Ce soir-là, à la maison, c’était la fête. Mamie avait raconté comment elle avait rencontré Papy au bord du récif. Cela faisait toujours son petit effet. Même les fraises sur le gâteau semblaient s’amuser. Tata Ratatouille avait raconté une histoire qui avait beaucoup fait rire. On a encore bu du whiskey, les instruments de musique étaient sortis, on dansait.
Entre deux éclats de rire, une question était venue effrayer les oreilles de Billy, le petit dernier, qui ne disait jamais grand-chose :
- Et toi tu nous racontes une histoire ?
Évidemment, quand c'est dit comme ça, toutes les histoires que vous connaissez disparaissent instantanément de votre mémoire. Billy est devenu tout rouge. Après un silence interminable qui semblait signifier ah-là-là-il-est-pas-très-doué, il dit d'une toute petite voix : « Terre, avale-moi ! » La terre s’ouvrit sous ses pieds. Il était arrivé dans une grotte humide, si totalement noire qu’il avait l’impression de ne plus avoir de paupières. Il écarquillait si fort les yeux, qu’à défaut de voir, les sons semblaient plus présents. En réalité le silence n’était interrompu que de quelques légers clapotis de gouttelettes d’eau. Soudain, une enseigne lumineuse éblouit le timide garçon. Il parvint péniblement à lire le titre : « entre-prise-gé-né-rale des vo-lets fer-més ». La lueur des lettres avait fait apparaître une porte juste en dessous. Billy frappa, bien qu’il se demandât si c’était la meilleure chose à faire. « Entrez » marmonna une vieille voix d’homme ennuyé. Il poussa la porte. Le regard de Billy s’attarda quelques secondes sur la moquette grise, suivit le pied de bureau en métal, effleura le visage aux lèvres charnues et au front fuyant de l’homme à qui appartenait la voix, puis, troublé, partit se percher sur le portemanteau.
- Qu’est ce que vous regardez ?
Une fois de plus, il sentit sa tête se vider, mais cette fois il n’eût pas le temps de penser quoi que ce soit, l’homme enchaîna d’une voix monocorde :
- Billy, numéro 362.43.1.1 vous êtes ici aujourd’hui parce que vous avez réussi à échapper à la tentation de raconter des histoires abracadabrantes à vos proches. Vous avez également bien réagi, vous avez fait preuve de bon sens, de sécurité de l’emploi, de responsabilité face à des rêveurs innommables qui n’attendaient de vous que pire débauche ; Bravo. La commission des bilans de conscience des volets fermés s’est accordée à vous remettre cette casquette…
Il désigna une casquette grise pendue au portemanteau, « …ce balai », il montra derrière lui un balai standard, « …et ce certificat. » Il lui tendit une espèce de diplôme où était écrit en lettres grises « les maisons ferment leurs volets ».
Billy se sentit tout à coup empli de larmes et d’angoisse. Tout se mélangeait en lui ; le diplôme, sa famille si joyeuse qui avait disparu soudainement, la grotte, les lettres illuminées. Il n’y comprenait rien. Plus il essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées, plus sa gorge se nouait. Le regard triste du responsable attendait, placide. Soudain Billy eût une idée :
- Je vais vous raconter une histoire.
L’homme sans s’émouvoir du tout, poursuivit de sa voix triste :
- C’est interdit. Votre tâche maintenant sera de balayer les volets fermés.
Billy n’avait pas la moindre idée de ce que cela pouvait bien signifier. L’homme au profil étrange attendait sans doute qu’il s’empare de la casquette et du balai. Mais il se trouvait être sous terre... Où se cachaient ces fameux volets fermés ? Bien que des larmes d’impuissance coulassent le long de ses joues, Billy parvint à rassembler tout son courage pour articuler distinctement ces mots :
- Je dois vous dire, Monsieur, que je ne suis responsable de rien de ce que vous dites. Si vos maisons ferment leurs volets, je n’y peux rien. Si vos balais sont esseulés, donnez-leur des casquettes mais ne comptez pas sur moi pour devenir comme vous, je veux vous raconter une histoire et maintenant vous allez m’écouter : ici ce n’est pas un endroit pour vivre ! Il vous faut sortir, voir la lumière, changer de maison et ouvrir vos fenêtres. La terre d’où je viens a des chemins qui n’ont pas attendu vos diplômes pour exister ! »
L’effet de ces mots fut si fort, qu’ils firent disparaître la grotte, le bureau et son affable occupant. Billy se retrouva parmi les siens au moment même où on lui disait « et toi tu nous racontes une histoire ? » Alors, d’un geste vif, il s’empara du vieux balai qui était posé là, piqua la casquette de tata Ratatouille, sauta sur la table et lança d’une voix forte :
- Que ma parole soit belle et juste !
Le silence se posa sur la famille et tout surpris, ils écoutèrent les mots du petit dernier :
- Dans un temps qui n’est pas un temps, un lieu qui n’est pas un lieu, à l’heure où les maisons ferment leurs volets, un homme aux lèvres charnues et au front fuyant courait au bord du récif…
Billy ce soir-là, est devenu conteur. Il vécut toute sa vie de ses histoires, soutenu par sa famille, dont je suis fière de faire partie.
|