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Humour/Détente
Dameer : Harmon Blower
 Publié le 13/12/24  -  4 commentaires  -  8748 caractères  -  21 lectures    Autres textes du même auteur

On ne peut pas être et avoir été.


Harmon Blower


Place Méliodon, 21 juin 2023, fête de la Musique, 21 heures. C’est là que le comité des fêtes de Bagnoles-de-l’Orne a calé ma prestation. On m’a engagé pour une heure de tour de chant. Avec guitare et harmonica. Et grosse caisse. Si la sono ne tombe pas encore une fois en panne. C’est la prise électrique qui déconne à chaque fois.


Je découvre l’endroit précis une petite demi-heure avant le début. Une marquise de toile blanche posée sur quatre piquets de fer pour m’abriter du soleil, reléguée dans un coin de la place, en bas des escaliers monumentaux qui montent jusqu’à l’église du Sacré-Cœur. La structure n’a pas l’air solide. Encore heureux qu’il n’y ait pas de vent pour emporter tout ça. La température est douce, 24 degrés. Mais dans une heure, le public devra sortir ses petites laines. Pendant que je poireaute dans mon coin, de La Terrasse, un bar voisin, sort le gros son d’un orchestre avec une voix jeune qui débite en anglais atroce des standards à la mode des années 80. C’est mauvais mais ça plaît, le public reprend les paroles en cœur. La terrasse est bondée, et je ne vois pas l’intérieur de la salle. Il a du succès le bougre. Je sens déjà que je vais faire un bide avec mon répertoire folk-cajun-canadien. Et puis mon instrument fétiche, l’harmonica, il est fait pour l’intimité d’une salle, pas pour exciter les foules en plein air. Putain, qu’est-ce que je suis venu faire dans ce bled ! J’aurais dû jouer à Beauregard entre Caen et Ouistreham. Mais il n’y a que les grosses pointures qui sont invitées. Pourtant j’en faisais partie, quand j’avais 30 ans. Mais ça c’était autrefois…


Une journaliste de Ouest-France vient meubler ma solitude. Elle travaille à l’ancienne avec un cahier et un stylo. Je lui sors mon baratin habituel : je suis né dans la Manche, mes parents chantaient, j’ai appris à jouer des instruments sur le tard. Je suis parti au Canada, aux USA, etc., etc. en prenant bien soin de dissimuler ma date de naissance. À bientôt 70 ans, même si physiquement j’ai la forme, qui voudrait encore m’embaucher ? Ces culs-terreux de provinciaux font les difficiles. J’ai bien senti que le maire était près de ses sous, et ne lâcherait pas un centime de plus au comité des fêtes. C’est comme ça qu’ils m’ont eu ! À mon âge je n’ai plus trop le choix.


J’aurais fait plombier-réparateur dans la vie au lieu de tenter de vivre de ma passion, je n’en serais pas là. Je serais aujourd’hui propriétaire d’une de ses baraques friquées du quartier Belle Époque, enclave préservée de luxe, calme et prospérité dans les hauteurs de Bagnoles-de-l’Orne. Et je me promènerais ce soir de fête de la Musique aux différents concerts proposés par la ville : patelin de Cyrano à 18 h 30 aux jardins du lac. Un autre paumé des circuits comme moi. Même âge, même gabarit, même répertoire bricolé à la con. Mais voilà, j’ai eu le malheur que le Berlingo tombe en panne d’essence en arrivant à la Ferté-Macé et je me suis présenté dix minutes après lui. On lui avait déjà attribué le meilleur horaire, et surtout le meilleur emplacement en ville : dans les jardins au bord du lac, en face du casino, avec des gradins de bois disposés pour l’occasion devant sa scène. Mais qu’est-ce qu’on lui trouve de plus qu’à moi ? Il joue de la guitare. Moi de la guitare et de l’harmonica. C’est ma spécialité, celle qui m’a donné mon nom de scène : Harmon Blower ! Blower c’est le souffleur, parce que je souffle dans mes harmonicas, chromatiques et diatoniques. Il y a encore des cons pour ne pas savoir faire la différence. Faut tout leur expliquer, comme à cette journaliste qui me tient le pied depuis un quart d’heure avec ses questions à la… (faut pas que je me répète, on va dire que je radote). Il est vrai qu’elle n’a pas pu piocher de renseignements sur moi dans Wikipédia. Et je n’ai pas mis grand-chose dans ma page Facebook. C’est bien simple, je n’existe pas, personne n’a encore pensé à écrire ma biographie.


Neuf heures du soir sonnent au clocher de l’église du Sacré-Cœur. Encore cinq minutes, je grille une dernière clope en compagnie de mon pote le technicien. La journaliste a fini par me lâcher la grappe. Va falloir se mettre au boulot. Je ne sais pas pourquoi je le sens pas ce tour de chant. C’est le kebab que j’ai avalé ce soir au Palace de Bagnoles, un restau marocain rempli de paumés qui s’enfilaient des bières, ça me pèse sur l’estomac et me brouille les idées. Et le jeunot qui continue à s’époumoner à La Terrasse : une version de Femme libérée en anglais, maintenant ! S’il continue comme ça, on ne m’entendra même pas !


Le public arrive, clairsemé. Surtout des cheveux blancs avec des cannes. Des petites vieilles habituées du coin qui n’ont pas beaucoup de distractions. L’été c’est quand même plus animé. Bon ça arrive doucement, doucement, des couples, pas tous très jeunes, avec des enfants et petits-enfants qu’on trimballe de force. Ils s’asseyent naturellement sur les larges marches de l’escalier qui mène à l’église. C’est-à-dire derrière la scène, si on peut appeler de ce nom l’espèce de marquise qui abrite mon matériel. Je suis installé sur le côté gauche au bas des marches, le public peut tout de même apercevoir mon profil de biais. Mais pour le son ce n’est pas idéal. Le comité des fêtes aurait pu prévoir que les gens désireraient s’asseoir, et tourner la scène autrement !

J’entame. Un premier morceau moitié anglais moitié français, accompagné à la guitare. Applaudissements polis pour la forme. J’explique ma démarche, proposer des morceaux en français cajun, ou des chansons du sud des USA dans lesquelles je mixe du français. Je sens bien que je parle trop. Mais arrête-toi, Philippe, reprends tes esprits et tes instruments. Ils sont là pour la musique, pas pour que tu leur racontes ta vie, de toute façon qu’est-ce qu’ils en ont à faire que ton père ait acheté un vélo Hirondelle chez Manufrance en 1952 ? Et pourtant tu n’as rien trouvé de mieux que de sortir cette bourde. D’accord, c’était ma façon d’annoncer le morceau suivant, l’Hirondelle à Marcel. Mais quand même !


Le public continue d’arriver au compte-goutte. S’installe au fur et à mesure sur les marches. La première volée est presque remplie. Avec ceux qui sont de l’autre côté, derrière les barrières près du rond-point de la place, ça doit faire une petite centaine de personnes. Il ne s’agit pas de les lâcher en route. Je me lance, mon vrai morceau de bravoure à l’harmonica. Celui qui m’a fait connaître. Je suis inspiré, je retrouve confiance. Et puis patatras, les gens se mettent à applaudir pendant un silence, juste avant la fin ! Je termine. Mais l’élan des applaudissements est définitivement brisé. Je m’embrouille de plus en plus. Je bavarde, je bavarde, je raconte ma vie. C’est à ça qu’on voit mon âge : les vieux aiment se raconter. J’entame un nouveau morceau, accompagné de la guitare. Je sollicite de mon public qu’il reprenne le refrain. Et puis catastrophe, au milieu du morceau, c’est le trou noir. Un morceau que j’ai chanté 47 fois, 470 fois, et voilà que je ne retrouve plus les paroles. Je reprends au début. Et ces putains de paroles qui ne viennent toujours pas. J’improvise, j’abrège. J’espère qu’ils n’y verront que du feu. Mais question participation du public, c’est râpé. Deux trois groupes commencent à se lever et à partir. Les marches se dégarnissent petit à petit. Et à cette heure, ce ne sont pas les nouveaux arrivants qui vont regarnir les rangs.


Je persévère. Et puis tout à coup la panne de sono. Mon technicien répare le fil avec du gros scotch noir. Ça tient. Jusqu’à la prochaine fois. Je tente une nouvelle approche : « Public, vous devrez répéter les paroles : STOP THE CAR – STOP TON CHAR. » Le public suit au refrain. Mollement. On est loin des grands soirs de mes débuts. On approche les dix heures du soir. L’air s’est rafraîchi. Les gens continuent à quitter les rangs.


Voilà, faibles applaudissements de fin. Le soir est tombé, les lampadaires de la ville se sont allumés. Le public se lève d’un coup, pas pour me faire une ovation, c’est pour partir plus vite. Il fait frisquet. Trois minutes plus tard je me retrouve seul avec mon pote. Va falloir qu’on remballe tout dans le vieux Peugeot Berlingo. Chienne de vie. J’ai remarqué ce matin quand le comité nous a fait faire le tour de la ville un endroit escarpé en hauteur, près de Bagnoles Château qu’ils ont nommé le Roc au Chien. Une légende selon laquelle un chien se serait jeté pour secourir son jeune maître, un garçon qui était tombé dans les rochers. Si j’avais le courage ce soir, c’est moi qui me jetterais du haut du Roc au Chien. Et pas sûr que cette fois-ci un animal serait là pour me secourir…


Harmon Blower, tes meilleures années ont été soufflées…


 
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   Robot   
13/12/2024
Humour ? Détente ?
J'avoue n'avoir pas trouvé l'un ou l'autre de ces éléments dans la nouvelle proposée.
Dérision peut-être, oui car j'ai perçu un désenchantement et de la désillusion.
Rien à dire sur l'écriture mais j'avoue n'avoir pas été particulièrement passionné par ce récit en forme de compte rendu de soirée. Monotone et monocorde, froid comme ce public pas trés chaleureux qui est décrit ici.

   Cleamolettre   
15/12/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
Bonjour,

Un beau crescendo dans le fiasco de ce looser vieillissant !

Je ne sais pas si c'est le kebab, l'âge, ou la pluie de déconvenues, mais il semble plutôt aigri et n'hésite pas à déverser du fiel sur les autres, comme si l'acide rongeait son corps et sa tête. Alors qu'en réalité c'est probablement sa lucidité sur sa propre déchéance qui le rend ainsi.

J'ai lu avec plaisir ce concert foiré entre panne de matériel, trous de mémoire, disposition inversée de la scène et concurrence déloyale d'un jeune mais aussi d'un de son âge. Sans compter le public qui ne correspond visiblement pas à ce qu'il aimerait.

J'y ai surtout lu, bien retranscrit, la réalité qui se heurte aux rêves ou aux désirs, l'ultime tour de piste d'un passionné qui s'accroche malgré le temps. Et c'est ce qui, à la fin, est poignant, et donne envie qu'un animal l'empêche de se perdre entre les rochers : sa carrière étant morte et enterrée, il ne voit pas ce qui le retient à la vie. C'est bien vu si on en croit tous les artistes qui restent sur scène jusqu'à la fin, quel que soit leur état ou celui de leur voix...

Pour les quelques bémols, il y a ces détails sur la ville et les lieux de concert, le nom des endroits où il aurait préféré jouer, ça permet certes de raconter en creux le personnage mais ça m'a aussi parfois un peu sortie de l'histoire le temps de me représenter les lieux cités.
Et il y a surtout le côté négatif d'Harmon, qui frôle l'antipathie, il critique tout, il est sombre, désabusé, personne ne trouve grâce à ses yeux. C'est assez logique pour ce personnage mais c'est trop poussé pour moi, peut-être que le rendre un tout petit peu plus lumineux et sympathique, même juste sur une ou deux réflexions permettrait d'être encore plus en empathie avec lui.

   papipoete   
18/12/2024
trouve l'écriture
très aboutie
et
aime beaucoup
bonjour Dameer
j'sens qu'ça va pas aller ; j'le sens !
là où on m'a parqué, quand je pense à quand j'avais du succès !
et pi, l'autre à côté qui braille en english des succès des années 80 ! moi, avec mon harmonica et mes refrains cajun, tu vas voir comment ça va tourner !
NB à ce chanteur de rue, on sent que c'est pas l'jour, et que tout va foirer... et le public déjà pas très chaud, lui portera l'estocade après que la sono, puis la mémoire des paroles le lâchent.
là-haut, sur cette colline on rapporte qu'un chien sauta de la falaise, au secours de son maître ici tombé...
j'ai beaucoup aimé cette fête à la LOOSE, où la galère a donné rendez-vous à la malchance.
j'ai été touché par cette ligne
" c'est à ça qu'on voit mon âge...les vieux aiment se raconter "

   Lil   
18/12/2024
trouve l'écriture
aboutie
et
aime bien
J'apprécie beaucoup la lucidité du narrateur par rapport à sa carrière
L'écriture est sobre au service du récit.
On rentre facilement dans le texte et la poisse du héros nous émeut.
C'est un looser qui ne se fait pas d'illusion et la scène est très réaliste.
La fin me convainc un peu moins avec la reférence à une éventuelle tentative de suicide, elle ne correspond pas à l'image fataliste que me donne le personnage.


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