Page d'accueil   Lire les nouvelles   Lire les poésies   Lire les romans   La charte   Centre d'Aide   Forums 
  Inscription
     Connexion  
Connexion
Pseudo : 

Mot de passe : 

Conserver la connexion

Menu principal
Les Nouvelles
Les Poésies
Les Listes
Recherche


Sentimental/Romanesque
Dameer : Dans une faille de sa mémoire
 Publié le 18/02/25  -  5 commentaires  -  11201 caractères  -  34 lectures    Autres textes du même auteur

Et si notre « moi » n’existait que dans la mémoire qu’ont de nous les autres ?


Dans une faille de sa mémoire


Après le cours magistral, nous avons quitté le bâtiment et, comme le lundi précédent, nous avons marché un moment sous un soleil pâle, presque timide. Le chemin gravissait lentement une petite butte, un tertre isolé où nous nous sommes arrêtés. De là, nous dominions légèrement le paysage : les bâtiments de la fac se dessinaient en arrière-plan, tandis que, plus près, les voies ferrées étaient séparées par une barrière de poteaux surmontés d’une dentelle de béton fissuré, laissant apparaître des tiges de fer rouillé. Des mauvaises herbes obstinées poussaient entre les interstices du mâchefer qui jonchait le sol. À l’horizon, un ciel bas et menaçant, chargé de neige, semblait suspendu au-dessus de nous. Le vent glacial balayait le campus, mordant nos visages. C’était midi, nous étions en avril, mais l’hiver refusait de lâcher prise. Emmitouflés dans nos manteaux, nous étions là, immobiles, à bavarder de tout et de rien, de manière décousue, comme à notre habitude. C’était une façon de prolonger le plaisir d’être ensemble, de repousser l’instant où nous devrions nous séparer.


La conversation dériva alors vers l’Angleterre. Ce n’était pas vraiment un hasard, étant donné que nous étions en deuxième année d’anglais, mais il était toujours intéressant de confronter nos points de vue. Pour ma part, je n’avais rien à dire, n’ayant jamais mis les pieds là-bas. Patrick, en revanche, avait beaucoup à raconter. C’est alors qu’ELLE réalisa que Patrick était anglais. Pourtant, cela faisait plus d’un an qu’elle le côtoyait, et je pensais qu’elle le connaissait bien, qu’elle savait qui il était : il était toujours là, à mes côtés dans les amphithéâtres, et elle lui avait souvent adressé quelques mots. Mais c’était ma faute : je ne les avais jamais présentés l’un à l’autre, formellement. Patrick, mon meilleur ami depuis le lycée, que je connaissais depuis quatre ou cinq ans, et ELLE, que j’espérais être ma meilleure amie, que je fréquentais depuis un peu plus d’un an. Mais, en réalité, je n’étais toujours pas sûr de savoir si elle me voyait comme un simple camarade ou comme un ami particulier. J’étais trop timide pour lui poser la question. Je me contentais de petits indices, comme ce jour-là, à la fin de la première année, où elle m’avait confié qu’elle ne connaissait que moi en cours de français…


— Donc, nous avons un ami anglais ! s’exclama-t-elle, comme si le « nous » nous incluait tous deux.


La conversation s’éloigna alors de ce sujet pour dériver vers nos projets d’avenir.


— J’aimerais être documentaliste pour la radio, dit-elle.


C’était au tour de Patrick de se déclarer. Il annonça qu’il partirait en Angleterre à la fin de ses études, sans vraiment préciser ce qu’il y ferait. Quant à moi, je restais silencieux, me contentant de la regarder, ELLE. Elle ressemblait à un petit chat, ses cheveux balayés par les bourrasques de vent, parfois effleurant sa bouche lorsqu’elle parlait.


— Et toi, Michael ? me demanda-t-elle.

— Je ne sais pas, je n’y ai pas trop réfléchi, répondis-je (ce qui était un mensonge, car je m’étais déjà inscrit pour partir en coopération militaire dès la fin de mes études, mais je feignais d’oublier cette décision). Je pense que je vais devenir professeur, à cause des vacances…

— Il faut avoir la vocation, maintenant, pour enseigner, avec des enfants qui défient les enseignants à 14 ans !


La conversation continua, mais je n’y participais pas vraiment. Je me contentais surtout de la regarder, elle. Jusqu’à ce qu’elle s’exclame soudainement :


— Ces garçons sont drôles… Ils devront gagner leur vie et en même temps celle des autres… Enfin…


Elle s’arrêta brusquement, comme si elle venait d’aborder un sujet tabou, comme si elle avait révélé le fond de sa pensée plus qu’elle ne l’aurait voulu. Un instant, j’eus l’impression qu’elle se voyait déjà dans le rôle d’une mère au foyer, attendant que son mari ramène le salaire pour subvenir aux besoins de la famille. Mais était-ce moi qu’elle imaginait dans ce rôle ? Je n’en avais pas la moindre idée… Je n’en avais surtout pas l’impression.


---


Les années ont passé. Des décennies se sont écoulées depuis cette conversation. Toute une vie ! Comment nos prédictions se sont-elles réalisées ?


Patrick a disparu à la fin de ses trois années d’études. Je ne sais même pas s’il a obtenu sa licence, mais il est sans doute parti en Angleterre, et nous n’avons plus jamais eu de nouvelles de lui. Notre amitié s’est éteinte presque du jour au lendemain, et pendant des années, je n’ai plus pensé à lui. Pourtant, je sais qu’il m’a écrit une ou deux lettres pendant mon premier séjour en Afrique… Lettres que je n’ai pas gardées.


ELLE, quant à elle, ne m’a jamais aimé autant que je l’aimais. Elle a épousé, sur un coup de tête, un homme de dix ans son aîné, a abandonné ses études alors qu’il ne lui restait que deux unités à valider pour sa licence, et est devenue mère au foyer, avec deux enfants. Elle a divorcé après vingt ans de mariage. Elle n’est pas devenue documentaliste pour la radio. Elle a fini vendeuse dans un grand magasin de Paris, avant de prendre sa retraite.


Je suis le seul à être resté fidèle à ce qui, à l’époque, semblait être mon objectif – si tant est que j’en aie eu un. En réalité, ce sont surtout les circonstances qui m’ont poussé. J’ai d’abord cherché à fuir le plus possible ce « moi » d’avant, que je ne supportais plus. Sans ELLE, ma vie n’avait plus de sens, mon esprit vacillait comme l’aiguille d’une boussole sans direction, je tournais en rond, comme une bête en cage. Les autorités militaires m’envoyèrent enseigner le français dans une école secondaire au cœur de la brousse, en Afrique de l’Est. Deux années qui finirent par apaiser mes blessures et m’ouvrir à de nouveaux horizons.


Puis, une fois réintégré dans la vie civile, je suis devenu professeur de français langue étrangère pour des anglophones, avant de me reconvertir en professeur d’anglais langue étrangère pour des francophones. Et je confirme que, comme ELLE l’avait prédit, lorsque j’ai quitté la coopération et suis entré en fin de carrière dans le système éducatif français, les élèves étaient effectivement difficiles.


---


Mais ce n’est pas vraiment cela que je voulais raconter. Bien que chacun de nous se soit marié de son côté, à quelques années d’intervalle, ELLE et moi avons toujours maintenu le lien de l’amitié. Nous avons continué à nous écrire, surtout pendant mon premier séjour en Afrique. Au fil des années, nos lettres se sont espacées, échangées principalement pour les vœux de Nouvel An, nos anniversaires, ou encore à l’occasion de la naissance d’un enfant. Les échanges sont devenus plus rares, mais le contact n’a jamais été totalement rompu. C’était comme si nous étions devenus frère et sœur.


Avec l’arrivée de WhatsApp et des moyens numériques, nos conversations se sont intensifiées, souvent par écrit, parfois même par téléphone. Et chaque fois que je l’entends, cela me surprend un peu. Car bien que le temps ait fait son œuvre – elle a vieilli, moi aussi – sa voix reste presque inchangée, bien moins affectée que son apparence. C’est comme une mélodie oubliée, ancrée profondément dans ma mémoire, qui persiste et continue de m’émouvoir. (Ah, voilà que je me laisse emporter… La poésie s’invite.)


---


Mais ce n’est toujours pas là que je voulais en venir. Il y a peu, j’étais à Paris. Je venais d’accompagner ma femme à l’aéroport Charles-de-Gaulle. Elle devait prendre un vol pour Addis-Abeba, puis rejoindre la Somalie, son pays d’origine. Après l’avoir laissée, j’ai pris le RER B et suis retourné à mon hôtel près de la gare Montparnasse, où je devais passer ma dernière nuit seul, avant de repartir le lendemain pour la province. C’est alors que mon téléphone a sonné. C’était un appel d’ELLE via WhatsApp. Elle venait prendre des nouvelles, savoir si ma femme avait bien pris son vol. Nous avons parlé un long moment, comme cela nous arrivait parfois, reprenant la conversation comme si nous l’avions juste interrompue la veille. La discussion a alors dérivé sur nos années de fac. Pas tout à fait par hasard, c’était une reprise d’une conversation que nous avions eue quelques mois plus tôt.


ELLE affirmait ne se souvenir de presque rien de ses trois années à Nanterre, comme si elles s’étaient déroulées dans un flou. Ce n’était pas une expérience heureuse pour elle. Avant cela, elle avait passé une année d’études en Angleterre et avait été déçue par l’enseignement en France. Et, comme elle disait ne garder aucun lien avec qui que ce soit de la fac (à vrai dire, moi non plus), je lui demandai si au moins elle se souvenait de mon ami Patrick. Je savais qu’il y a quelques années, c’était elle qui m’avait demandé si j’étais encore en contact avec lui. Elle se souvenait alors de lui. Mais là, elle n’en avait plus aucun souvenir. Son nom même ne lui disait plus rien.


— Patrick ! C’était mon meilleur ami depuis le lycée. Petit, blond, avec des yeux bleus. Il était toujours avec moi dans les amphis, on était inséparables. Mais on n’était pas homos !


Je tentais de lui expliquer qui il était, le lien qui nous unissait, mais en vain. Je me répétais, mais rien n’y faisait. Sa mémoire de lui s’était effacée, et avec elle, tout un pan de ma jeunesse, toute cette interaction entre lui, moi, et elle. Pourtant, c’était en grande partie à cause d’elle que je m’étais éloigné de Patrick. Mais elle l’ignorait. At that time, I wanted to prove to myself that I was straight. And Patrick wasn’t. How can I explain? He was attracted to boys. I wasn’t. Even though I loved him. But not in that way. I desperately needed to get to know girls.*


---


Après toutes ces années, je suis convaincu que ce qui constitue l’intégrité de notre « moi » est profondément lié à notre mémoire. C’est elle qui, en traversant les différentes étapes de la vie, assure la continuité du « moi », de l’enfance à l’âge adulte, qui donne un semblant de cohérence à notre histoire. Un sentiment de cohérence qui, bien sûr, est aussi fragile qu’illusoire.


Et, dans une grande mesure, c’est la mémoire que les autres – la famille, les amis – gardent de vous qui assure cette continuité. Mais ces mémoires des autres sont fragmentaires, elles ne se recoupent pas toujours, souvent pas du tout, comme des pièces de puzzle mal ajustées. Et lorsque l’un de ces témoins quitte votre vie, ou pire, perd la mémoire, c’est une part de vous qui disparaît avec lui.


Dans la faille de la mémoire d’ELLE, une partie de la vie de Patrick s’était effacée. Et combien de temps faudrait-il avant que je disparaisse aussi à mon tour de sa mémoire, et que je ne sois plus qu’un souvenir lointain, effacé de cette terre, emporté par le temps ?


____________________________________________________________________________________________________________________

* À cette époque, je voulais me prouver que j'étais hétéro. Et Patrick ne l'était pas. Comment expliquer ? Il était attiré par les garçons. Je ne l'étais pas. Même si je l’aimais. Mais pas de cette façon-là. J'avais désespérément besoin de connaître les filles.


 
Inscrivez-vous pour commenter cette nouvelle sur Oniris !
Toute copie de ce texte est strictement interdite sans autorisation de l'auteur.
   Cleamolettre   
2/2/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour,

C’est un texte prenant, bien écrit et qui se lit avec plaisir en se demandant quelle en sera la chute. Et elle ne m’a pas déçue, j’ai bien aimé cette interrogation sur sa propre existence dans la mémoire de ceux qu’on a côtoyés dans la vie.

Avant il y a ces vies entières résumées en quelques mots, l’essentiel, les métiers, les enfants, les lieux, les maris et femmes et ces changements d’époques, de la difficultés des élèves aux outils de communication modernes. Tout est survolé et pourtant se dressent deux tableaux des personnages assez précis. On a l’impression de les connaître et d’évoluer avec eux.

J’ai apprécié aussi que ça ne se termine pas par des retrouvailles et un amour enfoui qui se révèle enfin, on aurait pu s’y attendre mais l’auteur choisit une autre voie, moins convenue. Les deux vies restent parallèles, à distance et pourtant avec cette proximité des personnes qui ont une mémoire en commun.

Mémoire au centre de tout, preuve d’un passage sur terre, besoin de marquer les esprits pour qu’on se souvienne de nous de peur de disparaître et d’avoir vécu une existence vaine. Ça se discute mais l’idée est intéressante et interroge.

   Donaldo75   
13/2/2025
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime bien
J'ai bien aimé cette nouvelle. J'ai trouvé l'écriture de très bonne qualité. Elle m'a embarqué tout au long de ces souvenirs. A aucun moment je ne me suis senti éloigné, en tant que lecteur, pas parce que j'ai vécu la même chose car ce n'est pas le cas mais du fait de la narration qui donne envie de suivre ce chemin de vie. Le thème est très bien traité, finement, apparaissant vraiment dans toute sa crudité à la fin. Il n'y a pas besoin d'approfondir dans ce cas là, les souvenirs sont suffisamment bien exposés pour que la photo se précise au fur et à mesure. Le personnage de Patrick parait en filigrane alors que finalement il est très important, jusque dans les dernières phrases. Elles permettent de le comprendre, de réconcilier une intuition de lecteur avec une certitude écrite. Je pourrais dire que ces lignes de fin tombent un peu comme un cheveu sur la soupe si je m'en tiens au thème mais je ne le dirais pas car c'est un choix d'auteur, une manière d'exposer différemment le narrateur, un biais narratif qui ne minore pas la qualité de l'ensemble.

Bravo !

   Jemabi   
18/2/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
En EL, j'avais reconnu l'auteur de cette nouvelle dès qu'il y était question d'aller enseigner en Afrique. À la relecture, je trouve le récit toujours aussi plaisant à lire, dans une écriture à la fois simple et profonde, ce qui semble être votre marque de fabrique, le tout sur ce ton de confidence qu'on trouvait déjà dans "Phaneromeni". La comparaison tourne quand même à l'avantage du texte pré-cité, car ici la fascination qu'exerce Elle sur le narrateur n'est rien d'autre qu'une attirance physique. D'autre part, le dernier paragraphe me paraît trop explicatif, à part bien sûr la dernière phrase. Mais encore une fois, le plaisir de la lecture est là.

   Lil   
19/2/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
C'est un texte tout en douceur, bien écrit, il se lit facilement , ces vies racontées ne semblent pas survolées, bien au contraire on s'attache au narrateur et à elle, on a l'impression de les connaitre.
Le personnage de Patrick qui n'est qu'esquissé donne une clé à la toute fin, c'est un récit fin et intelligent.

Et le thème en est magnifique, j'ai ma en effet les personnes qui disparaissent de nos vies (soit par leur départ leur éloignement ou leur mémoire qui nous oublie) emportent avec elles de petits bouts de nous. bravo et merci.

   Celia1993   
20/2/2025
trouve l'écriture
aboutie
et
aime beaucoup
Bonjour,

J'ai lu (et relu) ce texte d'une traite avec plaisir mais j'avoue être un peu "à l'ouest" concernant la conclusion que je ne partage pas vraiment (pas du tout en fait) ce qui n'a en soi aucune importance. Je ne juge que le plaisir que j'ai pris à lire ce texte rien d'autre.

Je ne suis pas vraiment d'accord avec la conclusion à propos des mémoires, notre mémoire propre d'un côté et celles des autres présentées comme très fragmentaires et ne permettant pas de reconstituer un puzzle fidèle.

Je suis persuadée par expérience que nous ne reconstruisons de nous-même qu'un autoportrait très fragmenté tout autant que les autres le font. Il y a là aussi des trous dans la raquette. J'en veux pour expérience qu'il arrive que des amis me rappellent des événements me concernant que j'ai totalement oubliés. Je précise que ce sont des événements parfaitements anodins que pourtant ces mémoires concurrentes ont choisi de garder de moi. Ce ne sont même pas des événements que ma mémoire aurait enfouis sous des nappes de honte bue, non, ce sont parfois des choses sympathiques dont se souviennent ces amis et que pourtant ma mémoire néglige de garder à la surface.

Je n'ai pas vraiment compris l'intérêt de bien marquer le fait que Patrick fût homosexuel contrairement à vous-même mais peu importe je ne juge pas le texte à cette aune.

Merci pour cette lecture.


Oniris Copyright © 2007-2025