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Sentimental/Romanesque
cyclo : Gigi
 Publié le 12/05/08  -  5 commentaires  -  27629 caractères  -  10 lectures    Autres textes du même auteur

Deux jumeaux s'aimaient d'amour tendre. Quand une jeune donzelle survint...


Gigi


Comme tous les vendredis matins, je rends visite à Gigi. Je les appelle comme ça, parce que leurs initiales sont J, ce qui fait J J ou Gigi. Lui, c’est Jérôme, elle, c’est Juliette.

Jérôme a quatre-vingt-neuf ans. C’est encore un bel homme, grand, très droit, qui fait son heure de marche d’un bon pas chaque jour : « Il faut sentir son cœur battre », dit-il, et qui a toute sa tête, une mémoire phénoménale.

Juliette, de deux ans plus jeune, est toute petite, elle s’est un peu recourbée. Avec son petit chignon gris, elle retrousse ses cheveux, elle a un regard malicieux, mais qui malheureusement par moment s’éteint. Elle a un début de maladie d’Alzheimer, c’est un coup dur pour tous les deux.

Quand j’ai sonné, j’ai aperçu la silhouette de Jérôme derrière la porte-fenêtre. Il m’attend, c’est mon heure, 9 h 30. Je n’ai pas manqué une seule fois depuis trois ans que je les connais. C’est le rendez-vous attendu. Nous nous sommes apprivoisés, comme il est écrit dans Le Petit Prince. Quand il m’arrive de prendre une semaine d’absence, je me débrouille pour partir le vendredi après-midi et rentrer le jeudi soir. Comme ça, je ne les déçois pas.

Et à quel point c’était important pour eux, je m’en suis bien aperçu la seule fois où je suis arrivé en retard. Ce jour-là, je m’étais levé du mauvais pied, j’étais d’humeur grincheuse, il pleuvait des hallebardes, j’ai voulu prendre le bus, mais ce sagouin m’a filé sous le nez, et j’ai dû attendre le suivant. À cette époque, je n’avais pas le téléphone portable et n’avais pas pu les prévenir. Ils étaient tout retournés, les pauvres, croyaient déjà que je ne viendrais plus ou qu’il m’était arrivé un accident. Depuis, je fais très attention à être à l’heure.

C’est qu’ils sont seuls, et qu’en dehors de leurs courses, et du hasard des promenades, ils ne voient personne. Comme me dit Jérôme, « quand un homme atteint mon âge, tous ses camarades sont morts, il ne connaît plus personne ». Et qui songe à adresser la parole à des personnes très âgées et surtout à les fréquenter ? Jusqu’à présent, ils se sentaient assez valides pour faire leur petit ménage - il n’y a que trois pièces, et de fait ils n’en occupent réellement que deux - et leur cuisine sans faire appel à l’aide sociale.

Je n’ai pas eu à frapper à la porte, Jérôme est sur le seuil. Il me tend la main, que je serre chaleureusement.


- Entre. Tu n’as pas vu Juliette ?

- Non, pourquoi ? Elle est sortie ?

- Oui, elle a voulu à toute force acheter le pain et un petit gâteau à partager avec toi.


Je ne dis rien. Je sais que ça l’inquiète, il a peur qu’elle se soit perdue, ne retrouve pas le chemin. C’est déjà arrivé il y a quinze jours. Il m’avait demandé de l’accompagner dans sa promenade pendant la sieste de Juliette et raconté :


- Tu sais, c’est terrible. Peu à peu, elle perd ses repères. Hier, j’attendais qu’elle revienne de la poissonnerie, ça faisait une heure qu’elle était partie. Elle a toujours sa clé dans son sac à main, alors je savais que si elle revenait, elle pourrait rentrer, et je suis parti à sa rencontre. J’arrive à la poissonnerie, bien. On me connaît. Je demande quand elle est passée. Ils ne l’avaient pas vue ! Tu te rends compte, petit ?


Il m’appelle affectueusement comme ça, faut dire que j’ai à peine soixante-cinq ans !


- Elle errait je ne sais où. Je suis rentré. Toujours personne. J’ai téléphoné à la police, j’ai décrit son signalement, le blouson bleu marine qu’elle avait mis, son pantalon noir, ils m’ont dit qu’ils allaient voir. Finalement, j’ai commencé à préparer le repas, mis le couvert. Midi, elle n’était toujours pas revenue. J’ai pleuré. Tu t’imagines, une grande carcasse comme moi, se mettre à pleurer… C’est à 3 heures de l’après-midi qu’ils me l’ont ramenée. Elle s’était assise sur un banc, près de Sainte-Radegonde, et attendait. Elle n’a pas fait de difficulté avec les agents. Elle ne retrouvait pas le chemin et avait oublié pourquoi elle était sortie.


Depuis il est inquiet. Je tente de le rassurer :


- Elle va revenir, t’inquiète pas ! La boulangerie est si proche. Mais qu’est-ce que tu as sur la table ?


J’avise un carton plein de paquets de lettres et de cartes postales, de photos aussi, entourées de ficelles, et des photos en vrac sur la table. Il lève les yeux vers moi.


- Tu vois, petit, je crois qu’on va pas pouvoir rester ici très longtemps. J’ai déjà fait une demande pour une place en maison de retraite il y a deux ans. Tiens, regarde cette lettre, on me dit qu’il y en aurait une de libre pour nous deux. Alors, nous avons commencé à trier nos affaires et à éliminer. C’est fou ce qu’on garde ! Les vêtements, c’est fait, pour Emmaüs, ils sont venus les prendre. C’est que nous n’aurons pas beaucoup de place là-bas.


Ses yeux luisent, on sent les larmes proches.


- Et là, ce sont les papiers, les photos, on va garder les principaux, éliminer le reste, que veux-tu ? C’est normal, on n’a pas d’enfants. Qui ça va intéresser ?


Je lui prends la main, le fais asseoir.


- Mais ça m’intéresse, moi ! Depuis que je vous connais, même si je sais pas tout, j’ai l’impression d’être un ami.

- Oh, oui, un ami, le dernier… Un rayon de soleil dans notre vie, Gégé.


Mon prénom est Gérard. C’est rare qu’il m’appelle Gégé, en général, c’est plutôt « petit ». Je sens alors une grande affection.


- Je peux voir les photos ?

- Il y a un paquet là déjà ouvert, et puis dans la grande boîte là-bas. Tu peux enlever la ficelle ! Je te prépare un café. En attendant Juliette…


Il se lève, farfouille dans le buffet, sort la boîte de Nescafé décaféiné - il y a longtemps qu’ils ne font plus de vrai café, ça les empêche de dormir, ça les excite inutilement, dit-il - la pose sur un coin libre de la table, attrape une casserole, fait couler de l’eau et met à chauffer sur le gaz. J’aperçois au-dessus de la cuisinière dans l’angle du mur une belle toile d’araignée.

J’ai défait la rosette de la ficelle qui retenait le paquet de photos. Sur la plupart d’entre elles, on voit deux jeunes hommes sourire à l’objectif. Ils se ressemblent beaucoup. Sur l’une ils sont torse nu, en short, deux beaux athlètes, qui se tiennent par les épaules.

Jérôme s’approche et regarde :


- Tu reconnais ? Là, c’est nous, la première fois qu’on est allés au bord de la mer, en 36, les premiers congés payés, nous avions dix-sept ans, mon Jean, à droite et moi à gauche.


Je le regarde, étonné. Je n’ai jamais osé l’interroger trop sur son passé ancien.


- Ton Jean ? Tu m’en as jamais parlé ?

- C’était mon frère jumeau. Nos parents ne s’attendaient pas à avoir des jumeaux. Quand mon père nous a déclarés à l’état civil, il s’est souvenu d’un livre qu’ils avaient bien aimé, de Jérôme et Jean Tharaud, des écrivains oubliés aujourd’hui, tu penses, des apôtres du colonialisme ! Alors, il a donné comme prénoms Jérôme et Jean. Tu vois, ça faisait déjà J et J, Gigi, comme tu dis !

- Un jumeau, t’as eu un jumeau, tu parles que ça m’intéresse ! Tu sais que j’ai eu des sœurs jumelles, moi aussi, je t’en ai parlé une fois ? Et Jean, qu’est-ce qu’il est devenu ?

- Attends, je te prépare le café et je vais te raconter. Peut-être que ça fera revenir Juliette.


Il sort une tasse du buffet, la pose sur la table, prend une petite cuillère, dose la poudre de café, éteint sous la casserole d’eau bouillante, et en verse dans la tasse. Puis il repose la casserole sur la cuisinière.


- Voilà ! C’est trop chaud, attends un peu. Je vais causer.


J’ai continué à regarder les photos. On les voit un peu plus âgés, en costume militaire.


- Oui, là, c’était en quarante, on a été mobilisés, bien sûr, jusqu’à la débâcle… Terrible époque !


Sur une autre photo, on les aperçoit, encadrés par un couple âgé.


- Là, on avait vingt-cinq ans, on sortait de la guerre, les parents avaient maigri, et nous un peu aussi. Regarde bien, ils avaient à peine cinquante ans, on leur en donne facilement soixante, tu trouves pas ? À l’époque, on faisait plus vieux qu’aujourd’hui ! Tu vois, je ressemble à Papa. Celle-là, je vais la garder…


Il sourit. Je commence à déguster mon café. Pas fameux, bien sûr, mais c’est servi avec tellement de cœur. Il reprend :


- Bon, Jean et moi, étions comme les deux doigts de la main, on ne pouvait pas nous séparer, et tu sais, autrefois, on habillait les jumeaux pareils, on les laissait ensemble tout le temps, côte à côte à l’école, partout. Nous avons toujours dormi dans le même lit. De toute façon, nous étions pauvres et il n’y avait pas trente-six chambres…


Il était parti. Je n’avais plus qu’à écouter, tout en lapant mes gorgées de faux café.


- Adolescents, nous avons fait du foot et du cyclisme ensemble. On est devenus mécanos ensemble, et on a été apprentis chez le même patron. C’est à vélo qu’on était partis au bord de la mer sur la photo que tu as vue tout à l’heure. Quand même, deux cents kilomètres, on les avait faits. Partis à 5 heures du matin, on est arrivés à 7 heures du soir. Il faisait jour encore. Notre tente, achetée d’occasion, on l’a montée dans la forêt, près de Royan. Huit jours de bonheur complet. On allait se baigner nus, dans un coin retiré, près de la Coubre. Trop pauvres pour avoir des maillots de bain, tu te rends compte. On s’est bien marré quand même, même si on avait peur des filles, on dormait ensemble, on s’aimait, tu comprends !


Il essuie une larme qui filtre au coin de l’œil gauche.


- C’est Jean qui était le meneur, moi, j’ai toujours suivi… Devenus adultes, nous sommes restés ensemble. Nous sommes venus ici, nous avons monté un petit magasin de cycles, tu sais, après-guerre, ça marchait bien, et puis, on était de bons mécanos, les gens le savaient, et le club cycliste nous a embauchés pour suivre les courses locales et s’occuper des vélos des coureurs.


Il reprend son souffle. J’écoute, muet.


- On était heureux, moi avec Jean, lui avec moi. Mais j’étais égoïste, peut-être avait-il besoin d’autre chose ? Moi, il me suffisait. Et puis, un soir de nos vingt-huit ans, à la kermesse d’un petit village, comme on avait suivi la course cycliste, les organisateurs nous avaient invités au repas officiel. Et dans cette auberge, il y avait une jolie serveuse…

- Juliette, je parie !


Son œil étincelle.


- Oui, Juliette. Tu sais, ça va te paraître bizarre, mais à l’époque, c’était plus fréquent qu’on ne croit, de rester puceau longtemps, et qui sait, peut-être aujourd’hui encore… Beaucoup se vantent, je pense. Et nous, à vingt-huit ans, on n’avait encore jamais fait l’amour avec une femme. Je te répète, j’espère que ça te choquera pas, on dormait toujours ensemble, on s’aimait, on se suffisait.


Il se tait un moment. J’attends.


- Alors, Juliette est arrivée, et Jean est tombé amoureux. Pour moi, ça a été terrible. Je l’aimais bien, Juliette, mais je voyais qu’elle me prenait mon Jean, et par moments, je la détestais. Tu vois, j’ai encore dit Mon Jean, j’en parle toujours au possessif, même encore maintenant ! C’est pour ça que je t’en ai jamais parlé avant. Mon Jean ! Remarque que de son côté, il disait aussi : « Mon Jérôme ». Que veux-tu, on était comme les doigts de la main, inséparables, on se ressemblait tellement. Mais voilà, il y avait Juliette.


Il se lève brusquement :


- Mais dis donc, elle est toujours pas rentrée ? Doit encore être perdue… Bon, j’achève mon histoire, et on part à sa rencontre. Tu veux un peu plus de café ?


Comme je fais non de la tête, il se rassoit.


- Oui, il y avait Juliette. Et j’étais bien obligé de le laisser partir seul à leurs rendez-vous. C’était souvent le soir, justement le soir qui, avant, était à nous… Puisque dans la journée, on travaillait dur, tu sais, souvent des journées de douze heures… Et pendant son absence, je passais mon temps à ruminer, à pleurer. Tu te rends compte, un athlète comme moi, un grand costaud, je pleurais comme une petite fille, simplement parce qu’on me le prenait, mon Jean… C’était la première fois que nous étions séparés. Jean voyait bien que j’étais malheureux. Mais ils avaient décidé de se marier, il était heureux, lui. Remarque bien qu’on dormait toujours ensemble et que, quand il rentrait, on continuait à se faire des mamours : il se croyait même obligé d’en faire plus qu’avant, de chercher à me consoler. Après tout, il m’aimait aussi ! Enfin, bref, comme il voyait que je n’allais plus très bien, et que même je m’étais mis à picoler un peu en son absence, il me demanda d’aller avec lui à son prochain rendez-vous avec Juliette, qui était un samedi soir, au restaurant : « Je vous annoncerai une grande nouvelle, à tous deux, ma Juliette et mon Jérôme. » Il avait appuyé sur les possessifs.


Là, Jérôme reprend son souffle.


- Et tu vas voir comment il a résolu le problème ! Je radote, mais c’était lui, le meneur !


Il sourit avec malice.


- Et moi, je me suis toujours laissé mener. Bref, petit, le samedi soir suivant, Jean nous a emmenés au restaurant. J’attendais avec impatience la grande nouvelle. Il ne restait plus que quinze jours avant le mariage. Tu sais, à l’époque, on faisait pas toujours Pâques avant les Rameaux, quand on était sérieux, et Juliette était une fille convenable, qui avait une réputation à tenir et qui vivait encore chez des parents, une vieille tante, je crois me souvenir. Elle avait beau être serveuse d’auberge, fallait pas lui pincer les fesses ! De toute façon, Jean avait tranché : elle quitterait son emploi et viendrait avec nous tenir la caisse de la boutique. Je te le dis, il décidait toujours. Et elle avait accepté… Tu permets ?


Il se leva, ouvrit un tiroir, en tira son papier à cigarettes et sa blague à tabac, et commença à se rouler délicatement une cigarette. C’était son dernier petit plaisir, il s’en roulait deux ou trois par jour. Il savait que je ne fumais pas, et souvent il allait fumer sur la terrasse devant son petit jardinet.


- Allons dehors, petit, me dit-il, il fait bon. Bon Dieu ! Que fait Juliette ? Elle est perdue !

- Tu veux qu’on appelle la police ?

- Non, attends, je finis d’abord mon histoire…


Nous sommes sortis. Ils avaient déjà installé la table et les sièges de jardin, c’est vrai qu’on était en avril. Il allume sa cigarette, fine, fine…


- Assieds-toi, je préfère fumer debout.

Donc, nous étions là, au restaurant. Il avait choisi un bon restaurant. Nous avions une table réservée dans un angle, à l’abri des regards proches, et, de toute façon, il y avait peu de monde. On nous a servi un coq au vin très goûteux. Au dessert, après la tarte aux pommes maison, succulente, Jean commanda du Champagne.


- C’est pas tous les jours qu’on se marie, qu’il dit en rigolant.


Juliette, face à lui, était toute rose. Je suppose qu’il lui faisait du pied ou du genou sous la table. Avant, c’était à moi qu’il faisait du genou. Il n’osait plus. Elle était silencieuse. D’ailleurs, tu la connais, elle l’est toujours. Moi, j’étais à côté de Jean. On apporta le Champagne. Jean remplit les coupes, leva la sienne, nous fit signe d’en faire autant et dit :


- Buvons à nous trois !


Juliette était un peu étonnée de cette annonce, mais elle but sa coupe sans sourciller. Jean servit une deuxième tournée.


- Les enfants, j’ai deux mots à vous dire. Juliette, écoute-moi bien !


Elle ouvrit encore plus grand ses yeux gris.


- J’écoute.


Jean reprit :


- Et toi aussi, Jean, écoute-moi bien !


Je fis signe que j’étais tout ouïe.


- Voilà, les enfants, je voulais demander une chose à Juliette ce soir. Mais comme Jean est concerné, je voulais qu’il soit là aussi. Et je ne peux pas demander ça après le mariage. Il faut que ce soit accepté avant…


Il s’arrêta, nous regarda l’un après l’autre, prit dans sa main droite la main gauche de Juliette et enveloppa ma main droite dans sa main gauche.


- Voilà, Juliette, tu sais que Jean et moi, nous sommes jumeaux, que nous ne nous sommes jamais quittés, que nous avons toujours dormi ensemble.


Juliette frémit, mais dit :


- Je sais, tu me l’as déjà dit !

Jean lui pressa la main, et il me pressa la mienne.


- Juliette, m’aimes-tu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée, comme il est dit dans l’évangile ?


Juliette répondit avec force :


- Tu sais que je t’aime, je te l’ai dit plusieurs fois déjà.


Jean reprit :


- Et toi, Jérôme, m’aimes-tu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta pensée, comme il est dit dans l’évangile ?


Je lui ai répondu :


- Tu sais bien que je t’aime, même si je n’ai jamais osé te le dire !


Jean sourit.


- Parfait, mes enfants. Eh bien, vois-tu, Juliette, Jérôme va être malheureux si on se sépare. Il vient de le dire, il m’aime. Et je l’aime aussi. Juliette, es-tu prête à aimer Jérôme ?


Juliette avait l’air stupéfaite de cette question.


- Mais bien sûr que je l’aime aussi, Jérôme !


Jean baissa un peu la voix :


-Bon ! Alors, voilà. Juliette, accepteras-tu que Jérôme continue à vivre avec nous, puisqu’on s’aime tous les trois ?


Juliette se mit à pleurer, et Jean lâcha nos mains qu’il avait tenues pressées jusque-là, et lui prit la joue entre ses mains, essuyant de ses doigts les larmes qui coulaient.


- Je t’aime, Jean, je ferai ce que tu décides.


Elle finit par sourire, réconfortée par le doigté de Jean. Il reprit nos mains comme précédemment.


- Et maintenant, enfants, acceptez-vous qu’on s’aime toujours tous les trois, comme ce soir ?


Il nous regarda l’un après l’autre dans les yeux, Juliette rougit, j’avais pâli, mais c’est ensemble que nous avons répondu :


- Oui.


Jérôme s’arrête soudain, comme s’il n’avait plus de souffle. Il n’a pas cessé de tirer sur sa cigarette, de la rallumer, car le mégot, trop mince, s’éteignait.


- Et alors, dis-je, que s’est-il passé ?


Jérôme prend son temps. Comme si ce qu’il a à dire ne voulait pas sortir, comme s’il avait peur de me choquer.


- Jean a alors repris :


- Bon, puisque vous avez dit oui, je demande à Jérôme d’aimer Juliette comme je l’aime, et à Juliette d’aimer Jérôme comme je l’aime, et je vous promets de vous aimer tous les deux. Je vous demande seulement de ne pas être jaloux, jamais, comme moi, je ne le serai pas, jamais. On va vivre ensemble et on s’aimera, et si les gens trouvent à redire, tant pis pour eux. Et tant mieux pour nous ! Nous allons être heureux, puisque notre amour sera plus grand à trois qu’à deux, et moins, comment dire… moins… aidez-moi, putain, je trouve pas le mot.


C’est Juliette qui a soufflé :


- Égoïste, peut-être ?


Alors, Jean s’est penché au-dessus de la table et l’a embrassée sur la bouche. Juliette était un peu gênée, mais elle le fut plus encore quand Jean lui a dit :


- Voilà, tu as trouvé le mot, égoïste… Prouve-le, qu’on n’est pas égoïstes, nous deux, embrasse Jérôme, comme je t’ai embrassée !


- Eh bien, petit, si je m’attendais à ça… J’avais jamais embrassé une femme. Juliette ne s’est pas démontée. Quand je te dis que Jean était un meneur ! Elle s’est levée, s’est approchée de moi, s’est penchée vers mes lèvres et a pressé les siennes dessus, tout doucement.


- Et maintenant, a dit Jean, on peut finir le Champagne, on va s’aimer tous les trois, cochon qui s’en dédit !


Jérôme s’assoit alors. Il jette son mégot éteint dans l’herbe. Il tousse. Il se racle la gorge.


- Voilà, petit, tu connais à peu près l’histoire.

- Et après ? J’ai jamais connu Jean, moi !

- Oh, après ? Eh bien, ils se sont mariés, j’étais le témoin. Y avait toute la parenté des deux côtés. Tout le monde savait que j’allais vivre avec eux. Jusqu’à mon propre mariage, pensaient-ils.


Quand le soir fut venu, ils quittèrent l’auberge pour se rendre à la maison où nous avions préparé, Jean et moi, le lit nuptial, notre ancien lit. On avait acheté un nouveau matelas, Juliette avait choisi la literie. J’avais une chambre dans la maison, préparée pour moi. Je restai encore un moment avec les invités, dont beaucoup avaient vraiment trop bu, ce qui n’était pas mon cas. J’avais peu mangé aussi, j’étais trop anxieux, un peu angoissé, la gorge serrée. Je ne voulais pas rentrer trop tôt pour gagner mon lit, la première nuit où je dormirai seul. Je voulais aussi les laisser tranquilles. Quand j’arrivai enfin, vers minuit, tout était éteint. Un silence de mort. J’ouvris sans bruit la porte extérieure, la refermai délicatement, me déchaussai - mes chaussures neuves m’avaient fait un mal de chien - enfilai le couloir à tâtons, pris l’escalier en espérant qu’il ne grincerait pas trop, et, quand j’arrivai dans le couloir du haut, qui séparait les chambres…

Soudain, la lumière s’alluma, et Jean et Juliette sortirent de leur chambre, nus, magnifiques, un couple de légende, et Jean me dit :


- À nous trois, maintenant !


Je n’en croyais pas mes yeux. Juliette était superbe, et, comme j’étais hébété, Jean me prit par les bras, me fit entrer dans leur chambre, m’enleva veston, cravate, chemise, gilet de corps, pantalon, chaussettes, slip enfin, et je me retrouvai comme eux, nu comme un ver.


- Viens ! dit Jean, et il me posa sur le lit, encore éberlué.


- L’autre chambre, c’est pour la galerie, ajouta-t-il. Notre chambre à nous trois, c’est ici. On dormira ensemble, on fera l’amour ensemble, on t’attendait même, tu vois, on n’a pas osé commencer sans toi.


- Tu vois, Gégé, ce diable de Jean avait tout organisé, et il avait un tel ascendant sur les autres que Juliette avait accepté, y compris cette nuit de noces un peu spéciale. Et voilà, pendant plusieurs années, on s’est aimés à trois…


Je suis stupéfait. Comme quoi la vie réserve tant de surprises ! Qui aurait imaginé que Jérôme, que je ne connais en fait que depuis trois ans, avait pu être un apôtre d’une libération sexuelle tous azimuts juste après guerre, alors qu’on n’en parlait pas tant alors ? Il avait couché avec son frère, avec la femme de son frère, avec tous les deux, un fameux trio…


Mais le voilà qui achève son récit.


- Jusqu’au jour où, au sortir du magasin, en traversant la rue, il s’est fait faucher par une voiture, pratiquement sous mes yeux. Heureusement Juliette avait le dos tourné, elle était penchée sur le livre de comptes et n’avait rien vu. Mais au bruit des freins, au cri que j’ai poussé, elle s’est redressée et a porté la main à son cou. Jean est resté entre la vie et la mort pendant trois jours. On s’est relayés, Juliette et moi, à son chevet, à l’hôpital. Il a eu un éclair de conscience devant moi et m’a dit :


- Jérôme, tu épouseras Juliette, et tu l’aimeras comme on s’est aimés, promets-le-moi !


- Je me suis jeté sur lui, l’ai embrassé de toutes mes forces, avec plus de fureur que jamais, et lui ai promis. Je suis presque sûr qu’il a demandé la même chose à Juliette. Elle ne m’en a rien dit. On l’a enterré et brûlé. Il avait trente-cinq ans, il était beau, il était fort et plein de vie. J’ai gardé des cendres, tu sais, dans le vase chinois qui est sur le buffet. Des fois, je lui parle, j’embrasse le vase, quand Juliette n’est pas là. Après, j’étais anéanti, incapable, sans lui, sans mon meneur, sans mon Jean, de continuer à travailler correctement. J’ai mis le magasin en gérance, d’abord, puis on l’a vendu. J’ai fait des petits boulots, Juliette a repris son métier de serveuse. On a continué à vivre ensemble, mais chacun dans sa chambre.


Au bout d’un an, j’ai demandé à Juliette :


- Ça le fera pas revenir, de rester tristes et solitaires tous les deux, veux-tu m’épouser ?

- Oui, Jérôme ! ça fait un an que j’attends que tu fasses la demande, grand imbécile, tu ne sais donc pas que je t’aime, et que rien ne ferait plus plaisir à Jean ?


Et voilà comment j’ai épousé Juliette…


- Mais qu’est-ce qu’elle fait ? Allez, on rentre. Viens, on va la chercher.


Il s’est couvert, a mis une écharpe, pris son chapeau, nous sommes sortis. La boulangerie n’est pas loin. La boulangère n’a pas vu Juliette !


- Va encore falloir appeler la police, me dit Jérôme. C’est terrible tout de même. Vivement dans dix jours qu’on déménage en maison de retraite !


On se promène un peu dans le quartier. J’ai encore la tête pleine de ce récit extraordinaire. Les jumeaux, tout de même ! On regarde partout. Aucune trace de Juliette… De mon portable, je téléphone aux flics. J’explique, je passe le téléphone à Jérôme qui décrit les vêtements de Juliette.


- Faut l’enfermer, l’empêcher de sortir seule, dit le cerbère à l’autre bout du fil.


Jérôme me rend l’appareil en me répétant cette phrase.


- Facile à dire. Elle a toujours eu l’habitude de n’en faire qu’à sa tête. Remarque bien, petit, j’ai été très heureux avec elle. Mais elle a pas pu avoir d’enfant, je crois qu’elle a pas été si heureuse, à cause de ça. Ça doit être notre punition, pour avoir fait ménage à trois. C’étaient pourtant pas les spermatozoïdes qui lui manquaient. Quand on lui faisait l’amour, on passait toujours l’un après l’autre, mais c’était toujours Jean le premier, moi en second. Que veux-tu, c’était le meneur, et après tout, c’était sa femme. Des fois, on remettait ça. À moins que ce soit pour nous punir, Jean et moi, d’avoir continué à nous donner du plaisir à deux, à nous caresser nous aussi, et même devant elle. Que veux-tu ? On s’aimait, aussi, mon Jean et moi !


Jérôme a de nouveau les yeux humides.


- Et maintenant la voilà qui s’en va petit à petit. Au début, je faisais pas tellement attention. Mais des fois, elle avait oublié de saler la soupe, ou au contraire, c’était immangeable. J’ai été obligé de la surveiller. Elle retrouve plus quelque chose, elle pense qu’il y a des voleurs dans la maison… Elle me dit parfois, parce qu’elle s’en rend compte : « J’ai envie de mourir ». Ah ! c’est bien pénible, cette maladie. Je vais te dire, petit, faudrait pas vivre si vieux !

- Rentrons, va, la police va la trouver, il est bientôt midi, je parie que tu n’as même pas préparé à manger.

- Oh, t’inquiète, y a des restes au frigo. Je ferai réchauffer. Depuis que je fais la cuisine, j’en fais toujours beaucoup plus, pour pas y être toujours fourré.

- Bon, alors, je vais te laisser, ma femme m’attend aussi, et mon bus arrive. Faut pas que je l’affole, en rentrant trop en retard. À bientôt, Jérôme, tiens-moi au courant. Je t’embrasse, tiens !


***


Le soir même, Jérôme m’a appelé. On avait retrouvé Juliette. Noyée dans la rivière.

Je suis allé à l’enterrement. Juliette a été incinérée. Jérôme a recueilli des cendres dans une urne. Il les a mélangées avec celles de son frère dans le vase chinois du buffet. Il l’a pieusement conservé et l’a placé à son chevet dans la maison de retraite où je continue à lui rendre visite désormais. Je ne verrai plus Gigi. Jérôme et moi, on va pouvoir mutuellement s’appeler Gégé maintenant.



 
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   widjet   
13/5/2008
 a aimé ce texte 
Un peu ↓
Cyclo a du passer beaucoup de temps à écrire cette histoire qui est pleine de sincérité. Pourtant je n'ai pas accroché. La mayonnaise sentimentale n'a pas prit.
Non pas que le sujet m'ai choqué (relation incestueuse) mais le récit manque de force et le style est perfectible car trop scolaire bien souvent je trouve (les dialogues, en particulier, en patissent). L'émotion n'affleure pas, ce qui est dommage.

Reste une fois encore la sincérité de la démarche et les efforts que je salue.

Widjet

   strega   
15/5/2008
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Ben moi j'ai trouvé ça plutôt pas mal quand même. Un peu longuet peut-être.

Disons plutôt que je n'ai pas vu l'évidence du lien entre la maladie et l'inceste.

A ce propos, on a beau me dire que toute relation n'est pas choquante si elle n'est pas forcé, j'ai quand même beaucoup de mal avec les histoires incestueuse.

Sans ça, j'ai trouvé plutôt touchant ces dialogues un peu retenus comme ça moi.

La fin est triste est troublante aussi. Plutôt bien aimé ce texte moi.

   xuanvincent   
16/5/2008
 a aimé ce texte 
Bien ↓
L'histoire, qui commence d'une manière banale, avant de prendre une tournure plus singulière, m'a assez intéressée.

Je me suis crue à l'heure du thé, chez un de ces petits vieux (le terme tel je l'emploie n'est pas péjoratif). L'on découvre, le narrateur que le vieil homme a un passé... Et pas si lisse qu'on aurait pu le croire, puisque la future mariée a accepté un mariage (incestueux) à trois !

J'ai moins aimé par contre les dialogues du récit dans le passé, la narration dans le présent me paraît dans l'ensemble plus réussie que celle dans le passé.

Etonnante, la réaction du vieil homme qui veut finir son récit, alors que sa compagne est peut-être en danger...

La fin, triste, comme le souligne Strega, m'a plu. L'essentiel est dit en peu de mots.

   Manonce   
17/5/2008
J’ai bien aimé ce texte. Je ne l’ai pas trouvé long du tout et il est touchant.
Cette histoire m’a accrochée parce que, c’est vrai, on est toujours surpris par le passé des personnes âgées quand on prend la peine de les écouter.

   Anonyme   
17/5/2008
Belle histoire je trouve, touchante.

Le fond me plaît beaucoup, j'aime ce dialogue avec le vieil homme (perso, j'écouterais pendant des heures parler les personnes âgées, ça m'émeut et m'intéresse), cette découverte lente, et qui reste pudique, d'une histoire simple et belle. J'apprécie beaucoup cette façon d'aborder une relation amoureuse qui sort un peu de sentiers battus et rebattus, pour montrer qu'on peut aussi s'aimer autrement sans être un monstre ou un anormal. Je n'y vois que du bon et du beau moi, dans cette relation à trois qui semble les avoir comblés.

Pour la forme, elle est un peu en-deçà de ce que j'aurais espéré pour vraiment être accrochée totalement. Un peu pauvre, dans le sens où je pense qu'une meilleure maîtrise de la langue, du vocabulaire, auraient permis de rendre de manière plus intense les émotions, de rendre le tableau plus puissant. Voilà ... ça manque un peu de coups de pinceaux, de couleur. Difficile à expliquer. Mais j'ai eu beaucoup de plaisir à lire ce récit, merci.


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