verts, blancs, noirs, petits et gros, tous reluisaient sous l’astre solaire. J’aperçus également différents types de viandes et d’animaux morts pendus aux stores des échoppes, des singes, des serpents, des poulets mais aussi, plus curieux, des insectes géants dont semblaient se délecter les habitants. Plus nous nous enfoncions dans ce dédale saugrenu, plus les questions de mon réveil s’incrustaient dans mon esprit. L’étrangeté de la situation me laissait deux options, j’étais certainement dans le coma et tout ceci n’était qu’une divagation de ma psyché, ou l’autre réponse était que j’étais mort, renversé par cette voiture, et que je traversais l’épreuve qui attend toute personne passant de l’autre côté. Aucune de ces possibilités ne m’enchantait réellement mais ces idées furent momentanément dissipées lorsque nous nous extirpâmes de ce labyrinthe pour déboucher sur ce qui semblait être un port, à la différence que l’océan avait été remplacé par un désert de sable fin s’étalant à perte de vue dans lequel des bateaux en tout genre flottaient paisiblement. Mon guide me dirigea alors vers un homme trapu et barbu, portant une toge ourlée de bleu, qui fumait une cigarette en nous attendant. Je compris assez vite que pour nous rendre là où l’on m’emmenait, où que ce soit, il nous faudrait naviguer sur cette étendue de sable liquide. Ce matériau m’intriguant, je lançai un caillou dans la masse, qui coula à pic dès qu’il atteignit la surface de ce pseudo-liquide. Le marin posa sa main sur mon épaule dans un geste amical, et se présenta à moi – je ne saurais malheureusement pas retranscrire ici son nom, tant ses consonances me parurent étrangères, je l’appellerai alors simplement « le capitaine ». Le capitaine m’entraîna alors vers un navire en bois de forme circulaire orné de spirales lui permettant, je suppose, de glisser sur ces sables étranges. Nous embarquâmes au coucher du soleil.
-3-
Après une nuit passée dans une couchette rudimentaire cachée dans la coque du navire je passai la matinée accoudé au garde-fou, l’esprit embrumé et incapable de faire autre chose que regarder fixement l’horizon sablonneux. Un matelot m’apporta un repas frugal que je touchai à peine malgré mon jeûne de la veille, mon estomac noué m’empêchant d’avaler quoi que ce soit. Je passai mon premier après-midi de traversée assis sur le pont à tourner et retourner mentalement les événements de la veille. Tout d’abord, où étais-je ? Certainement pas dans le monde réel, du moins pas la Terre que je connaissais auparavant, tout était bien trop différent de ce que je connaissais pour être une région terrienne. Que m’était-il arrivé ? Je me souviens très distinctement de ma « crise de connaissance » et de mon accident de la veille. Était-ce véritablement la veille d’ailleurs ? Je n’en savais rien, tant le temps semblait s’être déformé. Étais-je mort ? Dans le coma ? Tout ceci n’était peut-être qu’une hallucination ou un simple rêve ; peut-être me réveillerai-je demain matin, atteint par la fièvre dans mon lit confortable. Mais l’hypothèse que je privilégiais était celle de ma mort, j’étais mort sur cette route, renversé par cette voiture et je traversais certainement une sorte de purgatoire. Comme tout le monde, je me suis parfois demandé ce qu’il y avait après la mort, et la réponse qui me convenait le mieux n’était pas le paradis, l’enfer, ou la réincarnation mais le vide ; le cerveau qui se débranche, les cellules qui se dégradent, le corps qui se décompose, et rien d’autre, pas de tunnel, pas de lumière blanche, seulement un écran noir pour l’éternité. Mais peut-être avais-je tort. Peut-être étais-je en train de subir le voyage de toute âme vers sa demeure éternelle. Je ne pouvais tirer aucune information des habitants ou des marins tant la communication entre nous était difficile. J’espérais obtenir des réponses là où cette embarcation m’emmenait… Je m’endormis sur le pont au fil de mes divagations, bercé par le roulis du vaisseau et caressé par le vent frais et sableux du soir. Le lendemain s’annonçait sous les mêmes auspices jusqu’à ce qu’un marin s’installe à mes côtés pour manger son déjeuner. Affamé, je dévorai mes fruits et ma viande séchée dont l’origine m’importait peu tant le jeûne des jours précédents m’avait affaibli. Le marin engagea un semblant de conversation, je compris qu’il était là par nécessité financière, qu’il quitterait la marine dès qu’il le pourrait mais qu’il devait gagner de l’argent pour nourrir sa famille. Il me montra alors un dessin le représentant aux côtés d’une femme brune aux formes élégantes et d’une fillette aux grands yeux bruns et aux cheveux frisés semblables à ceux de son père. Après une semaine de voyage j’avais sympathisé avec la plupart des matelots de ce navire ; je connaissais leur nom à tous, et tous étaient à l’affût de tout ce qui pouvait améliorer le confort de mon voyage. Je regretterais presque de devoir débarquer un jour. Au dixième jour, j’aperçus finalement la terre ferme, une montagne qui s’élevait telle une écharde au beau milieu de la masse de sable refluant au gré du vent. Cependant, au lieu de se réjouir de la fin du voyage, tout le monde à bord semblait paniquer. Je ne comprenais pas ce qu’il se passait mais cela semblait d’une importance capitale. J’essayai de demander aux marins mais je ne pouvais obtenir d’eux rien de plus que quelques exclamations dans leur langue exotique. Nous changeâmes de cap. Trop tard. Alors que nous approchions de la montagne je compris. En l’observant attentivement, je discernai un œil dans la masse rocheuse. La montagne était vivante ; à bâbord, un céphalopode géant, qui devait atteindre un kilomètre de hauteur, nous dominait de son regard paresseux. Une masse pharaonique de chair pierreuse, des kilomètres de tentacules au diamètre dépassant toute imagination humaine reposant sur la surface du sable. L’animal ne nous voulait aucun mal, de la même manière que je ne veux aucun mal aux fourmis que j’écrase lorsque je ne prête pas attention à l’endroit où je mets les pieds, mais dans sa démesure il restait un danger pour nous tous à bord de notre minuscule embarcation. Quand il retourna paisiblement dans son royaume des profondeurs, des tonnes de sable furent projetées, des vagues gigantesques firent sauter notre navire sur plusieurs mètres. Nous étouffions, suffoquions dans l’air gorgé de sable. Ce n’était plus la peine de tenter de piloter ce navire, tout le monde partit se réfugier dans les cales. Entassés sur un banc circulaire, tout l’équipage ravalait son effroi dans les entrailles boisées de la nef. Je vomis. Personne ne parlait, chacun s’accrochait à son siège dans les oscillations incroyables de l’embarcation. Certains priaient silencieusement en tripotant des reliques, d’autres attendaient simplement la fin, tous transpiraient abondamment, l’odeur de l’effroi s’infiltrait en chacun de nous. L’attente nous sciait les intestins. La peur au ventre, nous subissions impuissants les oscillations de notre navire dans un concert de bois inquiétant. Après une éternité enfermés dans la cale, nous nous aventurâmes enfin à l’extérieur. Le verdict était sans appel : un trou béant était ouvert au milieu de la coque, le microscopique sable s’infiltrait par cette ouverture et menaçait de faire couler le navire. Les hommes commencèrent alors à faire passer tout le matériel non indispensable par-dessus bord. Rien n’y fit. À ce moment je vis la terreur pure dans les yeux de chaque membre de l’équipage. Quelqu’un devait quitter le navire sous peine de nous retrouver tous dans les profondeurs minérales. Impuissant, j’ai vu ces gens se déchirer, voter, élire le grand perdant ; j’ai vu la détresse, la peur de la mort, sa vie entière défiler devant les yeux de celui qui avait partagé mon premier déjeuner. J’ai vu cette femme qui attendrait désespérément le retour de son mari, cette fille à qui son papa n’apprendra jamais à lire. J’ai vu la honte dans les yeux de ses amis qui l’emmenaient vers la mort. J’ai vu les larmes couler sur ses joues, j’ai entendu ses supplications. J’ai vu cet homme essayer de s’accrocher désespérément à la coque, être attiré par les profondeurs. J’ai vu le sable pénétrer sa bouche, son nez, ses poumons. J’ai entendu les saccades de sa respiration. Puis je n’ai plus vu que sa main. Puis je ne l’ai plus vu du tout. Si seulement cette scène ne s’était déroulée qu’une seule fois…
-4-
Une nuit, notre morbide épave atteint finalement son objectif. Mais à quel prix ? Qu’ai-je de si particulier qui puisse valoir la vie de tant d’hommes ? Une tour immense s’enfonçait en vrille dans les étoiles éclairée faiblement par l’éclat d’une lune jaunâtre lui donnant un air macabre. Nous arrimâmes finalement et le capitaine m’expliqua qu’il ne pouvait pas m’accompagner et que je devais finir le voyage seul. Je mis pied à terre avec difficulté et avançai inquiet vers la tour. Plus je m’en approchais plus je me sentais insignifiant face à son inquiétante démesure. Une porte de bois lourd me refusait l’entrée. Je compris enfin l’utilité de la clef que je portais autour du cou. La porte se referma derrière moi avec un « clic » et je pus constater qu’elle ne comportait pas de serrure intérieure. L’intérieur était éclairé seulement par un faible halo de lumière lunaire dévoilant un rez-de-chaussée blanc et vide à l’exception d’un escalier à double hélice menant vers les étages supérieurs. Un homme m’attendait devant ces marches, vêtu de la même toge que moi. Ses rides étaient transformées en crevasses gigantesques par la pénombre. Une longue barbe compensait un crâne dégarni. Le vieillard m’accueillit sans un mot mais me prit immédiatement dans ses bras. Je ne saurais dire pourquoi mais je trouvai ce contact chaleureux et rassurant, comme un ami retrouvé après de longues années d’absence. Je serrai fort cet inconnu si familier.
— Enfin te voilà, finit-il par dire.
Le son de ce langage que je pensais ne jamais entendre à nouveau me fit presque verser une larme.
— Où sommes-nous ? — Plus loin que tu ne puisses même l’imaginer mon ami. — Je suis mort ? Expliquez-moi ! Je n’y comprends rien ! On est où nom de Dieu ? Dites-le-moi ! — Très bien. Je vais te dire tout ce que je sais. Techniquement, oui, tu es mort. Tu as été renversé par une voiture. — Oui, je le sais ça ! Je suis au paradis ? En enfer ? Où je suis ? — En fait tu es mort un nombre incalculable de fois. À chaque fois tu t’es réincarné en un autre être de ton univers. À une autre époque, dans un autre corps, mais ton esprit était le même, même s’il ne s’en souvenait jamais. — Et pourquoi je ne suis pas encore réincarné cette fois-ci, en chèvre ou je ne sais quoi ? — Cette fois-ci c’est terminé. Tu as traversé toutes les vies possibles sur l’ensemble de ton univers. Ton esprit a terminé le voyage. Tu as été successivement tout le monde. Chaque homme, chaque femme, chaque enfant, chaque animal, chaque plante, chaque micro-organisme unicellulaire, chaque champignon. Tu as vécu toutes les vies de ton univers. Ce que tu viens de quitter était Ton Univers Personnel. — Je suis désolé, mais tout cela n’a aucun sens…
À ce moment, je me tus car tout ce que je traversais depuis plusieurs semaines ne semblait pas avoir plus de sens que ce que me racontait ce vieillard dans cette tour que je n’aurais jamais imaginée, même pas en rêve. C’est alors que me revint à l’esprit la sensation du jour de ma mort. Cette sensation si étrange de tout savoir sur tout le monde. Cette sensation… d’avoir été successivement chaque individu de cet univers. Il avait donc raison. Dans son regard je vis que le vieillard avait vu que je l’avais compris, et que je le croyais désormais.
— Si vous dites vrai, où sommes-nous ? — C’est assez difficile à expliquer, dit-il avec un sourire malicieux. Vois-tu, les univers ne se contentent pas de cohabiter paisiblement dans le vide. Non. Ils sont tous imbriqués les uns dans les autres en un inextricable et complexe agglomérat. Tu te situes actuellement dans l’univers englobant celui que tu viens de quitter, mon ami.
Il sortit alors des replis de sa toge un orbe noir émettant une lumière sombre et froide.
— Ce que tu vois ici est ton univers, déclara-t-il en me tendant l’objet.
Je pris la sphère dans les mains ; sa lueur était tellement familière…
— Qu’est-ce que je dois faire maintenant ? — Ta mission est de protéger ton univers. Tu es désormais le gardien de ton univers, fiston.
Le rire dans lequel se lança le vieil homme ne me rassura pas.
— Mais le protéger de quoi ? — Ça, c’est à toi de le découvrir. Et tu le découvriras bien assez tôt. — Combien de temps tout cela va-t-il durer ? — Je n’en ai aucune idée… Cela peut durer quelques heures, quelques mois, plusieurs millénaires… Qui sait ? — Mais je vais vivre où ? — Ici ! C’est très cossu, tu verras, on s’habitue vite ! Ah ! Et une dernière chose avant de partir.
Il me tend alors la machette à la lame transparente et effilée qu’il cachait sous son étoffe.
— Elle te sera utile, surtout dans le second escalier. — Qu’est-ce que vous voulez dire ? — Tu verras bien, gamin, tu verras bien. Maintenant il me faut la clef que tu portes autour du cou, dit-il en attrapant l’objet sans attendre mon feu vert.
En une fraction de seconde le vieillard avait déjà tourné les talons et commençait à grimper les marches quatre à quatre.
— Mais vous allez où vous ? — Si seulement je le savais…
Quelques secondes plus tard il avait disparu dans les hauteurs infinies de la tour. J’étais seul, désemparé, mon univers dans la main droite, une machette dans la main gauche, assis sur le sol de la tour.
-5-
Je passai ma première nuit dans la tour à dormir allongé sur la pierre blanche et froide du rez-de-chaussée, trop éreinté pour tenter l’escalade vers les étages supérieurs. Cette première nuit sur un sol fixe me fit un bien fou malgré l’inconfort du matériau. Première journée : je me décidai à commencer l’exploration de la tour, et montai dans les étages. Je passai alors par une succession de pièces richement aménagées dans des tons noirs et blancs. Une cuisine gigantesque remplie à ras bord de casseroles en cuivre de toutes tailles, de couteaux, de fourchettes, de poêles, mais également des ustensiles plus rares dont j’ignorais le nom comme l’utilité. Un fourneau énorme occupait la moitié du mur intérieur de la pièce. Le deuxième étage était une salle à manger composée d’une table circulaire faisant le tour de l’escalier central et était décorée de tentures blanches d’un goût subtil mais riche. Puis j’arrivai finalement à une chambre au lit gargantuesque pouvant contenir une vingtaine de personnes de mon gabarit. Je m’allongeai sur le matelas qui était tellement confortable que je m’endormis presque sur-le-champ. Depuis combien de temps n’avais-je pas dormi dans un lit digne de ce nom ? Je ne sais pas mais une chose est sûre : jamais je n’avais dormi dans une couche aussi accueillante et douillette. Les étages suivants étaient une longue succession de pièces se répétant encore et encore : salles de bains dignes des thermes romains, cuisines pantagruéliques, chambres à coucher, salles à manger, cuisines de nouveau, encore des salles de bains encore et encore… Jusqu’à ce que j’atteigne le sommet. L’escalier s’arrêtait sur une pièce complètement vide, à l’exception d’une porte verrouillée donnant vers l’extérieur. C’était donc là que le vieillard s’était échappé. Mais sans la clef, il m’était impossible de le suivre. Avec le zénith arriva une question essentielle : que manger ? En effet, tous les garde-manger des cuisines étaient désespérément vides. Je décidai tout de même de faire le voyage en sens inverse afin de vérifier chaque recoin en quête de nourriture. Arrivé au rez-de-chaussée, un constat inquiétant s’imposa à moi : cette tour n’abrite rien de comestible pour moi. Quand la faim commençait à s’installer dans mon estomac, mon cerveau me rappela les mots du vieil homme : « Elle te sera utile, surtout dans le second escalier. » La seconde hélice de l’escalier serait-elle différente de la première ? C’était impossible. Mais je ne suis plus chez moi, ici il me faudra jouer avec les règles inhérentes à ce nouvel univers. Je gravis donc la seconde hélice. Et l’incroyable se produisit : au lieu de me mener à la cuisine comme elle aurait dû le faire, cette seconde volée de marches menait ailleurs, dans une jungle sans limites, verdoyante et pleine de vie. Des centaines d’oiseaux multicolores voletaient entre les cimes des pins et des bambous. Je m’éloignai prudemment de l’escalier et mes pieds firent sur l’humus la rencontre de fourmis bleues et de termites. Cette forêt respirait la vie, des petits mammifères ressemblant à des ratons-laveurs aux yeux cerclés d’or vinrent me souhaiter la bienvenue… Je compris que c’était là que la machette allait devenir utile ; si je voulais survivre ici, j’allais devoir chasser ma nourriture, si mignonne qu’elle soit.
-6-
Cela fait plusieurs décennies maintenant que j’habite cette tour. Mes cheveux ont poussé, ma barbe également. Je me sens vieux. Ma mission était de protéger mon univers. Cela fait des années que je passe mes jours et mes nuits à fixer cette sphère assis dans une chambre – que j’ai faite mienne – en m’accordant une seule pause pour aller chercher dans l’autre hélice ce que je mangerai cru en compagnie du cristal. Comment aurais-je pu me douter que cet univers si infini était en réalité si étriqué ? Pire encore : comment aurais-je pu deviner que cet univers était habité par une seule et même personne : moi ? Depuis que je suis installé dans la tour, j’ai recouvré l’intégralité de ma mémoire. Chacune de mes existences passées est désormais gravée à jamais dans mon cerveau fatigué ; chaque détail, chaque son, chaque odeur, chaque sensation, même les plus infimes, sont désormais clairs en moi comme si je les vivais à l’instant même. Pendant ces décennies d’enfermement, j’ai eu tout le loisir d’explorer à ma guise toutes mes existences. J’ai été successivement tout le monde. Mon père. Ma mère. Ma sœur. Tous mes profs de lycée que j’ai détestés. Ceux que j’ai appréciés aussi. J’ai été tous les gamins de la cour de récréation. J’ai été le grand qui me volait mon goûter tous les après-midi. J’ai été chaque fille qui m’ait jamais rejeté ; chaque fille dont j’ai décliné l’invitation. J’ai été le policier qui m’a retiré des points pour excès de vitesse, deux fois. J’ai été le connard de la fourrière. J’ai été le médecin qui a sauvé ma mère, celui qui a échoué à sauver mon père. J’étais mon enfoiré de patron, chaque visage gris du métro. Le chien qui a pissé sur mon vélo. L’ivrogne qui m’a envoyé ici c’était moi. Mais j’étais aussi bien plus que cette minuscule bulle de mon entourage. L’adolescent qui va acheter son herbe chez le dealer du coin. Le dealer du coin. Le parrain de la drogue colombien. Les gardes du corps du parrain de la drogue, les femmes à sa disposition. Les parents de ces femmes qui n’ont pas eu les moyens de leur offrir une meilleure vie. Les parents que cet adolescent fuit avec ses joints quotidiens. Les parents de ces parents. Le bœuf qui a servi à faire la ceinture en cuir dont le grand-père se servait pour frapper son fils quand il avait bu. Le tanneur qui a réalisé cette ceinture. Les viticulteurs. Les amis que l’adolescent entraînera dans sa chute. La meilleure amie qui s’en ira loin dans la dépression. Les parents effondrés qui ne comprennent pas. Les policiers qui devront leur annoncer la nouvelle. Chaque politicien, chaque président, chaque dictateur, chaque enfant mort au combat, chaque fabricant d’armes, chaque lobby, chaque paysan mort d’une balle perdue. J’ai été les rouges et les bleus. Les blancs et les noirs. Les catholiques et les musulmans. Les juifs et les nazis. Les Gaulois et les Romains. Le lion et la gazelle. J’ai été chaque membre du troupeau que j’ai chassé pour nourrir ma tribu. J’ai été chaque icône que j’ai vénérée. Chaque artiste talentueux, chaque musicien, chaque poète qui m’ait inspiré. John Lennon, Syd Barrett, Jorge Luis Borges, H.P. Lovecraft, Mozart, Beethoven. Chaque grand homme. Nelson Mandela. Gandhi. Mais j’ai également été Pinochet, Hitler, Staline, Mussolini, Néron, Mao Zedong, Franco, Kim Jong-il, Caligula, Vlad l’Empaleur, Gengis Khan, Ivan le Terrible. En revivant tous ces événements, je ne pus que repenser aux millions de fois où je me suis fait du mal. Directement ou indirectement. Chaque acte que j’ai commis a toujours eu une répercussion négative sur une autre de mes existences. Je tournai et retournai à l’envi ces moments dans mon esprit. J’ai souvent fait l’effort mental de me placer dans la situation où je n’aurais pas commis un acte ou l’autre. À chaque fois, le malheur se frayait un chemin sur une de mes personnalités. J’ai compris que tout le monde ne pouvait pas être gagnant en même temps. Il doit toujours y avoir des perdants pour que le jeu vaille la peine d’être joué.
-7-
Dans la tour, le temps semblait figé, comme dans de l’ambre. Une routine s’était rapidement installée, chaque journée était exactement similaire à la précédente. Le soleil s’enfonçait doucement dans mes divagations métaphysiques. Je ne peux pas dire que je regrettais ma vie précédente, non… Qu’est-ce qui m’aurait manqué ? Mes amis ? Ma famille ? Ces gens étaient moi. J’avais déjà tout vécu, mon infinie existence était pleine de tous les instants et de toutes les situations imaginables. Je n’avais aucun regret. Aucun manque. Mais ce ressassement incessant, la somme de tout le mal que j’avais fait qui me défilait devant les yeux dès que je fermais les paupières, était en passe de me faire perdre l’esprit. Combien de temps devrais-je rester ici ? Combien de temps supporterais-je encore cette captivité ? Combien de temps avais-je encore devant moi avec toute ma raison ? Avais-je encore toute ma raison ? Ces questions me traversaient l’esprit en permanence.
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Combien de temps après mon arrivée arrivèrent les premiers symptômes ? Dix ans ? Cinquante ans ? Cent ans peut-être ? Aucune idée. La seule chose que je sais c’est qu’après un certain temps passé dans la tour commencèrent à me venir des visions ; comme des rêves que je faisais éveillé. Je me voyais déambuler dans les rues où j’avais grandi, et tout le monde me regardait fixement. Non pas comme un étranger ou comme un intrus mais comme un ami qu’on a déçu. C’était le même regard qu’une mère a pour son fils à quatre heures du matin lorsqu’il rentre alcoolisé d’une fête malgré sa promesse d’être de retour à minuit. Un regard d’inquiétude, de colère, et de déception mêlées. Toutes les personnes que j’ai aimées et que j’ai été me lançaient ce regard désapprobateur. J’étais encerclé, incapable de m’échapper, écrasé par la sensation d’être observé et jugé, écrasé par les remords. Et le cercle des connaissances se resserrait toujours sur moi dans un murmure continuel. Piétiné par mes proches ; enseveli sous la masse de mes amis, me comprimant, expulsant tout l’air de mes poumons ; incapable de reprendre ma respiration, j’étouffais, je sentais le sang me monter au visage, je sentais mon corps lâcher prise, avec toujours en tête le regard de mes parents, amis, collègues. Je reprenais toujours conscience roulé en boule sur la pierre blanche de la tour, les larmes chaudes dégoulinant sur mon visage. Ces moments commencèrent à prendre de plus en plus de place dans mon quotidien. C’est alors que je décidai de tenter ce à quoi je n’avais pas encore pensé : l’évasion. Mais cette idée ne demeura pas longtemps dans mon esprit tant elle était farfelue. En effet, la porte du rez-de-chaussée était fermée à clef et les ouvertures faisant office de fenêtres étaient bien trop étroites pour y glisser un homme de ma corpulence. Et même si cela était possible, il n’y avait aucun moyen, une fois hors du bâtiment, de rejoindre l’endroit d’où j’étais venu : j’étais seul, sur une île perdue au milieu des sables fous de cet univers. La fuite n’était définitivement pas une option envisageable. Je me dis alors que c’était ce ressassement du passé qui me faisait du mal. Fixer l’orbe contenant mon univers des journées entières n’était pas sain pour ma santé mentale. Le manque d’activité était certainement une des causes de mon dérèglement interne. Je décidai alors que la seule solution à mon problème était de m’occuper l’esprit avec autre chose que les hypothétiques modifications que j’aurais pu apporter à un passé de toutes façons immuable. Je quittai ma chambre, attrapai ma machette, et partis pour la jungle de l’autre hélice en laissant mon univers derrière moi. Durée du voyage : indéterminée.
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Mon épopée dura près de deux semaines. Deux semaines pendant lesquelles je traversai une végétation dense et verdoyante guidé seulement par le hasard, et mon semblant d’instinct. Je suivis mon chemin parmi les géants filiformes de la canopée, où les arbres semblaient mesurer cent mètres malgré leur diamètre minuscule, on aurait dit une forêt de cordes permettant aux animaux de grimper au ciel comme l’aurait fait Jack sur son haricot magique. J’y rencontrai des bêtes à huit bras, une sorte de croisement entre le singe, pour l’allure générale et les poils, et l’araignée pour le mode de déplacement et la posture. Leur multitude de membres leur permettait de se déplacer de tronc en tronc à une vitesse spectaculaire pour chasser les immenses fourmis, chenilles et insectes en tous genres qui peuplaient la canopée. Ils me surprirent les premières fois qu’ils fusèrent près de mon visage en lançant leur cri aigu. Puis je m’habituai à leur présence, et eux s’habituèrent à la mienne, à tel point que certains allèrent même jusqu’à m’accompagner lors de ma marche. Je traversai ensuite la mangrove où les troncs filiformes fusionnaient pour former des arbres plus massifs, s’entremêlant en inextricables nœuds sur le sol vaseux. Ces racines semblaient se mouvoir d’elles-mêmes faisant ressembler les arbres à d’immenses poulpes végétaux entrelacés. Je longeai la berge, en compagnie des tortues marines, avec leurs carapaces porteuses de champignons plus larges qu’elles, et des crustacés à tentacules, versions miniatures de la bête gigantesque qui avait manqué de causer notre naufrage lors de mon éprouvante traversée des sables. Je me nourrissais de fruits et de baies glanées çà et là – mes préférés étaient des petits fruits toriques rouges, au goût de cacao – et d’animaux que je chassais avec ma machette. Je dormais à même l’humus, mais jamais je ne ressentis la moindre fatigue physique. Au contraire, je trouvais que ce voyage m’avait permis de me ressourcer et de m’aérer l’esprit, à tel point que je n’hallucinais plus… Jusqu’à ce jour où, en me penchant pour ramasser des baies dans un buisson je vis des yeux. Une paire, puis deux, puis trois. Les yeux apparaissaient dans l’arbuste à mesure que je le regardais. Des centaines d’yeux qui me fixaient. Je reculai, lentement. Puis un visage se détacha du buisson. Un visage brun, couvert de boue. Et le personnage se leva et avança vers moi. J’étais terrifié. L’homme n’était pas particulièrement petit mais la courbure étrange de sa colonne vertébrale amenait son visage au niveau de mon sternum. Il était couvert d’une couche d’un centimètre de boue séchée sur la moindre parcelle de son corps nu, à l’exception de ses yeux sombres. L’homme leva les yeux vers moi et me tendit sa main. C’est alors que j’allais lentement à la rencontre de ce personnage que j’aperçus les centaines de visages se détacher des feuillages et venir à ma rencontre. Ils étaient au moins cent. Voire deux cents. J’avais face à moi deux cents personnages bruns et courbés qui me regardaient de leurs yeux blancs à travers leurs longs cheveux emmêlés en paquets boueux. Il y avait autant de femmes que d’hommes dans cette bande. Le premier à s’être levé, que je considérai alors comme leur chef, s’adressa à moi dans un dialecte inconnu, mais néanmoins différent de celui parlé par les marins et les villageois de ce monde. Ne sachant que faire d’eux, j’esquissai mon retour vers la partie de la tour que je connaissais le mieux ; les personnages fangeux semblaient alors me suivre. C’est alors que je compris. Je savais qu’ils ne me feraient aucun mal. Ce n’était pas à moi qu’ils en voulaient. C’était mon univers qu’ils désiraient. Ils n’attendaient que ça ! Que je retourne tranquillement vers ma tanière. Ils m’y suivraient, et alors que je reprendrais possession de l’artefact, ils m’assassineraient et me déroberaient mon dû. Je le savais. Cela sautait aux yeux. Je le lisais dans leur regard. La soif, la soif de pouvoir. Que pouvais-je faire ? Eh bien tout d’abord, j’avais un coup d’avance sur eux ; j’étais au fait de leur projet mais ils ne savaient rien de mes informations. Cet élément de surprise ne pouvait que jouer en ma faveur, malgré mon évidente infériorité numérique. La main crispée sur ma machette, j’attends dans la tension le moment propice. L’instant qui suivit me sembla s’étirer à l’infini alors qu’il ne dura en réalité que quelques secondes. À peine le temps d’apercevoir le chef fermer les yeux, je sortis la machette dans un éclair blanc métallique. Ce qui suivit fut d’une violence dont je ne me serais jamais cru capable. La machette atteignit le chef en plein milieu de la poitrine, lui barrant le torse d’une plaie béante horizontale. Le sang écarlate me gicla sur le visage, je l’étalai plus que je ne l’essuyai d’un revers de la manche. La vague de panique submergea alors l’assemblée. Les cris résonnèrent dans la jungle. Certains fuirent en courant du plus vite qu’ils le pouvaient, d’autres tentèrent de m’attaquer, mais ils rencontraient bien vite le tranchant de ma lame. Le reste ne fut que membres sectionnés et sang versé. Trois minutes après la première attaque, le calme régnait de nouveau dans la jungle. À mes pieds baignant dans une mare d’hémoglobine gisait une pile informe de cadavres éventrés, de tripes dégoulinantes et de membres séparés de leurs troncs d’origine.
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Qu’avais-je fait ? Pourquoi avais-je ôté la vie de ces gens, ces êtres humains ? Qu’est-ce qui avait bien pu me faire croire qu’ils pouvaient être attirés par cette sphère maudite qu’est mon univers ? Qu’étais-je donc devenu ? Un meurtrier ? Un assassin ? Quelqu’un de dangereux de toute évidence. La vision du mal que j’ai engendré durant mes nombreuses vies m’a peut-être rendu fou, mais elle ne m’a certainement rien appris. Quel être abject suis-je ? En fixant d’un regard vide l’orbe qui m’avait plongé dans la démence, je me demandai combien de temps je devrais encore subir cette torture avant de pouvoir suivre les traces de mon prédécesseur.
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12 ans, 4 mois, et 24 jours à ressasser encore et encore les événements de la clairière. 4 529 jours à revoir ces corps sans vie à chaque fois que je fermais les yeux. Pas une seule de ces 391 305 600 secondes ne passa sans que mon esprit ne me rappelle ma folie. Jusqu’à ce jour où j’entendis le cliquetis du mécanisme de la serrure. À l’entente de ce son, je descendis immédiatement les marches quatre par quatre. En arrivant en bas, je la vis. Elle était resplendissante, avec ses yeux verts qui contrastaient avec son teint hâlé et ses cheveux bruns qui descendaient jusqu’au milieu de son dos. C’est alors que je réalisai dans quel état lamentable je devais être avec ma barbe blanche broussailleuse et ma toge qui n’avait plus la blancheur de la sienne. Elle esquissa tout de même un sourire lumineux lorsque je la saluai dans la langue qui nous était commune. Je ne pus m’empêcher de prendre ma sauveuse dans les bras. Cette étreinte était ma manière silencieuse de la remercier de m’avoir délivré de mes prisons physique et mentale. C’est seulement ce jour que je compris pourquoi le vieillard m’avait accueilli aussi chaudement lors de mon arrivée. Je lui expliquai brièvement quelle était sa mission tant j’étais pressé de m’échapper. Je lui demandai ensuite la clef, et me dirigeai vers le plus haut étage de la tour, vers cette porte close qui m’avait nargué pendant ces années d’enfermement. Le dernier étage. La pièce vide. Seule une solide porte de bois donnant vers l’extérieur venait rompre la vacuité de la pièce. Mes mains tremblaient alors que j’enfonçais la clef dans la serrure. Un quart de tour et la porte s’ouvrit sur un nouvel escalier. Un nouveau colimaçon, baigné d’une lumière blanche aveuglante. Je montai les escaliers en courant, les yeux plissés pour les protéger de la lumière, mais la spirale semblait infinie, et je ne pouvais pas regarder ma destination sans risquer de me brûler les rétines. Et je tournai à l’infini sur l’hélice perforant les cieux, et alors que je montais, la même sensation étrange que celle du jour de ma mort s’empara de moi. Je réalisai que je connaissais aussi bien que moi-même chaque individu de cette planète lointaine. J’avais été les villageois, les crieurs de la place du marché, chaque visage de la foule dense. J’avais été les matelots passés par-dessus bord, et ceux qui ont voté leur mort. J’avais été chaque animal chassé, chaque baie cueillie. J’avais été les hommes de boue massacrés, et leurs familles qui vivraient dans la peine. J’avais été l’ancien gardien. J’étais la nouvelle gardienne. J’étais cet univers tout entier.
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Je me réveille avec la sirène stridente d’un véhicule de police se détachant du vacarme de la ville. J’ouvre les yeux sur une nuit lumineuse. Lampadaires, phares de voitures, et enseignes à néon ont remplacé la Lune et les étoiles. Je décolle mon visage du bitume tiède et me mets en marche, zigzaguant entre les gratte-ciel de verre et d’acier. Un homme m’accoste, et me traîne sans dire un mot vers un bar ; « Le centre de l’univers » indique l’enseigne jaune clignotante. Je le suis, n’ayant pas la force de protester. La porte s’ouvre, aucune bille ne traîne sur les tables de billard, les tabourets sont retournés sur les tables. Le bar est vide, à l’exception d’un homme seul, buvant un verre au comptoir, éclairé faiblement par la lueur du néon trônant au-dessus du miroir lui faisant face. Ses longs cheveux blancs masquent son visage, mais cela ne m’empêche pas de le reconnaître. Je retourne un siège et m’installe à côté de lui en silence.
— Alors toi aussi ? Toi aussi cette mission t’a rendu fou ? — Oui, réponds-je simplement. — Dans ce cas j’ai une mauvaise nouvelle pour toi.
Il fait alors rouler vers moi une sphère noire émettant une étrange lueur, et se dirige lentement vers la sortie.
— À bientôt, me lâche-t-il en franchissant le seuil.
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