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Sentimental/Romanesque
Cyrill : L'art de la fugue
 Publié le 13/08/24  -  7 commentaires  -  13507 caractères  -  97 lectures    Autres textes du même auteur

… où valsent des corps.


L'art de la fugue


C’est une petite boîte à musique, guère sophistiquée mais fort jolie. En bois peint.

Le mécanisme s’enclenche quand on soulève le couvercle. Un disque – piste de danse – tourne sur lui-même, entraînant avec lui un couple situé sur sa circonférence. Le couple tourne également sur lui-même dans un mouvement plutôt sommaire, mais on reconnaît aisément le pas d’une valse grâce à la mélodie qui démarre au même moment, un-deux-trois, un-deux-trois, sur un timbre métallique. Sur le fond du couvercle est peint un décor de bal musette. Quelques platanes auxquels sont accrochés des lampions qui clignotent, colorant de rouge, bleu ou jaune un accordéoniste. Un croissant de lune luit sur le ciel nocturne.

Bien camouflés dans le socle de la boîte et savamment organisés, ressorts, lames, roues dentées et autres piles doivent suffire, je suppose, à faire fonctionner le rêve.

J’ai choisi pour elle une place particulière. Sur l’étagère de la cuisine, à côté de la table. Ainsi je peux l’attraper pour la mettre en route, puis la regarder tout mon saoul jouer son petit air désuet tandis que je suis assise à boire mon café ou un bol de soupe. Ou à ne rien faire d’autre que l’observer, me laisser bercer par la danse des protagonistes, sortes de marionnettes sans véritable grâce. Mais j’ai cette faculté de me duper moi-même.

Ils sont habillés dans le style des années cinquante, le bon temps. Celui d’avant que les choses ne se compliquent et ne prennent à nouveau cette tournure si grave. Le temps des grands enfants. Comme ces deux-là, qui se dévorent des yeux en tournoyant. La vie est belle, elle est devant eux, entièrement. Nous sommes en fin de soirée, il n’y a plus qu’eux sur la piste, et le musicien attendri continue de jouer par amour de la musique, de l’amour et des amoureux. On peut dire qu’ils sont seuls au monde, du moins est-ce ainsi qu’ils se ressentent. Ils viennent à peine de se rencontrer et ce n’en est que plus émouvant. Je devine sans peine, sur leurs visages pourtant peu fignolés, l’expression médusée par le miracle en train de s’accomplir, et leurs traits lascifs, tendus vers un avenir qui s’esquisse.


Je me souviens bien du jour où j’ai acheté cette boîte. Je rentrais en vitesse de chez mes parents, impatiente de me réfugier dans mon petit deux-pièces, oppressée par la nuit qui tombait, dépitée de ma visite, qui me laissait, comme toujours, un goût amer. Une vitrine a attiré mon attention et m’a distraite de mes angoisses. La boîte à musique y était exposée, ouverte et faisant virevolter ses valseurs. Je ne me suis pas attardée dans la boutique. Juste le temps nécessaire pour désigner l’objet et le régler, en faisant de mon mieux pour éviter le regard de la vendeuse qui semblait m’accuser de quelque chose, ou me mettre en garde. Le sentiment que j’éprouvai alors me poursuit encore, depuis tout ce temps. Je suis incapable de l’analyser. Je sais simplement qu’il n’est pas agréable, et me surprend parfois quand je fais jouer la musique et que j’observe la scène. Mais au final je suis toujours harponnée par cet air, ce rythme, ce décor de p’tit bal perdu, et j’oublie tout le reste. Le spectacle me fascine, me stupéfait et me ravit. C’est l’tourbillon d’la vie qui entraîne le couple, et je crois pendant quelques minutes que c’est ma propre vie qui est mise en scène, alors que je suis là, chez moi, à ne rien faire. À fuir ma vie et me fuir moi-même.


-@-


Hier après-midi j’ai rendu visite à mes parents. À ma mère plus exactement. La plupart du temps mon père est en vadrouille. Nous avons bu le café, toutes les deux, puis est venue la séance souvenirs.

Elle ouvre une jolie boîte où sont entassées pêle-mêle des photos noir et blanc à bords dentelés et des photos couleurs, celles-ci pour la plupart mal cadrées ou surexposées. Ce sont les premières qui nous occupent. Elles ont le parfum d’un temps qui ne reviendra plus, un temps que je n’ai jamais connu mais dont bizarrement je suis nostalgique. Là, mon père, presque un gamin, sur une Vespa. Ici ma mère, jeune fille au bras de sa sœur aînée, qui découvre la grande ville. Toutes deux sont habillées sans ostentation mais avec un goût très sûr. Elles me paraissent tout à fait dans leur bon droit, ne ressemblent en rien à deux paysannes venues investir la cité. Le port est distingué, la démarche naturelle. C’est l’œuvre d’un de ces photographes qui proposaient aux chalands d’immortaliser des petits moments d’existence, de saisir l’instant à la Doisneau, pour quelques francs de l’époque. Moi qui suis née en ville, y ai toujours vécu, je me trouve bien moins de classe que ces deux-là. A-t-elle deviné mes pensées, ma mère attrape le bas de ma robe pour en inspecter le tissu et la façon, avec une moue qui ne trompe pas : la qualité est médiocre, ne dit-elle pas. Mon être se tend, imperceptiblement.

Au même endroit mais sur une autre photo, les voici maintenant tous les deux, mes parents. Ma mère au bras de mon père, jeune couple indolent. Deux êtres que la guerre a expulsés brutalement de l’enfance, et qui semblent ici y retourner avec une nonchalance décuplée. Ma mère commente, elle est intarissable. Quelle classe a mon père avec son loden, quel bel homme ! Elle ne manque jamais de me le faire remarquer. J’acquiesce.

Un silence flotte quelques instants, je l’entends penser. Je ne dis rien. Puis elle soupire :


– Si tu crois que ça a été facile !


Je fouille un peu dans la boîte et j’essaie de dégager quelques clichés où figure un landau, espérant qu’elle y prête attention. Peut-être me parlera-t-elle alors de mes sœurs et moi, lorsque nous étions bébés. Peut-être aura-t-elle quelques mots tendres à mon endroit et verrai-je son visage se parer d’une expression maternelle. Mais mes attentes restent vaines. Un nœud s’est formé dans ma gorge, je le sens, je l’imagine pareil à ceux qui ornent les lanières de cuir d’un martinet.

Je m’éclipse à la salle de bain pour me rafraîchir. Le visage que je vois dans le miroir est triste, un pli d’amertume me vieillit, mes cheveux n’ont aucune tenue. Fins, électriques. Ma mère me les coupait au plus court. Elle avait raison, je devrais faire de même. Mes jambes tremblent lorsque, revenant auprès d’elle, je passe devant le placard entrouvert. J’écarte très légèrement un battant et mon regard plonge à l’intérieur. La peur me prend, je me sens aspirée par l’obscurité d’où s’échappe un murmure d’enfant, comme une mélopée plaintive. Je distingue au sol parmi d’autres chaussures une paire de talons noirs, vernis. C’est ici qu’était remisé le martinet, mais je ne le vois pas.

Je me hâte de refermer le placard et de rejoindre ma mère, que j’entends à nouveau soupirer. Je la laisse reprendre la direction des opérations, choisir la photo suivante. Je devine sans peine. Elle et lui : ils dansent. C’est le petit bal où ils se sont rencontrés, elle tout juste débarquée de sa campagne, et mon père, apprenti valseur maladroit mais si charmant. Elle est fort élégante, racée. Elle me raconte et me raconte encore, par le menu, comme si elle pouvait ce faisant atteindre ce passé, s’y loger et y demeurer toujours. Je connais tout ça par cœur, la litanie de griefs qui suit également. Quatre filles les unes après les autres et la pilule qui n’existait pas. L’argent qui manquait régulièrement. Et cætera et cætera. Ce n’est pas de cette vie-là dont elle avait rêvé. Elle s’énerve presque :


– Toi, tu n’as pas d’enfants, tu es libre. Libre !


Elle le dit avec colère. J’acquiesce. Libre de quoi, je n’en sais rien mais soit. Je me sens déjà vieille et je n’aurai jamais d’enfants. Ma mère en a eu quatre et s’en serait bien passée. Je suis son vivant reproche. Elle est très âgée et se rêve éternellement jeune. C’est encore une belle femme, qui prend soin d’elle. Elle perd un peu le sens du réel, mais l’a-t-elle jamais eu ?


– Je suis encore une belle femme, me dit-elle.


Elle remonte ses seins, observe sur elle l’effet de son geste et, rivant à nouveau ses yeux sur le cliché, se souvient, perdue dans les regrets :


– J’étais une belle femme, hein ? Hein, regarde !


Un sourire d’enfant sur les lèvres, elle scrute ma réaction. J’approuve. J’en rajoute même. Elle en redemande, j’en remets une couche. La conversation s’éternise sur le sujet, devient ubuesque, puis languit. Je respire de plus en plus mal. Il faut que je m’en aille, vite. Je le lui dis.


– Mais tu n’as pas mangé de biscuits. Mange, il faut manger ! Comment veux-tu être en forme si tu ne manges rien ?


Criant cela elle me suit dans le vestibule où je me débats avec les manches de ma veste. On croit rêver. J’ai plus de soixante ans et ma mère veut encore me faire manger.


– Tu me tueras, murmure-t-elle.


Et de se souvenir, à haute voix, de ces lubies d’adolescence qui ont gâché son existence. Qui l’ont « tuée ». De ces assiettes intouchées qui la mettaient à l’envers. Des vexations insupportables que mon refus de nourriture occasionnait. Des caprices, voilà ce que je faisais. Simplement des caprices, alors qu’elle se mettait en quatre pour me faire manger.

Mes clés. Ah ! les voilà. Mon sac, vite. L’antienne résonne sur le palier lorsque je franchis la porte, et je vois mon père monter laborieusement les dernières marches. Un peu gai, semble-t-il. Il me retient quelques minutes encore à grand renfort de considérations, toutes plus spirituelles – spiritueuses, devrais-je dire – et plus vaseuses les unes que les autres. Largement ivre, oui. Je ne devrais sans doute pas les laisser seuls. Mon père dans cet état, qui sait ce qui peut arriver ? Mais je me sauve. Je fuis une fois de plus. J’ai passé ma vie à fuir.


-@-


J’ai couru pendant les deux kilomètres qui séparent leur domicile de chez moi.

J’ouvre ma porte, fébrile. Un vertige. La tête me tourne et je tourne moi-même, embarquée sur la piste de danse. Je tombe. Je me recroqueville en chien de fusil, sentant des coups sur mon corps déjà endolori par la chute. Ce sont des coups de pied, les pointes et les talons des escarpins qui tuméfient ma chair, la pénètrent. C’est involontaire bien entendu. Du moins veux-je le croire, désespérément. Ils ne sont pas maîtres du mécanisme qui les agite, ils ne souhaitent que danser, éternellement danser. Voilà pourquoi je ne rends pas les coups. Je me contente de me protéger, essayant d’esquiver aussi le martinet qui s’abat sur moi et rougit ma chair. J’entends comme en écho la mélodie mille fois dupliquée, amplifiée, de plus en plus rapide, je suis au bord de la nausée, comme sur un manège de foire. La boîte se referme soudain dans un grand clac, assourdissant. Un ressort a dû rompre. Plus rien ne bouge, plus un bruit. C’est le noir complet, je perds conscience.

Le lendemain matin je me réveille en sueur, le corps bourrelé de meurtrissures, toute courbaturée, sur le canapé où j’ai dû m’endormir. La boîte est là, muette tandis que je bois un grand café noir.

Je traîne toute la matinée. Il fait bien trop chaud pour un mois de janvier. J’ai besoin de sortir, aujourd’hui, de me détendre. Je marcherai tranquillement jusque sur les quais. On trouve toujours là-bas de l’air et de la fraîcheur, j’ai besoin de sentir mon visage fouetté par les embruns. Je m’enivrerai de vent et ferai des projets de voyage en contemplant le bal des mouettes. Après tout, une seule croisière de quelques jours ne fera guère grimper l’empreinte carbone que je laisserai en dette, à la toute fin.

Je prévois d’enfiler mon gilet gris sur la robe à motif cachemire que je portais hier, de chausser mes bottines à talons plats. Il fait tellement doux pour la saison. Faudra-t-il prendre un imper ? Le temps menace de tourner, ce serait plus prudent. J’hésite, il y a des chances pour que j’en sois encombrée pour rien, je crains même d’avoir trop chaud dans cette mohair. Un parapluie ?

Indécise, anxieuse, je finis par tout emmener, bien que cela m’encombre. Au carrefour juste en bas de chez moi j’ai déjà posé le gilet sur mon bras, à côté de l’imperméable et des anses de mon sac alourdi par un parapluie télescopique. Ma robe me serre, me démange, j’ai chaud. Mes aisselles dégouttent de sueur qui mouille le tissu, le rend nauséabond. Je me sens enfler progressivement, boudinée dans ce vêtement inadéquat. Je suis enceinte à vie et contre mon gré de deux êtres, dont l’une est censée m’avoir portée. Je suis agacée, non, affolée par le tour que prend ce qui devait être une promenade agréable, une manière de me vider l’esprit.

Puis il se passe quelque chose, le sol se dérobe soudain. Il disparaît presque, du moins n’est-il plus présent que partiellement, comme des lignes tracées en pointillés sur une carte. Je dois sauter d’un pointillé à l’autre si je ne veux pas tomber dans le vide. À droite, où j’allais prendre en direction des quais, le paysage urbain s’évapore, c’est impraticable. Tout droit, il s’atténue déjà, se dissipe, je crains de trébucher. À gauche, vers où ça me tire, me pousse, me guide, m’oblige, m’aspire comme une urgence, ce n’est guère moins inquiétant, le sol est meuble. J’avance de ce côté néanmoins, sentant mes jambes progressivement happées par lui. Je suis nerveuse, je veux résister et je veux capituler. Aucune autre direction n’est possible.


Aucune hormis celle-ci, qui mène à l’immeuble de mes parents et qui ne mène à rien de ce que j’attends depuis toujours. Vaincue, je m’y sens alors glisser avec une facilité déconcertante, comme une voiture dont on perd le contrôle sur du verglas.


 
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   Jemabi   
29/7/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Un récit en forme d'introspection dans lequel chacun peut reconnaître son propre ressenti envers des parents parfois trop présents, et, même si l'on désire les garder à distance, tout nous ramène à eux. Ici, les petits danseurs de la boîte à musique et leur insouciante jeunesse planent à jamais sur le vécu de la narratrice. Ils sont l'image éternelle d'un couple heureux que de nombreux enfants sont venus perturber. Mais rester sans enfant ne rend visiblement pas plus heureux. La visite chez la mère, le passage obligé de l'album de photos, les mauvais souvenirs du martinet, les reproches, puis le retour compliqué à la maison, j'ai trouvé l'ensemble fort réussi et crédible, et c'est alors que survient cette phrase puissante, déchirante, qui résume à elle seule ce beau texte :"Je suis enceinte à vie et contre mon gré de deux êtres, dont l'une est censée m'avoir portée".

   Cox   
4/8/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime un peu
Bonjour!

J'ai lu un récit riche et bien construit qui nous invite à plonger dans la psyché d’une femme totalement étouffée par sa mère et perdue dans les fantasmes d’une vie projetée.
Si le texte est intéressant à analyser, j’en ressors plus avec une satisfaction purement intellectuelle qu’une véritable émotion. J’ai eu l’impression qu’on procédait à un examen presque clinique des névroses du personnage, ce qui n’est pas mon type de récit préféré. C’est subjectif bien sûr mais je ne suis pas psy, et disséquer un esprit de papier n’est pas ce qui m’excite le plus en lisant une nouvelle.

Le texte est en revanche bien maîtrisé et réussi dans ce genre, je crois. Il s’ouvre sur une boîte à musique venue de temps presque immémoriaux. Cette symbolique préfigure plusieurs thèmes qui reviendront par la suite. D’une part, nous avons un personnage résolument coincé dans le passé, comme le montrent sa nostalgie (« les années 50, le bon temps ») et ses références culturelles (« p’tit bal perdu », « tourbillon de la vie »). La narratrice se complaît dans une époque révolue et refuse d’avancer dans sa propre vie.
En ce sens, la symbolique de la ronde a également son importance pour un personnage enfermé dans un cercle vicieux qui semble devoir se répéter toujours. Elle se retrouve entrînée dans une spirale vers le bas vertigineuse, et les deux danseurs tournent, inlassablement.
Même vis-à-vis de cet objet anodin, le personnage fait preuve d’une étonnante distance analytique (« Bien camouflés dans le socle de la boîte et savamment organisés, ressorts, lames, roues dentées et autre pile doivent suffire, je suppose, à faire fonctionner le rêve. »). Cette attitude reflète assez bien le ton de ce texte, qui est presque une analyse romancée d’un trouble psychologique. Quoiqu’elle soit rationnelle vis-à-vis de l’objet, cela ne l’empêche pas cependant de se perdre dans son fantasme (« Mais j’ai cette faculté de me duper moi-même. »).
Autre élément important : l’objet en question rend la narratrice inconfortable, ce qui ne l’empêche pas d’être irrésistiblement attirée : « Je suis incapable de l’analyser [ce sentiment]. Je sais simplement qu’il n’est pas agréable(…). Mais au final je suis toujours harponnée (…) ».
Aimantée contre son gré vers quelque chose qui la blesse : qui sont donc ces deux danseurs ? On peut bien sûr penser à ses parents, objets de son obsession et de sa douleur. Symboles vivants ou figurés d’un passé dans lequel elle se projette pour échapper à son présent. Les danseurs-parents représentent sûrement la vie qu’elle fantasme mais qu’elle ne vivra jamais.


Tous ces thèmes trouvent leur explication dans l’interaction avec la mère castratrice (je sais pas si ça se dit pour une enfant, mais pourquoi pas après tout).
Immédiatement, leur rencontre s’ouvre sur une séance photo, qui ramène les personnages à un temps passé comme celui de la boîte à musique. On apprend d’ailleurs qu’il s’agit d’« un temps que je n’ai jamais connu mais dont bizarrement je suis nostalgique ». Pourquoi ? Je pense que la narratrice vit sa vie entièrement à travers ses parents, qu’elle s’identifie à eux comme une image insurmontable et idéalisée, et qu’elle fantasme sa propre existence via leurs souvenirs. Les parents sont encore idolâtrés et vus comme supérieurs (« Moi qui suis née en ville, y ai toujours vécu, je me trouve bien moins de classe que ces deux-là »). La mère renforcera cette idée en dénigrant sa fille dans le non-dit (« la qualité est médiocre, ne dit-elle pas »). Le silence est une arme pour blesser l’enfant, comme lorsqu’elle attend « quelques mots tendres à [son] endroit » qui ne viendront pas : cette sensation lui rappellera alors la douleur physique du martinet.
La cruauté de la mère vient de la rancœur qu’elle a envers des enfants non désirés (« la pilule qui n’existait pas »). Elle préférerait ne pas en avoir et être « libre ». Finalement, les deux personnages sont prisonniers l’un de l’autre.

L’angoisse et la douleur se transforment finalement presque en psychose au sens clinique. La narratrice éprouve plusieurs symptômes physiques (« Un nœud s’est formé dans ma gorge », « Mes jambes tremblent », « Je respire de plus en plus mal », « Un vertige. La tête me tourne », « je suis au bord de la nausée »). Le personnage est saisi de rêves/hallucinations (« le sol se dérobe soudain », « je tourne moi-même, embarquée sur la piste de danse »). On a donc bien à faire à une maladie mentale, comme le suggérait le texte et le symbolisme. Ce déséquilibre mental participe à l’extrême co-dépendance de cette femme déjà vieille envers sa mère, puisque ses hallucinations la ramènent chez ses parents presque contre sa volonté.


Au final, c’est un texte bien mené et bien écrit, riche d’indices qui semblent tous mener vers un portrait psychologique cohérent. J’ai trouvé que l’on versait parfois dans l’excès. Il m’a été difficle, par exemple, d’imaginer la narratrice prise d’une angoisse physique devant le débarras du martinet, elle qui passe si régulièrement chez ses parents. Difficile de croire également à la violence de cette crise d’angoisse pour une visite qui semble faire partie de sa routine. Mais encore une fois : je ne suis pas psy. Au final, j’ai été intéressé mais pas vraiment captivé : ce portrait méthodiquement dressé ne m’a pas atteint émotionnellement mais je dois dire que je ne suis pas non plus très réceptif pour ce genre de texte. Le personnage peut-être trop passif, trop vulnérable, au point de paraître un peu niais au final, est peut-être la raison qui fait que je ne suis pas totalement investi.
Malgré tout, comme vous le pouvez le voir, la richesse du texte m’a invité à la réflexion et je respecte l’écriture précise tout comme la cohérence remarquable des nombreux éléments proposés.

   jeanphi   
13/8/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime bien
Bonjour,

Je trouve ce texte superbe, en certain endroits vous amenez de cette magie dans le récit qui me rappelle mes lectures de Jean d'Ormesson, nottement l'apartée sur les cheveux.
Tout l'agencement du récit me semble être de fine facture, de la première courte phrase à la dernière. Le récit est, comme le dit Jemabi, très évocateur. Impossible de ne s'y associer d'une manière ou d'une autre.
Je dirais que, pour la description de l'échange avec la mère, vous parvenez à vous adresser à l'intimité du lecteur que je suis. Le personnage principal me paraît trop étrangé pour me procurer cette sensation, mais je ne doute pas qu'une analyse plus pointue de ma part mène à ce même constat de sensualité (au sens large).
Je salue cette justesse et cette subtilité dans le développement de la psychologie des personnages.

   Cleamolettre   
13/8/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour,

C'est un beau texte, pudique, délicat, pour dire l'emprise et la douleur d'une enfant en mal d'amour maternel et probablement paternel aussi. Marquée à vie par son enfance, coincée dans une boucle temporelle et un lieu (l'immeuble des parents) comme les personnages de la boite à musique qui la fascine, sans doute car elle se sent bloquée dans la ronde, comme les danseurs, même s'ils figurent sans doute ses parents au bal.

Enfant désormais âgée mais qui reste une petite fille, apeurée par les remarques insidieuses, les reproches d'exister (en creux, si la pilule avait existé, elle ne serait pas née), les souvenirs cuisants des lanières du martinet. Et cette petite fille qui ne s'est pas apaisée, toujours en quête de réparation, ne peut s'empêcher de se faire elle-même du mal en allant constamment chez les parents, au lieu de couper les ponts et de se donner ce qu'elle n'a pas reçu : de l'amour, de la liberté, de quoi grandir et s'émanciper.
Coincée dans cette ritournelle et ce passé jusqu'au malaise physique. Je lui souhaite de tout coeur de parvenir à guérir son enfant intérieur... Peut-être en cassant la boite à musique pour commencer, un peu de rage et de colère face à l'injustice de l'enfant non désiré, mal aimé, mal traité...

Je m’investis dans son histoire et lui espère un meilleur futur, preuve que j'ai été touchée, émue, pour la narratrice, un peu parce que j'ai pu me reconnaitre dans certaines choses, beaucoup parce que c'est bien écrit, sans pathos, sans appuyer, élégamment.
Merci et mes compliments pour ce moment de lecture qui m'a plongée dans le récit en oubliant tout autour.

   Myndie   
14/8/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour Cyrill,
beaucoup de choses ont été judicieusement relevées par les commentateurs qui m'ont précédée ; tout a été dit me semble t-il sur la symbolique des danseurs de la boîte à musique, l'amertume de la mère, ses regrets et son aigreur qui la mènent à une cruauté de despote, le complexe de Peter Pan de la fille et la somatisation de ses névroses (anorexie, malaises...), la culpabilisation, la placard noir et les « noeuds » du martinet...
Sans doute peut-on pousser l'analyse un peu plus mais est-ce bien nécessaire ?

Je suis peu armée pour le commentaire de nouvelles mais j'ai tout de même eu envie de m'exprimer sur ce qui m'a impressionnée et touchée dans ce récit.

D'abord, c'est un sentiment que j'ai souvent eu en lisant les romans de Stephen King. Je me suis dit -tu vas te moquer – que tu devais avoir été une femme dans une vie antérieure pour dérouler avec tant de lucidité tout un écheveau de réflexions, un fonctionnement cérébral plutôt féminins, comme si tu t'appropriais cette substantifique moëlle qui peut être un atout quand elle se limite à l'hypersensibilité mais qui est si toxique quand elle nous dépasse.
Ensuite, tout simplement, moi aussi j'ai été très touchée par cette histoire qui n'a rien à voir avec mon propre vécu mais dont moi aussi je reprends à mon compte certains éléments. Pour des raisons qui me sont propres, j'ai vraiment été très touchée, pour ne pas dire bouleversée.
Et puis enfin, parce qu'il y a de la magie dans ton écriture, ce petit plus que de ta plume qui fait d'un texte écrit simplement et clairement un vrai plaisir de lecture, ces phrases choc, ces trouvailles à la Cyrill :
«  la qualité est médiocre, ne dit-elle pas »
« "Je suis enceinte à vie et contre mon gré de deux êtres, dont l'une est censée m'avoir portée"

Merci pour ce très beau texte.

   Cyrill   
22/9/2024

   Louis   
16/9/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime bien
Si la « fugue » désigne une forme musicale, elle prend aussi, dans ce texte, une connotation psychologique et existentielle.

Et c’est bien par la musique que le texte commence, avec un morceau musical reproduit par un mécanisme d’une « boîte à musique » qui joue, non pas un air fugué, mais celui d’une simple valse.
L’intérieur de la « boîte » révèle un couple de figurines qui tournoie au bord d’un disque dont le décor figure une piste de danse.
Fascinée par ce spectacle sommaire, la narratrice ne cesse de le contempler ; très souvent, obsessionnellement, elle enclenche le mécanisme qui produit danse et musique.

Cette scène la renvoie au passé, celui des « années cinquante ». Un temps heureux, « le bon temps », celui des amoureux et des « grands enfants ». Mais il ne s’agit pas de son passé personnel. Elle n’y associe pas ses souvenirs. La scène remonte le temps par-dessus sa naissance, et la mémoire associée à ce temps heureux de la valse n’est pas la sienne, mais celle de sa mère.
Le temps heureux est celui d’avant son existence, ce temps « avant que les choses ne se compliquent et ne prennent à nouveau cette tournure si grave ».
Temps figé d’une éternité, incessamment reproduit, perpétuellement répété à l’identique qui voudrait empêcher le devenir temporel.
Ainsi la narratrice est-elle sans cesse ramenée au temps d’avant sa naissance, point d’éternité avant son existence, qu’elle ne connaît que par les souvenirs de sa mère.
Elle n’a donc pas la nostalgie d’un vécu personnel, mais celle d’un temps de non-existence, d’un temps qui n’était pas le sien, et qui a pris fin par sa venue au monde, à cause de sa naissance, faute à son existence advenue qui ne peut être que malheur et cause de malheur.

La boîte à musique joue le temps heureux de son inexistence ; elle figure la négation de son être même, de sa vie personnelle.

Devant ce spectacle pour elle fascinant, la narratrice a cette illusion, et cette lucidité qui lui fait dire : « Je crois pendant quelques minutes que c’est ma propre vie qui est mise en scène, alors que je suis là, chez moi, à ne rien faire. À fuir ma vie, et me fuir moi-même. »

C’est bien une "fugue" qui est représentée, en effet, non dans la structure musicale de la valse, mais dans celle existentielle et psychologique de la fuite, puisque la scène représente une autre vie que celle de la narratrice, celle de sa mère, dans une fuite donc hors de sa propre vie, hors de son temps propre, hors de soi.
Mais c’est bien aussi sa vie qui est « mise en scène » en ce qu’elle se réduit à cette fuite perpétuelle hors de sa propre existence.

On se trouve face à un "sujet de fugue" au sens d’individu en fugue, et non plus simplement de sujet musical.
Deux idées opposées sont généralement liées à celle de la "fugue" : si l’une affirme un pouvoir d’être créateur, voire maître de sa vie, « c’est toujours sur une ligne de fuite qu’on crée (…) parce qu’on y trace du réel, et que l’on compose un plan de consistance » : écrivait G. Deleuze, le diagnostic posé sur l’autre appauvrit son image et le sujet humain n’est alors plus agent de sa vie, ou son sujet libre, mais un "patient", celui subit et n'est que réactif. Dans ce cas, la fugue n’est plus que fuite de soi et non plus quête ou conquête de soi, correspondant en quelque sorte au phénomène d’une "dissolution de l’être" et d'une "désintégration’"

Si le texte part de la description fascinée d’un mécanisme physique, matériel, la suite se poursuit par un autre mécanisme, celui qui mène la narratrice chez sa mère, celui qui la lie à elle, par un effet répétitif, où se renouvelle, toujours inassouvi et frustré, un désir de la narratrice.
Chez la mère, le même manège toujours recommence, par la « séance souvenirs ». Toutes deux, mère et fille, sont prisonnières du passé.
Ni l’une ni l’autre n’ont réussi à le fuir, à s’en libérer.
Ce passé d’images clichés photographiques renvoie exclusivement à celui de la mère.
Le passé de la narratrice est absent dans ces clichés, il n’apparaît pas. Pas d’existence, pour elle. La narratrice n’a été ni désirée ni aimée. En vain, elle attend une photo d’elle, enfant. En vain, un mot pour elle :
« Peut-être aura-t-elle quelques mots tendres à mon endroit et verrai-je son visage se parer d’une expression maternelle. Mais mes attentes restent vaines ».
On voit quel désir anime la narratrice : celui d’être reconnue, aimée ; ainsi est-elle en permanence dans la quête d’un signe qui assure son existence.
Ce désir inassouvi la ramène toujours auprès de sa mère, dans l’espoir toujours d’être satisfait. Dans un mécanisme où se joue, se répète et se renouvelle, le désir d’une reconnaissance qui ne vient jamais, mais à laquelle jamais non plus le désir ne peut renoncer. ( « L'homme ne renonce jamais à rien, seulement il échange une chose contre une autre » affirmait justement Freud).
La narratrice constate, à chaque tour de manège, combien elle est objet, non de désir, mais de rejet. D’un rejet violent, que symbolise bien "l’image" en creux, l’image-souvenir du « martinet ». Il n’a plus sa place dans le placard, mais il demeure. Et demeure la douleur du corps, punition infligée pour oser exister, faute impardonnable d’une existence, dans une inexorable souffrance.
La mère s’attarde sur la photo qui la représente jeune, elle et son futur mari, elle et le père de la narratrice. Ils dansent, ils valsent.
Tous deux ramenés à leur jeunesse, par-dessus le temps du mariage, des enfants, des difficultés matérielles. Mais ce temps-là est nié, son rêve détruit, par l’existence même de la narratrice.
Elle voulait "vivre", elle voulait "danser", tracer les arabesques d’un monde romantique et romanesque.
Dans une forme de bovarysme, il lui apparaît que, loin de se conformer à ses rêves, la vie conjugale, la maternité, la vie de famille ne lui ont apporté que frustrations et désillusions.
Elle voulait rester perpétuellement jeune et belle. « Elle est très âgée et se rêve éternellement jeune », tout l’avenir devant elle, mais le constat est amer d’une perte irrémédiable, et devant elle, la présence coupable
d'un "avenir" qui ne s’est pas réalisé.

Certains parents vivent à travers leurs enfants ce qu’ils n’ont pas pu vivre, réalisent à travers eux leurs rêves déçus ; mais ici, pour cette mère de la narratrice, c’est l’inverse. Elle ne vit pas à travers sa fille, mais "meurt" par elle.
Un mécanisme mortifère s’est installé entre elles.

Ses « lubies » d’adolescente, l’« ont tuée » dit la mère, évoquant une possible tendance anorexique de sa fille, qui continue aussi et encore à la « tuer », à tuer son rêve, à détruire par son existence ce qui devait être son avenir.
L’une est la négation de l’autre ; entre la mère et la fille, la "coexistence" semble impossible.
Et si la fille refuse de manger, n’est-ce pas parce qu’elle ne veut pas se nourrir d’elle, sa mère, et revendique une indépendance, une existence autonome, le pouvoir se d'alimenter à ses propres sources ?
Par le rituel de la boîte à musique, la narratrice s’identifie au désir de la mère pour capter son amour, mais l’objet du désir de la mère est l’inexistence de la fille.
Ainsi mère et fille se fuient l’une l’autre.
Elles "s’entretuent". L’une est la "mort" de l’autre, dans une impossible coexistence.
Les deux femmes s’unissent et se fuient à la fois.

La dernière partie du texte évoque l’échec d’une fuite de la narratrice.
Le "sujet de fugue" ne se réduit pas à un sujet « en fuite ». Il y a à la fois fuite et poursuite dans la "fugue". La narratrice, dans sa fuite, dans ce qu’elle fuit, cherche à être, et poursuit sa vie, essaie d’être créatrice de ses trajectoires de fugue, poursuit une existence propre, une libération. Mais sans cesse, elle échoue.

La narratrice se trouve prise dans un mécanisme psychologique qu’elle ne maîtrise pas, ne contrôle pas. Auquel elle ne réussit pas à échapper.
La ligne de fuite n’est pas tracée, la fugue se fait tourbillon, « l’tourbillon d’la vie », tourbillon autour d’un point fixe, en cercles renouvelés, comme dans la boîte à musique ce disque qui tourne autour d’un point immobile du passé, exerçant une force concentrique.
L’échec de la ligne de fuite est la réussite de la ligne tourbillonnante et circulaire qui trace comme un zéro de l’existence.

L’ « art de la fugue » qui donne son titre au texte désignerait-il ironiquement l’échec de la fugue, au moins au sens psychologique et existentiel ?
Sans doute, mais au sens musical appliqué au littéraire, il semble qu’un procédé de « fugue » constitue la dynamique du texte.
Les trois parties qui le composent ne répètent pas un même sujet, mais le font varier, l’imitent ; elles s’éclairent l’une l’autre. La forme fuguée parle de la fuite, mais d’une impossible fuite où tout finit, forme et sujet, par tourner en rond.

Un texte réussi, me semble-t-il, qui traite avec finesse les rapports psychologiques entre les deux femmes, mère et fille.


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