La rue assourdissante autour de moi hurlait. Je quittais avec un mélange de regret et d'admiration le musée archéologique, dont les magnifiques statues, avec leurs drapés de marbre noir, avaient heurté en moi quelque chose de profond, peut-être une âme de poète que je ne me connaissais pas. – Croyez-moi, cher lecteur, avant ce jour fatidique, je n'étais qu'un pauvre hère, sans aucune expérience du voyage, ni de la démesure des villes. Je n'accordais pas d'importance à ce qui est précieux, à l'art, la lumière, et encore moins à la beauté. Ma visite fut un pur hasard, et n'était pas guidée par une quelconque envie personnelle. – Je descendis donc l'escalier du hall d'entrée, et marche après marche, songeant encore aux bas-reliefs qui me semblaient déjà si lointains, je fus pris dans le brouhaha chaotique de la modernité. Les voitures klaxonnaient, les motos filaient et pétaradaient vers un horizon déjà pollué de bruits, les trottoirs noirs de monde n'étaient qu'échos de discussions, que piétinements, que cris. C'est alors que je la vis. Au milieu de toute cette foule rassemblée, blanche, fine, élancée, une femme passa, et il me sembla que je fus le seul à la voir. Non, il me sembla que son mouvement faisait partie de ce genre de spectacle qui ne se manifestait qu'une fois dans une vie. Que j'étais le seul être humain sur terre à avoir pu effleurer du regard sa gracieuse silhouette de statue, gravée dans le marbre de la mobilité. La beauté de ses traits rivalisait avec la décrépitude des murs dans une harmonie proche de zéro. Son visage pâle semblait sans âge, et ses cheveux tombaient en une cascade de jais sur ses frêles épaules. Mais déjà elle se dérobait à mon regard. Elle s'éloigna en laissant derrière elle un parfum léger et frais, qui heurta mes sens comme l'aurait fait le doux air marin. Je ne pouvais voir que son dos, qui déjà semblait se perdre dans la rue pleine. Je ne sus jamais ce qui me prit de la suivre, peut-être ne savais-je pas moi-même ce que j'attendais de cette ville inconnue. Son apparition soudaine guidait une témérité que je ne soupçonnais pas en moi-même. Je vivais cet instant comme une véritable renaissance de mon être. Soudainement donc, je lui emboîtai le pas, assez rapidement pour ne pas me laisser distancer, mais en restant toujours à quelques mètres derrière elle, afin de ne pas me faire remarquer. Plus je la suivais, plus je savais que je me perdais dans la ville, et plus je ressentais en moi le désir d'en découvrir encore plus. Je retenais le nom des rues, et peu à peu les murs gris prirent des teintes d'or vif et d'ocre rouge, typiques des villes italiennes. Elle – je ne saurais la nommer autrement – me fit descendre la via Santa Maria di Costantinopoli, dont j'appris bien plus tard que le nom avait pour origine une apparition de la Sainte Vierge, considérée comme une figure protectrice à Naples. Je remarquais que les rues étaient construites d'une drôle de façon ; étroites, parfois sombres, elles finissaient toujours par déboucher sur une immense place, toujours agrémentée d'édifices, datant tous, ou presque, du début XIX e. Je m'aperçus un peu tard qu'elle s'était arrêtée – peut-être savait-elle que je la suivais et voulait vérifier que j'étais toujours là – mais je me retournai, faisant croire que je partais dans une autre direction. Du coin de l’œil, je la vis reprendre sa marche, passer sous une grande arche sombre surplombée d'une statue, et s'engouffrer dans une rue que je ne connaissais pas. La rattrapant de justesse, je lus « Porta d'Alba » avant de pénétrer à mon tour dans la ruelle sombre. À l'intérieur, sa robe pure n'en semblait que plus blanche encore, et paraissait se refléter sur les murs noirs. Quelques graffitis sur les façades, çà et là de vieux livres, des antiquaires tenaient lieu de décor. Elle s'approcha d'un étalage et fit ce que n'importe qui aurait voulu faire, Elle prit un des ouvrages exposés, s'assit et commença à le lire. Comme cette première heure de marche m'avait fatigué, j'entrai dans une des librairies et, observant les étagères, saisis un livre de poèmes. Je l'ouvris au hasard, ayant l'intention de le feuilleter seulement. Je lus :
« Io sono una forza del Passato. Solo nella tradizione è il mio amore. Vengo dai ruderi, dalle chiese, dalle pale d’altare, dai borghi abbandonati sugli Appennini o le Prealpi, dove sono vissuti i fratelli. » *
J'arrêtai ma lecture, pris un autre livre :
« Mentre che ‘l cor da gli amorosi vermi fu consumato e ‘n fiamma amorosa arse, di vaga fera le vestigia sparse cercai per poggi solitarï et hermi; et ebbi ardir, cantando, di dolermi d’Amor, di lei, che sì dura m’apparse; ma l’ingegno e le rime erano scarsemais in quella etate a i pensier novi e ‘nfermi. » **
Mais ma lecture fut distraite par le mouvement soudain de la femme que je suivais qui, ayant fini sa lecture, se levait et reposait l'objet avec légèreté sur l'étalage. Pour ma part, voulant garder un souvenir de ce passage furtif dans cette rue des arts, je payai les deux recueils puis sortis. Elle m'entraîna vers une autre arche, qui cette fois fermait le passage des antiquaires. Arrivé sur une autre place, je contournai une immense statue de Dante Alighieri en me rappelant un passage de l'Enfer…
« Et toi tu t'en tires en laissant en arrière Ceux à côté desquels ta vie aura coulé, C'est là le premier coup qui frappe l'exilé Tu verras, loin de Florence et des nôtres Qu'il est dur de monter par l'escalier des autres, Et comme est amer le pain de l'étranger. »
Je me sentais à mille lieues de l'exilé de Dante. J'avais la sensation, si ce n'est la certitude, d'être exactement là où je devais être, perdu dans la ville mais plus si égaré. Je descendis à la suite de mon étrange guide la rue de Tolède, riche pour ses boutiques et étalages foisonnants. Celle que je suivais sembla hésiter un instant, interrompant sa marche, puis s’engagea alors dans une sombre rue perpendiculaire. Sa marche se fit plus rapide. Ses cheveux étaient à présent si longs qu’ils se fondaient dans les pavés noirs. Sa main effleura un rectangle de tissus jaune et rouge. Elle avançait dans un labyrinthe mystérieux, peuplé de bruits de klaxons, d’odeurs disparates ; elle avançait et son pas s’assouplissait, entraînant, aérien, dansant, comme si elle marchait d’un seul souffle inépuisable. Elle se glissa entre les voitures et les motos qui passaient à toute allure, son corps enveloppé par l’ombre des recoins, puis dessiné délicatement devant les tags colorés. Je ne savais plus où nous étions, je la suivais, happé par son rythme. Les draps sur les balcons lui faisaient un vêtement, les odeurs du pavé mouillé un parfum, et elle se laissait coiffer aux branches sauvages des magnolias. Sa silhouette séduisait les rares percées de soleil entre les façades ocre. Sa main hâlée survolait les voitures brûlées, les carrés de papier collés sur les murs annonçant des messes et des veillées. Elle courait, volait, mue par une énergie intense, puissante, colorée qui venait du lieu lui-même. Je croyais avoir devant moi un feu follet ou une averse, un élément libre, un élan irrésistible, éternel, profondément vivant. Mais alors qu’elle s’engageait dans une nouvelle ruelle son ardeur se brisa soudainement et elle se figea devant la statuette d’une Vierge, entourée de bougies éteintes. Moi, je l’avais suivie avec peine, en admiration devant sa fulgurance. Son immobilité m’éblouit. À ses pieds nus gisaient des bouteilles et des bidons de plastique abandonnés. Son corps palpitait encore mais s’apaisait doucement devant le visage d’albâtre pétrifié. Je ne pouvais ni parler, ni bouger, stupéfié à mon tour devant la poésie toute nue qui l’avait déposée là, de dos, fragile et plus forte que les murs incapables de l’enfermer. Elle avait, j’en suis certain, joint ses mains devant elle. La lumière qui perçait au-dessus des hautes maisons éclairait simplement ses épaules élancées. Dans sa folie elle avait déchiré sa robe. Son jupon rouge révélé par la brise dévoilait ses chevilles. Elle releva ses cheveux pour les faire passer devant elle en cascade brûlante sur son épaule et je vis apparaître sa nuque brune, la cambrure de son dos. J’entendais encore son souffle, sa poitrine haletait. Sa beauté avait changé, je contemplais à présent la poésie des Libres, de ceux qui n’ont que leurs pieds pour danser et courir, leurs mains pour voler, que leur voix à porter aux étoiles. Un chant montait de ses lèvres, l’enveloppait comme une aura mystique. Elle chantait dans une langue étrangère. Les sons tristes tiraient des larmes de pierre à la Vierge muette. Toutes les rues sinueuses, toutes les boutiques bruyantes reprenaient leur souffle. Le microcosme de l’ombre l’écoutait. Elle était chez elle. Au-dessus d’elle, joignant les maisons, les balcons entre eux, des guirlandes de toutes les couleurs que je remarquai pour la première fois se balançaient sur sa mélopée. Même sans en comprendre le langage, je sus que son chant lançait aux murs une prière, humble supplique, digne sanglot. Une prière pour la mère qui étend les draps tout en profitant du soleil rare de l’après-midi, venu se poser sur le balcon comme un oiseau familier. Une prière pour le père qui essuie ses mains sur le grand tablier blanc, la tête en sueur devant le four à pain qui crache une chaleur parfumée à la méridionale. Une prière pour le fils et sa voiture brûlée, le fils qui attend que son tour vienne et qui se demande parfois comment sortir du labyrinthe des ruelles vrombissantes. Une prière pour le grand-père, prémices de la messe qu’on donnera pour lui demain devant sa photo et son regard qui a vu trop de choses et pourtant toujours les mêmes murs vieillissants. J’apprenais dans son chant cette splendeur éphémère, cette beauté sociale, éclatante comme la vérité des vies qui avaient vécu et vivaient là, dans la faune miséreuse et chatoyante. Elle repartit, le pas alourdi comme si elle portait à présent tout cet honneur désespéré et tout ce que les façades comptent de murmures plaintifs. La rue qu’elle prit débouchait sur une place de marché. La foule criait joyeusement. L’air sentait la mer au milieu des étals chargés de la pêche du jour. Les poissonniers joviaux animaient la scène de leurs cris. Une fontaine orgueilleuse fredonnait. Elle ne sembla pas prêter attention à ce spectacle pittoresque. Il n’était plus le temps du tableau. Son corps si vif, si parfaitement réglé sur l’énergie des lieux et du temps, s’était tu. Elle quitta la place pour une rue adjacente, la démarche résignée, non sans avoir libéré une kyrielle d’oiseaux colorés dans le dos de leur propriétaire affairé. La rue montait encore, jusqu’au ciel bleu, puis il y eut une autre rue, et encore une autre qui tournaient, des rues larges et des ruelles, des torrents de voitures, des allées piétonnes. Toutes avaient les nuages pour horizon. Le soleil à présent éclairait ma guide entièrement. Moins essoufflée que durant sa course, elle s’imprégnait des rayons qui baignaient sa peau ambrée. Enfin nous arrivâmes sur une route plate. La mer nous tendait les bras, le Vésuve au loin nous toisait toujours de haut, mais la baie entière s’offrait à nous de tout son azur. Après les pavés noirs et les rues sombres, la clarté marine m’éblouissait, mais je fus incapable de détourner mon regard de l’immensité. Elle contemplait le paysage devant moi, sa silhouette droite et fière découpée dans le drap bleu de la mer, du ciel du début d’été. L’azur se reflétait sur sa peau, sur ses cheveux, et coulait le long de sa robe. En dessous de nous, les maisons formaient une autre mer, chamarrée, désorganisée, éventrée par les artères principales, mais vivante, mouvante. Je caressai Naples du regard, soulagé d’avoir échappé à son chaos et de pouvoir en percevoir la beauté absolue. Des voitures passaient encore mais il faisait plus calme. Se poser au sommet du monde, et ouvrir les yeux, simplement. Nuages se lançant à l’assaut du bleu nuisant à leur pâleur. Montages immobiles d’herbes mouvantes. Toits en pente miroitants. Je m’ouvrais au paysage, lorsque j'aperçus mon inconnue derrière moi, qui reprenait sa marche. Elle montait à présent un escalier de pierres blanches. Décidé à la suivre jusqu’à mon dernier souffle, je m’élançai à sa suite. Il me semblait que l’ascension ne finirait jamais. Les voitures, le bruit, avaient disparu. La végétation nous entourait, frissonnante. Le silence comme une bulle sacrée autour de nous. J’hallucinais sous la chaleur. Je croyais tantôt suivre un ange sans visage, tantôt vouloir rattraper une femme échappée d’un songe. Dans ce monde étrange, il n’existait plus que la certitude que mon chemin était son chemin, que tout, le vent, les oliviers, les palmiers, les citronniers, les glycines, les vastes pierres liliales, l’improbable et parfumé silence amalfitain, me poussait vers elle qui s’éloignait toujours, la tête dans les nuages, dans un autre temps, à des années-lumière du mien, insignifiant, temps de tous les jours face au temps d’une larme incompréhensible tombée puis piétinée, et puis non, faire l’effort, avancer. Enfin, le sommet. D’autres gens étaient là, les yeux fixés sur l’ailleurs. Un château nous surplombait, mais cette fois le Vésuve ne nous toisait plus, et nous pouvions le regarder comme une connaissance, un semblable qui, comme nous, avait sur la ville ce point de vue incroyable. Naples s’étendait à perte de vue, entre les montagnes, grimpant même sur leurs flancs, en dédales de maisons blanches aux toits de tuiles. Elle s’offrait à nous, éclatante, vibrante. Je restai en retrait, derrière mon éclaireuse accoudée au muret. Son cœur battait au rythme du vent et des pulsations imperceptibles de Naples tout entière. Je n’ai jamais vu aussi loin, je n’ai jamais vu aussi grand. C’était voir la puissance, la dignité, l’audace de la ville, son identité profonde, sublime, et en même temps prendre conscience de tout ce qui la composait, de chaque maison, de chaque rue, de chaque passant. En face, railleur devant mon émerveillement, le Vésuve fumait paisiblement. On ne voyait pas la mer, simplement la ville en robe blanche, en robe bleue et ocre, la ville réseau de différences, désordre harmonieux. Je comprenais enfin à quoi rimaient tous ces cris, ces klaxons, cette nuisance. Le tumulte et la discordance sculptaient la ville à une échelle plus grande, celle du volcan peut-être, réalisant une œuvre folle, insolente, ineffable. Les mains de mon inconnue tremblaient légèrement sur la pierre. J’admirais en même temps que la ville sa grandeur, sa sublime solitude, son aura majestueuse, le lent balancement de son corps altier. Elle s’accordait à Naples, comme si elle avait été elle-même une maison, une rue, un volcan, une montagne. Mais une fois de plus, elle finit par se détourner, et reprendre sa route. Nous descendîmes comme Roméo dut descendre par la fine treille de lierre du balcon divin de Juliette, essayant de ne pas oublier, de ne pas ternir déjà l’expérience vécue par les expériences que nous allions vivre, par tout ce qui allait continuer, faire du moment hors du temps un moment de plus, passé et déjà absent. Je descendais sans goûter cette fois au paysage, les yeux perdus sur la silhouette devant moi qui s’enfonçait à nouveau dans la ville. Le regard fixé sur son dos, ses épaules, ses pieds, je rappelais par elle à mon esprit le panorama admiré depuis le sommet, pour en retenir la vision sensuelle et la grâce onirique qu’elle avait éveillées. Je finis par sortir de ma rêverie. Je levai les yeux sur le décor qui nous entourait, et voilà que nous nous dirigions déjà vers le port. Le vent de la mer me frappa de plein fouet et me fit plisser les yeux. Elle, ne sembla pas perturbée par les bourrasques incessantes, elle ne vacillait pas et allait droit devant elle. Elle marchait mais donnait l’impression de flotter, comme si elle effleurait le sol, sans un bruit. Je pris soudain conscience du poids de mon être, de la lourdeur et de la maladresse de mon corps. J’aurais aimé être aussi léger qu’elle, me défaire de toute chose ; mais je ne pouvais que suivre son sillon, marcher dans ses pas. Malgré le vent, la baie de Naples, baignée par le soleil, m’apparaissait sous son plus beau jour. Les couleurs chaudes et criantes des maisons se mariaient avec le bleu qui les surplombait dans un tableau étonnant et pourtant si saisissant. Le bord de mer était désert, à l’exception des mouettes qui se reposaient au sol. Ce fut comme si cet instant n’appartenait qu’à nous, je savais être le témoin de quelque chose d’unique mais je ne pouvais expliquer de quoi il s’agissait, je ne pouvais encore comprendre de là où j’étais. Elle passa parmi les oiseaux qui ne s’envolèrent pas ; je restai stupéfait devant la grâce de ses jambes et l’adresse avec laquelle elle évitait chaque oiseau. Je pensai alors à chercher du regard d’autres personnes autour de nous pour m’assurer que je ne rêvais pas et que d’autres la voyaient tout comme moi. Mais je ne pus me résoudre à la quitter du regard et décidai de profiter de ce privilège qui m’était accordé. Elle s’avança jusqu’au bord de la jetée, comme la dernière étape d’un long voyage. Sa chevelure dansait au gré de la brise marine. Je gardai mes distances et observai ce spectacle qui m’apparaissait comme un mirage. Ballet flottant de mèches brunes et d’odeurs divines. Je ne voulais pas m’approcher, au risque qu’elle ne s’évapore. Était-elle seulement réelle ? Ma main traverserait-elle son corps si je tentais de la toucher ? Toucher une inconnue ; cela semblait insensé, même pour le jeune homme que j’étais alors. Il émanait d’elle une puissante présence, une aura qui m'intimidait et aurait forcé n’importe qui au respect, sinon à l’admiration. Ainsi je restai assez loin d’elle et contemplai son corps, ligne tranchante sur le bleu de la mer. Elle s’arrêta, les bras le long du corps, la tête haute, parfaitement immobile, éternelle. Qu’attendait-elle ? Soudain elle fit un pas de plus, elle était dangereusement près du vide à présent. Je n’y tins plus et m’approchai d’elle, plus près que je ne l’avais jamais été. Je craignais tant de l’effrayer, de la faire fuir comme un oiseau qui s’envolerait au moindre mouvement. Elle n’avait pourtant pas l’allure d’un petit animal craintif, elle imposait de sa posture majestueuse, elle se tenait droite et forte comme si l’étendue d’eau en face d’elle et le monde entier lui appartenaient. Je m’avançai donc à sa rencontre, les mains tremblantes, le cœur battant. Les battements d’ailes des oiseaux retentissaient dans l’air. Enfin auprès d’elle ce fut presque instinctivement que ma main alla se poser sur son épaule dénudée. Cependant, avant même que ma paume n’eût touché sa peau, elle fit volte-face. Et soudain tout prit fin, puis tout recommença à nouveau. Dans cet instant hors du temps, elle ancra son regard dans le mien et alors je ne sentis plus ce poids qui m’oppressait plus tôt. Il me semblait que j’étais avec elle, à jamais. Ces yeux qui m’avaient hypnotisé me transcendaient à présent. Je voulus tout dire à la fois, lui dire qu’elle était la plus belle créature qu’il m’ait été donné de voir à ce jour, qu’un je-ne-sais-quoi m’avait poussé à la suivre dans tout Naples jusqu’au port et qu’à présent je ne voulais la quitter pour rien au monde. Mais pas un bruit ne sortit de ma bouche. Il y avait le silence et peut-être tout un monde entre elle et moi. Elle plongea. Si vite que j’eus à peine le temps de tendre le bras dans un geste désespéré. Alors que je me penchais précipitamment par-dessus le pont je m’aperçus qu’elle n’avait pas coulé. Elle avait les bras étendus, elle flottait, elle souriait. Son expression apaisée m’ôta de toute crainte. Elle ouvrit les yeux, me regarda une dernière fois et elle disparut. Elle est retournée à la mer italienne comme si elle lui avait toujours appartenu. Quant à moi je compris. Elle n’était pas qu’une beauté fugitive, pas qu’une femme de la ville, pas qu’une enfant des rues. Elle était la vague se cassant sur les rochers, les cris d’enfants retentissant sur les pavés, les voitures effrénées traçant la voie, les imposants monuments se sentant à l'étroit, le passé qui revenait par échos, la brise qui caressait ma peau, le marcheur de bord de mer qui appréciait le silence, l’air italien qui entraînait les âmes le temps d’une danse, les badauds perdus parmi les hauteurs, les balcons où règnent les fleurs, l’effrayant protecteur dominant la baie, les mâts des bateaux s’entrechoquant sur le quai, les jeunes amoureux pleins de promesses, les mendiants et leur apparente détresse, les églises et autels qui appelaient à la foi, les perdus, les égarés qui tentaient d’imposer leur loi, cet air rempli de ferveur et de passion, les marchands héritiers de tradition, l’ombre d’une misère à peine cachée, les traits colorés des murs abîmés, les livres et les musiciens se partageant une petite avenue, l’histoire qui marquait nos pas à chaque coin de rue.
Elle était Naples.
_________________________________________________________ * Extrait de Poesia in forma di rosa, recueil de Pasolini ** Extrait du sonnet 304 de Pétrarque dans le Canzoniere
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