Jour 1
Allons ! Construisons des briques et cuisons-les au feu !Bâtissons nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel !
Pour la première fois, je pars à l’Est !
Après les longues plaines plates de Hongrie, les yeux ouverts par un appel mystérieux, mon âme tranquillement éveillée par la brume matinale, je me trouve dans le train, en Transylvanie montagneuse.
De petites cabanes en bois : Petites Identiques Sans identité Particulière Jonchent les collines. De longs bancs de nuages bas flottent, se dispersent et disparaissent, à mesure que le jour, tranquillement, se lève.
À perte de vue, la végétation enveloppe la mémoire d’une atmosphère macabre. Le paysage, sorti du rêve d’un pays parfaitement bucolique…
- Mais un pays ne rêve pas et ne réalise pas ses rêves.
Simultanément l’aube disparaît et le train descend à nouveau dans les grandes plaines. Je me rendors, mal assise, sur le siège tordu de mon compartiment. Mes deux compagnons de route gigotent un film.
À l’arrivée à Bucarest, la directrice des Beaux-Arts nous attend. C’est une femme très noiraude et enveloppée non seulement d’un charme typé et de belles rondeurs mais aussi d’un stress tout maternel. Elle nous avertit des dangers d’arnaque possible et nous embrasse de tous ses conseils. Première légende urbaine, il paraît que des groupes de bandits, appelés « Maradona », déguisés en policiers, somment les touristes de leur montrer leurs papiers, et les volent très rapidement.
Logés, nous partons en quête de nos premiers flyers traversant les rues de la cité de Ceausescu. Les immeubles imposants et hétéroclites rappellent les incessantes révolutions. Les régimes ont tourné laissant leur impact sur l’architecture. Un touriste américain, qui semble anachronique, documente absolument tout. Pourrions-nous espérer mieux comme terrain de jeu pour nos aventures ?
Jour 2
J’ai tiré une idée optimiste follement amoureuse qui veut rire.
Sur la terrasse des artistes en face de notre chambre d’étudiant, il y a une mauvaise radio qui passe de la musique turque. Quand les gens passent devant, ils dansent un petit peu.
Une fenêtre s’affaisse sous le poids du coude de la femme qui y campe. La cigarette se fume par un enfant de six ans. Paillettes, décolletés et mini tissus enserrent trop le corps des jeunes femmes. Le regard chaud et noir devant l’univers. La peau marquée par une mosaïque de cicatrices colorées.
Cartes psychologiques de ma géographique dérive. La collaboration s’avère prometteuse.
Jour 3
Jour de conférence où l’équipe s’invente communicative. Comme un arc bande sa corde, toute la journée, une tension sourde s’est installée dans nos âmes, en même temps que notre matériel a pris sa place dans le « Test point ». Notre démarche s’expose en multimédia. À première vue, les gens n’ont rien compris à notre conférence, mais ils finissent par s’ouvrir. Nous embrassons la route où tout se trouve.
Jour 4
Les rencontres commencent. Les formes d'optimisme varient, autant que les formes. Je me demande ce qui va se passer, ou plutôt se dégager de ce melting-pot. Le terrain est fertile, mais le paysan un peu mou. « Jouer est le plus important » n’est pas une phrase très prisée dans ce post-communisme. Les liens pourtant, se tissent.
Jour 5
Les rumeurs et les histoires fusent aujourd’hui, Chacun y va de sa vision. La mienne se trouble souvent. On revisite l’histoire. La mienne se brouille souvent. Quelque chose me dit que j’aimerais bien voir deux yeux noirs plus souvent. Ils sont derrière le bar, souriants.
Jour 6
La vodka est bonne ici. Elle fait passer les mots difficiles. Le régime est anarchique, les bananes perdues. Rien ne fonctionne. Tout s’achète. Les jolies filles sont employées par les douanes. Pourquoi se battre malgré tout ? Notre psycho-géographie étudie l’espace. L’espace pour rire n’est pas suffisant. L’espace pour penser, se mérite durement. L’espace pour s’exprimer, on ne se l’accorde pas encore.
Jour 7
Jour de performance. Préparatifs laborieux durant toute la nuit. Les acteurs disparaissent à la dernière minute. Ou il en arrive d’autres, in extremis. Ériger une tour de Babel demande des sacrifices. Nous voulons atteindre le paradis. Nous voulons parler la même langue. Nous n’y arrivons pas Nous y arrivons Nous n’y arrivons pas Nous y arrivons Nous n’y arrivons pas Nous y arrivons Nous n’y arrivons pas Nous y arrivons Voyager dans des paysages mentaux. Se perdre dans une ville inconnue. Reconnaître ce que les livres d’histoire disaient : La dictature, la Securitate, le communisme, il est interdit, On dit, il paraît, elle court la rumeur, J’ai entendu dire que le dictateur avait un corps difforme. Une trop grosse tête par rapport. Un trop gros palais par rapport. Des milliers de gens sont morts pour le construire. Ceausescu aujourd’hui est remplacé par le porte-monnaie. Des Dacias chromées glissent dans les rues fleuries d’enfants gitans. Au marché, les corps des gens suintent comme des tubercules de concombre. L’âge des soins est loin. Le corps rompu.
Le public est sage, poli, compliqué, un peu trop lourd. Parlons de la lourdeur : J’ai pris du poids. Rien n’est léger ici ; un drame. Un mélodrame.
J’ai vu des vieux encadrés par une barrière bleue et quatre policiers. Des vieux inoffensifs et peu nombreux entourés d’une grosse barrière bleue. Ils manifestaient. Ils criaient dans un vieux mégaphone pourri des sons incompréhensibles. Ils criaient pour personne, les voitures passaient devant, mais il n’y avait pas de piétons, pas de public, pas d’oreilles. Pas d’écoute, ils manifestaient là, les vieux, habillés en gris. Parqués dans l’impuissance.
Et nous, nos images brouillées, nos histoires troubles, notre présence de l’Ouest, leur parle-t-elle ? Comment dire l’indicible ? Chacun son moyen de manifestation, j’imagine. Je suis blessée. Fière de ma blessure. Mon univers est marqué. Écoutez !
Jour 8
Et Dieu a dit : « Dispersez-vous sur la face de toute la Terre » Retour en train, Hongrie vaste empire. « Et ils se dispersèrent. » Tourner la page, écrire, se rendre compte. « Et confondons leur langage » Easyjet-set : retour à Genève. « Et ils cessèrent de bâtir la ville. » Retrouver la légèreté. « Et ils n’entendirent plus la langue les uns des autres » Humblement blessés. Écoutez.
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