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Fantastique/Merveilleux
Cyrill : Le gardien [Sélection GL]
 Publié le 09/09/22  -  13 commentaires  -  7209 caractères  -  95 lectures    Autres textes du même auteur

Rien à l’horizon.


Le gardien [Sélection GL]


Je suis le gardien.

J’occupe fidèlement ce poste depuis que l’on m’en a confié les rênes. Au bas mot cela doit faire un bon nombre d’années. Serviteur de l’État jusqu’au bout des ongles, j’accomplis mon devoir avec une ferveur de fonctionnaire, un sérieux dont je m’enorgueillis. Je continuerai probablement jusqu’à ce que mort s’ensuive si cela s’avère nécessaire. Dieu soit loué, l’administration ne paraît pas pressée de se passer de mes compétences. Il semblerait bien qu’à ce jour personne susceptible de mener à bien cette mission ne se soit fait connaître pour prendre ma suite. Sinon pourquoi, à l’âge que j’ai, ne m’enverrait-on pas mon dossier de retraite ?

Jour après jour j’observe, annote et mesure scrupuleusement. J’établis des rapports et fais des prévisions. Je scrute le moindre changement, étudie les variations infimes. L’œil rivé sur mes instruments, je trace des lignes. Brisée, droite, sinusoïdale, asymptotique, pas une seule ne met à mal ma dextérité. Jamais je ne déroge aux exigences de ma fonction. Jamais je ne me laisse distraire. J’envoie quotidiennement des relevés, assortis de mes conclusions. La méticulosité et le professionnalisme dont j’ai toujours fait preuve en remontreraient à plus d’un.


Je suis le gardien, en chef. Promotion de longue date et amplement méritée selon moi eu égard à mon savoir-faire et ma perspicacité. J’ai le charisme nécessaire pour diriger une équipe. Nul ne se plaint. Aucune mauvaise décision, aucune erreur ni choix calamiteux de mon fait. À moi seul j’abats mieux que toute une armée le travail qui m’est dévolu. Le nécessaire et le superflu, quoique le superflu finisse toujours par s’avérer utile, si ce n’est essentiel. Pas n’est besoin d’ordres venant de ma hiérarchie. Depuis bien longtemps on me fait toute confiance. Mon expertise n’est plus à prouver. J’ai suffisamment d’années d’expérience derrière moi pour me passer de directives, on a manifestement bien compris cela en haut lieu. J’ai donc toute latitude pour décider des priorités, prioriser les décisions, jamais un blâme ni même un désaveu. Le téléphone reste silencieux et la boîte aux lettres obstinément vide, preuves s’il en est que mon travail donne toute satisfaction. Je ne me laisse pas divertir en bavardages insipides autour d’une machine à café – je n’en ai pas souhaité. Une seule boussole : le labeur, toujours le labeur. J’expédie rapidement des repas légers et vite préparés. Campant près de mes instruments, j’en entends les moindres tic-tac. J’ai le sommeil léger, l’ouïe toujours en alerte. Ma capacité de travail, ma vivacité à réagir, en imposent et je ne peux que m’en assurer en apercevant furtivement ici ou là la noblesse émanant de mon reflet.


Je suis le Gardien en Chef.

C’est un sacerdoce auquel je me soumets avec dévotion. Quelle que soit ma fatigue, mon état de santé, quels que soient les évènements, je m’applique à la tâche en implacable, humble et indispensable élément d’un rouage complexe et admirable. Celui-là même qui permet et perpétue son propre élémentaire fonctionnement. Aucune avarie n’a jusqu’à présent été à déplorer. Ceci grâce à moi, je me permets de l’avouer en toute modestie. J’interviens toujours à temps, constatant, appréciant et avisant. Révisant mes annotations et tirant les conclusions qui provisoirement s’imposent.

Je suis le Gardien En Chef et je suis entièrement libre d’ordonnancer la veille et de veiller à l’ordonnancement. Depuis que j’occupe cette responsabilité je suis seul. À ma prise de poste j’adressai à ma hiérarchie force notes fébriles et mémos pertinents, la convaincant qu’il serait plus nuisible qu’efficient de m’adjoindre quelque collaborateur ou subordonné que ce soit.


*


Ce matin j’ai l’humeur légère et le cœur brimborion. Rien ni personne susceptible de me détourner de mes calculs, susceptible de contester mes prévisions. Leur justesse, leur harmonie m’est presque douloureuse tant elle atteint l’indiscutable perfection. Dans cet état de contentement, me vient l’idée un peu saugrenue de prendre des nouvelles de mon patron, la petite famille et tout ça. Aurait-il quelques compliments à m’adresser que je n’en serais pas fâché quoique les recevant avec modestie. « Je suis le Gardien en Chef », me préparé-je à prononcer dans le combiné avec un savant mélange de déférence et de familiarité séant strictement au motif de mon appel et au grade de mon interlocuteur. Mais un clic se fait entendre, puis un message à peine audible :

Il n’y a plus d’abonné au numéro que vous avez demandé, il n’y a plus de Ministre Universel de la Surveillance des Évènements, il n’y a plus de Siège au Ministère Universel de la Surveillance des Évènements, il n’y a plus d’Évènements, il n’y a plus rien, il n’y a plus, il n’y a… veillez à ne plus… Minis…

Un message sans destinataire autre que fortuit de toute évidence, toujours recommencé, répété en écholalie d’un coin de l’espace à l’autre, dans un silence astronomique. Je l’écoute comme hébété. Je reste longtemps abasourdi par l’incessant et funeste communiqué. Une inquiétante léthargie semble engourdir petit à petit mon esprit. J’essaie, sans force, de retenir des semblants d’embryons de certitudes, de synthétiser l’analyse, de sauver le meuble en le rendant immuable. Je tente en vain des acrobaties mathématiques relatives à restreindre l’expansion des augures mais la force à l’œuvre dans cette voix sortant d’un téléphone pourtant complètement hors d’âge annihile la plus parfaite équation. Cet appareil avec son cadran rotatif et son fil tire-bouchonné a beau être en totale inadéquation avec la science en marche, avec l’avenir, il exerce cependant son pouvoir de nuisance jusqu’à faire mentir la plus élémentaire des particules et me faire trembler sur mes assises.



Je suis le Gardien En Chef et il faudrait voir à ne pas la ramener avec les salades soi-disant enregistrées d’un répondeur téléphonique crachotant des soi-disant vérités, ineptes et quasiment inaudibles. Il faudrait voir à se calmer, à manifester un tant soit peu de considération envers mes galons et mes qualifications. Il faudrait voir à revoir la façon, le ton, l’élocution. Il faudrait voir à avoir quelque égard et quelque prévenance quant à la manière et l’art de ne rien dire, de ne rien faire savoir. Je ne suis pas homme à croire au premier enregistrement venu, quand bien même celui-ci ne dirait rien de recevable et émanerait d’un supérieur ou plus probablement du sous-fifre d’un supérieur ne lui arrivant pas même à la cheville, ne m’arrivant conséquemment guère plus haut que le bas du mollet.


Je suis le GARDIEN EN CHEF de ce Trou du Cul de l’Univers et tout ce qui se trouve à l’Horizon des Évènements petits et grands, sur la margelle de la désespérance, sur le bord du doute et de l’inexistence, aux confins des circonstances, au bout du bout de cet Horizon que je garde et inspecte, que je garde et contrôle et dont je note depuis la nuit des temps le passage à travers lui des Évènements grands et petits est voué à tomber et tomber sans fin dans le Non-Espace-Temps du Néant d’avant les Évènements, dans le Trou Noir du Cul Noir de l’Univers.


Je suis le…


 
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   Anonyme   
18/8/2022
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↓
En lisant ceci :
Sinon pourquoi, à l’âge que j’ai, ne m’enverrait-on pas mon dossier de retraite ?
j'ai eu la certitude que le narrateur s'agitait dans le vide et que sa mission n'avait plus d'objet, à supposer qu'elle en eût eu. La suite de la nouvelle, le renversement apporté par le fatal coup de téléphone sur l'appareil hors d'âge, ne m'ont donc pas surprise. Aucune importance : j'ai trouvé efficace et bien menée la progression de la déroute du narrateur qui, à mesure qu'il perd pied, s'accroche à ce qui donne sens à son existence de rouage.

Cette mise en scène de l'aliénation cosmique comme illustration de la condition humaine m'a paru ample, efficace. Du beau boulot à mon avis, rien de neuf toutefois.

   Vilmon   
20/8/2022
 a aimé ce texte 
Un peu
Bonjour,
Malheureusement, j'ai trouvé la tournure du récit assez prévisible après le premier ou deuxième paragraphe. Et le dénie à la fin du récit est aussi prévisible. C'est très bien écrit, un beau vocabulaire, dont je ne connais pas certains mots. J'ai apprécié cette gradation d'un paragraphe à l'autre dans lequel le personnage se conforte de son importance. Une question me nargue, si le ministère est caduque, comment se fait-il que cet administrateur de la fonction publique reçoit toujours un salaire et que son bureau soit toujours présent ? Je déplore un peu que le récit se fasse en silo, complètement indépendant, que le reste des interactions soient hors champ. Je comprends que c'est l'atmosphère que l'on veut donner au personnage, mais en temps ordinaire, il y aurait eu d'autres indices que son ministère n'existe plus bien avant ce coup de fil, à mon avis. J'ai bien apprécié la qualité du texte.

   Anonyme   
27/9/2022
 a aimé ce texte 
Un peu
Bonjour,

Je pense que dès le début il y a une confusion entre le renne l’animal et le rêne, la bride, ce qui m’a fait sourire. Alors, ce gardien, qu’est-ce qu’il nous raconte ? Il nous parle de sa fonction, de ce qu’il fait, certes, mais c’est un peu flou et surtout longuet et rébarbatif avant que la nouvelle ne démarre vraiment sous forme d’un message sibyllin qui semble tourner ad libitum et que notre coquin écoute, hébété. On oscille entre l’anticipation, le réalisme et un poil de surréalisme, je ne sais pas pourquoi à ce moment de la lecture je pense à ce vieux film bizarroïde, Brazil. La nouvelle se termine et l’on reste dans le mystère. Est-il complètement secoué de la caisse ? Paranoïd ? Mythomane ? Ce gardien reste totalement mystérieux.

Bon, il manque vraiment un truc pour que ce récit m’ait captivée mais il y a une ambiance indéniable qui émane de ce texte.

Anna en EL

   senglar   
22/8/2022
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Bonjour,


Elégant !
D'une lecture très facile, très agréable, très claire et très légère. D'un découpage parfait avec des paragraphes qui s'amenuisent dans trois blocs qui eux-même s'amenuisent alors que l'on se dirige vers la résolution finale.
Pas forcément attendue.
On se dit que l'on n'a rien à craindre avec ce gardien-là, puis on s'aperçoit qu'il y a tout à craindre car il n'y a plus rien à garder.
Nous sommes tous morts et nous ne le savons pas.
Merci de m'en avoir informé.
Veuillez s'il vous plaît m'envoyer un faire-part de mon mon propre décès.

"Je suis le..."

   Donaldo75   
27/8/2022
 a aimé ce texte 
Bien
Allez, ça commence avec une belle perle: "J’occupe fidèlement ce poste depuis que l’on m’en a confié les rennes." Je suppose que si ce texte est publié, quelqu'un va délivrer ces pauvres bêtes.

🤣🤣🤣

Sinon, j'aime bien ce côté kafkaïen (je sais, souvent Kafka est mis à toutes les sauces) qui mettrait en pièces un traité en management tellement la satire est progressive et hallucinée. Le vocabulaire employé est riche, foisonnant, ce qui s'accorde avec la narration dont la folie prend de la place atome par atome, molécule par molécule. Le découpage est à cet égard réussi, autant dans le narratif que dans l'occupation spatiale que prennent les signes sur la plage - waooou, je commence moi aussi à couper les cheveux en mille-vingt-quatre voire en deux mille-quarante-huit, ça fait peur - ce qui réduit le côté cerveau gauche appuyé que j'ai trouvé à ce texte.

   JohanSchneider   
9/9/2022
 a aimé ce texte 
Un peu ↑
Rênes ou rennes peu importe, il y a néanmoins un contresens dans la mesure où la vraie signification du terme implique une notion de prise de pouvoir ou de contrôle.
Or le narrateur semble débuter à un niveau plus ou moins subalterne.
La progression jusqu'au final est assez prenante et bien menée.
Mais dans l'ensemble on peut prendre ce texte comme une satire ou une caricature de la bureaucratie, une de plus et sans véritable surprise.

   Angieblue   
9/9/2022
 a aimé ce texte 
Bien ↑
Je trouve que ça tourne trop en rond avec ce gardien obsessionnel et égocentrique. Bon, je pense que c'est un peu l'enjeu de ce récit, matérialiser cet égo qui se prend pour le centre de l'univers, gardien de tout évènement, matérialiser via cette écriture qui tourne en rond le néant auquel tout est voué.
C'est volontairement centré sur le gardien, mais il aurait fallu plus d'actions, plus d'évènements pour m'emmener dans cette spirale du néant. Il m'a manqué un peu de magie et de poésie.
Par contre, très bon le dernier paragraphe avec "le cul noir du trou noir de l'univers". Au fond, ce récit est plus réaliste et philosophique que fantastique...

   papipoete   
10/9/2022
 a aimé ce texte 
Bien ↑
bonjour Cyrill
Une fois encore, vous écrivez sans vocabulaire à décrypter, et ce personnage haut en couleur me fait sourire ! Il y a du " j'suis l'plombier " de Fernand Reynaud ; et comme ce japonnais sur une île des Philipines, terré dans son abri, persuadé que la guerre faisait rage en... 1972 !
NB ce gardien, le gardien en chef de rien du tout, quand au bout du fil, il entend ce que ses oreilles refusent d'admettre ; son employeur n'existe plus... il n'en a cure puisque il s'est toujours débrouillé tout seul, faisant son travail à la perfection... normal ! il est " gardien en chef "
Comique par moment, mais au final, pathétique récit

   ferrandeix   
10/9/2022
 a aimé ce texte 
Beaucoup
L'argument de la nouvelle et sa chute me paraissent réussis, notamment le décalage entre ce gardien présomptueux, dérisoire, et l'importance cosmique de sa fonction. Le hiatus crée son effet, engendrant même un malaise d'ordre métaphysique. Le long développement étalant l'autosatisfaction du personnagei aurait pu être écourté quelque peu, néanmoins la qualité globale de l'écriture permet à cette digression de passer. il est réconfortant de constater que la qualité stylistique permette par elle-même de conserver l'intérêt du lecteur. Quelques défaut, me semble-t-il:

"Trou du Cul de l’Univers". Certes, les "gros mots" sont des mots littéraires, depuis Rabelais, et possiblement avant, mais cet emploi dans le contexte est-il bienvenu?

Des doubles ou triples répétitions de "de" ou "des", "du" en cascade: à éviter:

Ex: de retenir des semblants d’embryons de certitudes. (quadruple préposition identique)

Quelques cacophonies gênantes également:

"La méticulosité et..." (homovocalisme é é)

"boussole : le labeur..." (cacophonie consonantique directe l l par apocope du e de boussole)

.................

Bien évidemment, on trouve ces défauts chez de "grands" auteurs, mais cela ne les transforme pas en qualités.

Au final, rien de rédhibitoire.

   hersen   
10/9/2022
 a aimé ce texte 
Beaucoup
j'ai beaucoup aimé cette nouvelle, de l'attente, du déni, de la solitude.
Placer ce gardien dans un phare, c'est une excellente métaphore, un phare qui donne la lumière mais monte-t-il encore les marches ?

L'ambiance est très bien posée, on comprend assez vite mais ce n'est pas gênant, puisque la nouvelle n'est pas basée sur le suspense, mais sur ce déni de la solitude.

le ton, tout au long de la nouvelle, correspond exactement : il y a de la répétition dans la vie de cet homme, des certitudes auquelles il se raccroche, et jamais le rythme ne change, c'est la continuité.
merci pour cette bonne lecture !

   Anonyme   
12/9/2022
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Quand l'autosatisfaction du gardien devient trop insistante on devine qu'il y a problème. Bingo !
Bravo pour cet auto-encensement qui s'amplifie de paragraphe en paragraphe, jusqu'à révéler le drame grâce à l'utilisation d'un vocabulaire riche et plaisant. Mention particulière pour le cœur brimborion qui ravive dans ma mémoire d'agréables souvenirs.
Aller jusqu'au bout de l'histoire pour connaitre la situation réelle n'est pas forcément la bonne méthode de lecture car le mystère plane encore.
Que s'est il donc passé exactement ?
Auteur es-tu là ?

   Louis   
12/9/2022
 a aimé ce texte 
Beaucoup
Le narrateur affirme avec vigueur et insistance son identité. Voilà qui je suis : je suis le gardien.
Que garde-t-il ?
Il ne le dit pas pour commencer. De quoi est-il le gardien ? sera la seule question qui conservera le lecteur en suspens, et qui ne se révélera qu’à la fin du texte.
Car ne il ne se passe rien dans ce récit. C’est un récit d’aventure sans action, un récit paradoxal dans lequel aucun événement ne se produit, alors que l’événement sera le sujet essentiel de cette histoire sans histoire.
Récit voisin du roman de Dino Buzzati : le Désert des Tartares. Le «gardien » rappelle, tout en se démarquant de lui, le personnage de Buzzati : Giovanni Drogo.
Contrairement à Drogo, en effet, le Gardien n’est pas dans l’attente d’un événement à venir, il n’attend pas, dans le désert qui l’environne, que quelque chose se passe. Il contemple les événements, mais en ce lieu où ils n’ont plus lieu, là où ils se perdent dans le désert, qui n’est pas éblouissant de lumière, mais un désert noir, un « Trou du Cul de l’Univers », un horrible « trou noir ».


Le gardien s’est enfermé dans le "même’’, dans la répétition indéfinie du même.
Ses gestes relèvent d’une tradition, ou d’un rituel, plus psychologiquement d’une compulsion de répétition, d’une compulsion maniaque. Il inscrit ses gestes répétitifs dans un temps perpétuel, sans origine ni fin. Il semble avoir toujours exercé sa fonction, son début s’avère inassignable : « ça doit faire un bon nombre d’années », « je note depuis la nuit des temps… », et il ne peut envisager, il ne peut accepter qu’elle prenne fin.

Enfermé dans le même, il n’accepte pas ce qui est "autre’’. N’accepte pas le changement. N’accepte pas l’événement. Il n’y a d’événement, il ne se passe quelque chose, que si le même laisse place à ce qui est autre. Or le « Gardien » pris dans le "même’’, exclut l’autre.
Il ne se passe quelque chose que dans l’irruption de l’autre, dans le changement ; il ne se passe quelque chose donc qu’à la condition qu’il y ait du temps. Le gardien refuse le temps.
Dans une position d’éternité, il contemple la fin des temps, la fin de tout événement.

Le Gardien n’est pas l’origine d’un quelconque événement.
Il n’en produit pas, et n’accepte pas qu’il en survienne dans sa vie de fonctionnaire, vouée toujours aux mêmes gestes.
Sa fonction de gardien ne consiste pas, en effet, dans une action, qui change les choses et produit donc de l’événement.
Témoin passif, seulement témoin immobile de ce qui se passe et devient, observateur de la mobilité des choses et des êtres : «J’observe, annote et mesure scrupuleusement », il se limite à des constats dont il rend compte par des graphiques, des représentations géométriques. Il est juste le géomètre de l’événement. Ou son statisticien.

Voilà donc ce qu’il garde : l’événement.
Il garde, le regarde, le constate, le chiffre, mais n’y participe pas, n’agit pas sur lui, pas plus qu’il ne le provoque.
Il fait le guet, c’est un veilleur, toujours attentif, toujours scrupuleux.

Si l’ ‘"autre’’ n’est pas accepté, c’est aussi au sens d’ "autrui’’. Le Gardien est un homme solitaire. Il vit et travaille seul : « à ma prise de poste, j’adressai à ma hiérarchie force notes fébriles et mémos pertinents, la convaincant qu’il serait plus nuisible qu’efficient de m’adjoindre quelque collaborateur ou subordonné que ce soit ».

Pourtant, il est en attente d’une reconnaissance sociale. Il se déclare « gardien en chef », mais un chef sans subordonnés, ou seulement le supérieur de subordonnés virtuels :
« J’ai le charisme nécessaire pour diriger une équipe »
Il justifie sa solitude par sa compétence, son « expertise ». Ses capacités sont telles qu’il n’aurait besoin de personne pour le seconder. La croyance en ses hautes possibilités lui permet, de plus, d’interpréter le silence de sa hiérarchie, ou encore le fait de ne pas être remplacé, alors qu’il a l’âge de la retraite.

Un événement pourtant se produit, dans un message téléphonique : « Il n’y a plus d’Événements, il n’y a plus rien »
Information qu’il ne peut pas accepter. Elle signifie la fin de sa fonction, à laquelle il s’identifie. Il signifie sa mort : « Funeste communiqué ». Et sa solitude absolue dans un total isolement.

Il n’est pas le simple témoin du déroulement des événements, il observe plutôt leur horizon.
Tout événement en devenir s’achève, constate-t-il, dans un « trou noir »
Le trou noir, comme phénomène cosmique, est ce lieu non-lieu, où tout s’achève, où toute information se perd, où tout événement s’abîme dans un temps si dilaté qu’il se confond avec une éternité. Il lui apparaît comme : « le Non-Espace-Temps du Néant »

L’événement à son horizon n’a rien produit, pas d’œuvre finale qui se réalise. Les évènements ne convergent pas vers une fin qui leur donnerait sens comme accomplissement temporel d’une grande œuvre, d’un vaste plan, d’un grandiose dessein. Pas de téléologie observable. Pas d’eschatologie.
La fin des temps est la fin de tout événement, et tout arrive en vain.

Le Gardien est le lucide témoin de l’absence d’objet des grandes espérances. Présent à « la margelle de la désespérance », au bord du trou noir, il constate qu’il n’y a rien à attendre du destin des hommes et de tout l’univers.

Il constate, comme l’Ecclésiaste, que tout est « vain », que tout est vanité, au sens premier du terme, du latin "vanus’’ : vide, creux, sans substance, parce que tout s’abîme en fin de compte dans un trou noir.
Mais ‘"vanitas’’ en latin signifie encore : prétention, fanfaronnade, et ainsi faire preuve de vanité c’est s’accorder une importance que l’on n’a pas.
Paradoxalement, le Gardien s’affirme avec vanité dans l’observation que tout est vain.
C’est qu’il désire échapper à la vanité de toutes choses, au monde fugace et dérisoire, impermanent et insignifiant.
Tout passe, mais il ne veut pas passer.
Comme tout homme, il est en lutte contre le "temps qui passe".

Tout finit au fond de l’abîme, dans un grand « trou noir », et pourtant le Gardien, solitaire, dans son immense solitude, sait que sa vie elle-même n’est qu’un événement, sait mieux que quiconque comment finissent les événements, pourtant il veut rester le Gardien, veut s’affirmer le Gardien, celui qui garde, conserve la vie, la sauvegarde. Malgré l’absurdité de sa fonction, malgré l’insignifiance du monde, il affirme tragiquement sa puissance d’exister.

Le Gardien, peut-on dire encore, est dans le « divertissement » au sens pascalien.
Son travail est un « divertissement », non pas au sens d’un loisir bien sûr, mais au sens premier du mot, celui d’une diversion, d’un détournement du regard, qui fait oublier la condition humaine «misérable » comme dit Pascal. Le divertissement est ce stratagème permettant inconsciemment d’esquiver la conscience de sa misère, d’agir le plus possible afin d’y penser le moins possible, et se masquer sa condition solitaire et mortelle. Mais le Gardien, par son activité même de divertissement, malgré son affairement, la réduction de ses observations à des abstractions mathématiques, se retrouve face au devenir insensé de l’univers, à la finitude humaine, à la perspective de la mort.
Sa situation particulière ne permet pas toute esquive. Il ne peut que voir ce qu’il advient de toutes choses.

Il veut poursuivre sa tâche pourtant, indéfiniment.
Il faut savoir malgré tout. Il y a une grandeur de l’homme dans sa lucidité et dans son savoir, avec « la science en marche, avec l’avenir». Même si :« Qui accroît sa science accroît sa douleur » comme dit encore l’Ecclésiaste.

Ainsi le Gardien veut rester gardien, il le répète indéfiniment. Rester celui qui garde et regarde. Se garde et se conserve. En vie ? Il vit si peu. Mais en témoin, en pensée du monde. En savoir. Il sait le précipice qui nous attend. Mais tragiquement, la vie reste affirmée. Elle qui vaut mieux que le néant.
Gardien inconsolable, oui, mais sans renoncement.
Il nous enseigne, un peu, à vivre malgré tout, lucidement, sans consolation possible. Avec pour seule joie, celle de connaître, et de savoir. Parce que l’Ecclésiaste se trompe, le savoir n’accroît pas seulement la douleur, il est aussi une joie.

Merci Cyril pour ce texte sans action et sans "divertissement’’, qui nous met face à notre condition humaine tragique.

   Cyrill   
16/9/2022


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