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Réalisme/Historique
cyclo : Mathusalem
 Publié le 04/02/08  -  4 commentaires  -  8129 caractères  -  13 lectures    Autres textes du même auteur

Selon la Bible, Mathusalem a vécu 969 ans. Martin, 7 ans, ça le turlupine !


Mathusalem


Bon Dieu, ce que les soirées d’hiver sont longues ! À peine rentrés de l’école, nous goûtons et, le goûter fini, on brosse la table pour écarter les miettes et s’installer pour faire nos devoirs et apprendre nos leçons. Maman nous surveille, tandis que Mamie, non loin de là, s’active auprès de la cuisinière pour préparer le repas.


Mais il fait déjà sombre. Déjà, même en plein été, la vaste cuisine est mal éclairée. Là, dans le jour finissant, l’ampoule suspendue au plafond au-dessus de la table donne une maigre lumière. Elle suffit pourtant. Maman vérifie que nos opérations ou nos exercices de grammaire sont justes et bien écrits sur le cahier du soir, puis, si besoin est, nous répétons avec elle la leçon. C’est finalement bien pratique d’être tous trois dans la même classe !


Puis, après avoir rangé les cahiers et les livres dans nos cartables, nous nous lavons les mains, plus ou moins tachées d’encre. Il reste encore une bonne heure avant le repas. Pas question d’aller jouer dans les chambres, non chauffées et glacées, ni d’aller dehors, dans la nuit et l’humidité de l’hiver. Maman prend alors le relais auprès de la cuisinière, et Mamie entre en scène.


Notre grand-mère n’a eu que deux enfants, Maman et Tonton Marcel. Mais elle sait merveilleusement s’y prendre avec les enfants, et elle organise nos activités. Selon les jours, elle sort les jeux de société (loto, dominos, petits chevaux), le carton à dessin pour nous faire dessiner ou la Bible dont elle nous lit un extrait.


Bien sûr, ce que nous préférons, c’est jouer. En tout cas, pour moi, le dessin est un lourd pensum. Robert, lui, se débrouille bien, c’est, en quelque sorte, inné chez lui. Il a découvert tout seul la perspective et peut reproduire très fidèlement une illustration du Petit Larousse, un voilier par exemple ou un château fort. Jacques et moi n’avons aucun don, mais tant pis. Comme dit Mamie :


- Hou là là, ton bateau, Martin, je crois qu’il va couler, ou en tout cas, il va au moins tanguer...


Ou bien :


- Très joli, ton château fort, mais le pauvre, il tiendrait pas debout et se casserait la figure en un rien de temps.


Quant à Jacques, elle fait des remarques aussi :


- C’est curieux, j’ai jamais vu un bateau comme ça : il a trois quilles ! T’as voulu lui mettre trois mâts ? T’es sûr que c’est bien un bateau ?


Et Jacques, qui aime beaucoup jouer avec les mots, répond :


- Mais non, tu vois bien que c’est un râteau !”


Et le tout se termine en rigolade. Mamie garde tous nos dessins dans son carton ; elle les a classés dans des chemises. Sur chacun, elle a inscrit la date.


- Comme ça, vous les retrouverez plus tard, quand vous serez grands, et vous les montrerez à vos enfants !


Et puis, aussi bien les jeux que les dessins finis, elle nous lit un passage de la Bible. On aime bien ça, parce qu’elle choisit des morceaux rigolos, terrifiants ou étonnants. Elle alterne l’Ancien et le Nouveau Testament. Grand-mère était d’origine catholique, mais elle s’est mariée avec un protestant et, depuis, elle s’est mise à lire la Bible, dans une vieille édition du XIXe siècle qui lui venait de sa belle-mère. Le livre pèse lourd et commence à être dépenaillé.


En fin de semaine, quand Papa rentre du boulot - il travaille sur des chantiers jusqu’au samedi matin - et qu’il l’entend commencer la lecture, il râle :


- Mamie, arrêtez de leur bourrer le crâne avec ces bondieuseries !


Il respecte sa belle-mère et la vouvoie. Mais elle se défend :


- Qu’on croie ou qu’on croie pas, ça fait partie de l’instruction, et puisqu’on ne va pas à l’église ni au temple, il faut bien que quelqu’un s’occupe de ça !


Il faut avouer que l’histoire de Jésus nous barbe un peu, ça rappelle trop les leçons de morale de l’école. Par contre, nous sommes ravis par les histoires de l’Ancien Testament.


Et surtout, ce qui nous étonne, c’est les patriarches. Ils ont vécu si vieux ! Mamie est vieille pourtant, elle a bientôt soixante ans !


Mais là, c’est autre chose. Au chapitre 5 de la Genèse, nous faisons nos comptes : Adam a vécu 930 ans, Seth, 912, Enosch, 905, Kénan, 910, Mahalaleel, 895, Jéred, 962, Mathusalem, 969... On les classe et on les reclasse par ordre de grandeur d’âge !


Ah ! Mathusalem, celui-là, comme on l’aime, ce Mathusalem, que d’ailleurs Mamie met à toutes les sauces :


- S’il te plaît, Robert, va me chercher le peloton de laine !

- Lequel ? répond Robert.

- Le vieux, tu sais bien, celui qu’on a fait l’autre soir, avec la laine qui datait de Mathusalem.


Ou bien :


- Jacques, mon mignon, s’il te plaît, mon dé à coudre, vite !

- Où est-il ?

- Dans ma vieille trousse de couture, tu sais bien, celle qui date de Mathusalem.


Ou encore :


- Martin, mon poussin, peux-tu attraper mes lorgnons ?

- Mais, Mamie, tu as tes lunettes !

- Oui, mais j’y vois mieux avec les lorgnons pour enfiler une aiguille. Ils datent de Mathusalem, mais je les ai rafistolés, ça fait comme une loupe, tiens, je te montrerai.

- Où sont-ils ?

- Dans le tiroir de la table de nuit. Allez, dépêche-toi, je ne suis pas Mathusalem, moi, je n’ai pas le temps d’attendre.


Mais quand même, ces âges très élevés, ça nous turlupine un peu. Je demande à mon grand frère :


- Robert, tu crois que ça existe, des hommes qui vivent jusqu’à 969 ans ? Regarde Mamie, elle est vieille, elle a cinquante-neuf ans, et déjà elle est ridée et un peu ratatinée.

- Puisque c’est écrit dans la Bible... répond Robert.


Puis, après avoir réfléchi un moment :


- Et puis ça se passait il y a tellement longtemps, peut-être qu’ils savaient pas compter à ce moment-là, je ne sais pas, moi ? Ou qu’ils comptaient autrement ? Tu demanderas à Mamie.


Aussi, un soir, je demande au milieu du repas, entre deux bouchées que j’ingurgite difficilement :


- Mamie, est-ce que c’est vraiment possible, de vivre jusqu’à 969 ans ?


Papa soulève les sourcils :


- D’où sors-tu ça, Martin ?

- Ben, l’autre soir, Mamie nous a lu un passage de la Bible, on a vu que les gens vivaient très vieux, et après, on a regardé dedans pour voir qui c’est qui a vécu le plus longtemps...

- Mais, mon pauvre, c’est des histoires, tout ça ! Qu’est-ce que je vous avais dit, Mamie, vous leur montez le bourrichon à ces morveux, avec des âneries.


Et me montrant :


- Et celui-là, il est déjà assez bien bourricot comme ça...

- Ah, pardon, mon gendre, je les instruis aussi en lisant la Bible...


Mais Papa la coupe :


- Avouez quand même que 969 ans... 969, c’est bien ce que tu dis, Martin ?

- Oui, Papa, je peux même te montrer ! Il s’appelle Mathusalem !


Je suis tellement fier de montrer que je sais lire.


- Ah, Mathusalem, il me semble avoir entendu ce nom-là plusieurs fois. Oui, eh ben, 969 ans, c’est tout de même un peu fort ! Déjà, devenir centenaire, c’est rare...


Maman met son grain de sel :


- Peut-être comptaient-ils différemment en ce temps-là ?

- Peu importe, dit doucement Grand-mère, ça veut simplement dire qu’ils ont vécu très vieux, parce qu’on était au commencement du monde, et que les gens étaient moins méchants qu’aujourd’hui. On n’a qu’à diviser par dix, et ça leur ferait un âge normal pour mourir.


Je n’écoute plus le reste de la conversation, parce qu’il me faut encore finir mon assiettée que, comme d’habitude, Papa a trop remplie, et je me concentre sur la nourriture. Surtout qu’au dessert, Mamie a fait un clafoutis aux mûres, et je m’en pourlèche déjà les babines, mais il ne faut pas que je traîne, sinon, je risque une fois de plus d’être privé de dessert.


Et quand, miraculeusement, j’achève mon plat en avance sur d’habitude, je trouve le moment de dire :


- Je crois bien que si on divisait par dix ce qu’on me met dans l’assiette, je mangerais tout très rapidement, et que je vivrais vieux comme Mathusalem !


Tout le monde éclate de rire, même Maman qui pourtant rit rarement, et papa me passe la main sur les cheveux :


- Mais c’est qu’il a des idées, notre petit ânon ! J’ai compris, mon garçon, je te remplirai moins l’assiette la prochaine fois... Et on verra si tu deviens vieux comme ce Mathusalem !



 
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   calouet   
5/2/2008
 a aimé ce texte 
Bien
Ce genre de nouvelle "familliale" n'est pas forcémement ma came, mais force est de constater que c'est plutôt mimi et bien écrit. Très réaliste aussi. Je suis quand même un peu gêné par ta façon de traiter les dialogues, un peu "à l'ancienne" en décrivant l'attitude de chacun avant de le faire parler. Mais ça reste pas mal du tout, d'autant que je ne suis sans doute pas le lecteur idéal pour ça.

   clementine   
5/2/2008
 a aimé ce texte 
Bien ↑
J'ai apprécié ton récit, le ton est juste pour parler( faire parler...) les gens simples.
L'écriture est fluide et l'ensemble se lit d'un trait alors qu'il n'existe aucun suspense ni même chute d'aucune sorte.
Une chronique sur les instants de vie d'une famille.
Merci.
Clem.

   Bidis   
8/2/2008
 a aimé ce texte 
Bien
J'ai préféré le thème, tranche de vie de famille, à la façon de le traiter, trop peu originale. Les enfants ont parfois des réflexions très drôles; il n'y en a guère ici, dans cette façon enfantine de s'exprimer. C'est dommage.
Petite remarque :
- " Le livre pèse lourd et commence à être dépenaillé." : "dépenaillé" vient de "penailles" qui voulait dire "tas de loques", donc cela vaut pour du tissus pas pour du papier (pour les vêtements pas pour les livres)

   Anonyme   
10/2/2008
 a aimé ce texte 
Bien
Un sujet simple, bien écrit, qui se lit ma foi, avec intérêt. J’ai bien aimé.


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