Ciel azur sans chaleur d’un matin d’hiver. Des coulées de neige sale mêlées de glace collent aux semelles de Michel, qui peine à avancer le long de l’avenue en direction du collège. Il frissonne de froid dans son manteau. Mais ce n’est pas tant le froid que la perspective de cette matinée maudite qui le fait frissonner. De ce rendez-vous funèbre qui l’attend. Les élèves doivent se rassembler devant le collège pour former un cortège en direction de l’église, où se dérouleront les obsèques de Jean-François.
Michel arrive, les mains enfouies dans les poches de son manteau, le regard fuyant. Les rangs se forment déjà sous la supervision des professeurs. « Deux par deux, s’il vous plaît ! » lance l’un d’eux. Michel cherche des yeux un compagnon, mais personne ne tend la main vers lui. Il se retrouve seul, en queue de cortège, jusqu’à ce qu’une professeure, ayant pitié, vienne se placer à ses côtés. Chaque pas vers l’église était un supplice, un rappel de l’absence de Jean-François.
Jean-François. Ce nom résonnait dans sa tête comme un glas. Michel se souvenait de leur première rencontre, il y avait deux ans, lors de la rentrée en quatrième. Le professeur de français avait décidé de les asseoir par ordre alphabétique, et leurs noms, Cherel et Costa, les avaient placés côte à côte. Jean-François n’était pas un inconnu : il avait été l’ami de son frère jumeau l’année précédente. Michel avait ressenti une pointe de culpabilité en se rapprochant de lui, comme s’il trahissait son frère. Mais celui-ci avait redoublé sa cinquième année, et leurs chemins s’étaient éloignés. Michel avait besoin d’un ami, et Jean-François allait devenir le sien.
Pour Michel, un ami n’était pas simplement un camarade. Un camarade, on peut l’oublier, l’abandonner sans remords. Un ami, c’est différent. C’est quelqu’un à qui on donne son cœur, à qui on pense sans cesse. Jean-François était devenu cette présence indispensable, ce rayon de bonheur dans la grisaille de ses journées. Le matin, Michel se précipitait à l’école, impatient de le retrouver dans la cour. Les absences de Jean-François, dues à un souffle au cœur, le plongeaient dans un désarroi profond. Égoïstement, Michel ne se souciait guère des souffrances de son ami ; il ne voyait que son propre vide, son propre désespoir. Les cours de sport, que Jean-François ne pouvait suivre, étaient pour Michel des heures interminables de solitude. Timide et renfermé, il n’avait su se faire d’autres amis.
À la fin de l’année scolaire en juin, une retraite de trois jours fut organisée pour les élèves du catéchisme. Cette retraite avait lieu en forêt de Maisons-Laffitte, en dehors du collège. Tous les élèves qui suivaient le cours de catéchisme s’étaient portés volontaires, car c’était l’occasion de sortir des murs du collège et de terminer les classes trois jours plus tôt. S’y mêlait aussi l’attrait de la nouveauté, et ils anticipaient le plaisir de se livrer à des jeux dans la forêt.
Les deux premiers jours furent un enchantement. Le temps était au beau fixe, chaud et ensoleillé. Bien sûr, il y avait des moments où on leur demandait de réfléchir ou de prier. Chacun devait remplir un cahier de notes et de réflexions personnelles, propre à la retraite spirituelle qu’ils effectuaient. À un autre moment, le matin, il fallait assister à une messe organisée en plein air : une nouveauté ! Le prêtre, jeune et compréhensif, savait qu’ils avaient besoin de détente. Il organisait aussi des jeux, des parties de cache-cache ou des parties de ballon, et puis il y avait le moment du pique-nique pour rompre la lassitude de l’effort spirituel. Ils n’avaient pas le temps de s’ennuyer, c’était même intéressant, même si Michel ne comprenait pas tout ce que le prêtre disait, notamment sur l’effort de pureté. Il s’adressait à de jeunes adolescents, mais Michel, qui n’avait pas encore franchi le seuil de la puberté, ignorait ce que signifiait un mot tel que « pollution nocturne ». Jean-François, un peu plus âgé, hochait la tête, d’un air entendu.
Le troisième jour, ou plutôt la troisième matinée, se passa comme les deux premières. C’est après le pique-nique que le monde s’écroula pour Michel. Alors qu’ils marchaient et bavardaient ensemble en plein milieu du sentier de la forêt, Jean-François l’accusa de toujours le suivre, de toujours vouloir jouer avec lui. Il répondit à l’appel d’autres camarades qui couraient en avant et s’élança à leur poursuite pour jouer avec eux, sans plus se soucier de Michel. Ce dernier se retrouva seul, planté au milieu du sentier. Il n’avait plus d’ami !
Au retour, lorsqu’ils montèrent dans le car qui les ramenait vers Saint-Germain-en-Laye, Jean-François alla délibérément s’asseoir à côté de ses nouveaux camarades de jeu, le laissant à nouveau seul et désemparé. Michel dut s’asseoir à l’avant du car, seul, submergé de tristesse et de honte, rongé de jalousie. L’année scolaire était finie. À la descente du car, ils ne se serrèrent pas la main, n’échangèrent pas un mot d’adieu. Les grandes vacances commençaient.
Michel se revoyait, le cœur lourd, en haut des marches des escaliers monumentaux des remparts de Saint-Germain-en-Laye, qui descendaient vers Le Pecq. La perspective donnait au premier plan sur la Seine et les habitations du Pecq, et par temps clair, comme ce jour-là, jusqu’à La Défense et Paris. Mais il n’avait qu’un immense voile blanc sous les yeux. Son monde était brisé, sans perspective. Il y avait un immense trou dans son âme. Il était seul. La vie ne valait plus d’être vécue. Jean-François, son meilleur ami, l’avait rejeté. Un gouffre s’ouvrait vertigineux sous ses pieds. Il se sentait glacé à l’intérieur, ses yeux embués de larmes. Il aurait voulu vomir ou mourir sur place. Il entama sa descente d’un pas instable, s’agrippant à la rambarde de fer qui divisait les marches des escaliers en leur milieu. Arrivé en bas, il s’arrêta, jeta un regard circulaire et sortit son couteau de son sac à dos. Puis il saisit le cahier de retraite avec toutes les pages de réflexions qu’ils avaient remplies pendant ces trois jours. Il les lacéra en petits morceaux. À quoi bon tout ça ? Il les piétina, les jeta et les éparpilla dans les herbes folles alentour, comme pour tout annihiler et effacer. À quoi lui servait maintenant ce fatras de bondieuseries ?
C’était la première trahison qu’il subissait de sa vie. Celle de Jean-François envers lui. Ce dernier était-il seulement conscient du mal qu’il lui avait fait ? Mais une autre trahison plus grave encore allait suivre…
À la rentrée suivante, Michel retrouva Jean-François en troisième. L’incident semblait oublié entre eux, et il continuait à vouloir le considérer comme son ami. Pourtant, par un matin gris, le voyant arriver directement vers lui dans la cour, Jean-François se fâcha :
– Pourquoi veux-tu toujours être avec moi ? Tu es comme un petit toutou qui me suit partout !
Ça faisait mal à entendre, pourtant il n’avait pas tort. La scolarité se poursuivait, mais Michel était plus jeune que le reste de sa classe et il avait du mal à s’ouvrir aux autres. Les grands avaient cessé les jeux d’enfants dans la cour, leurs sujets de conversations n’étaient pas les siens, et il lui était difficile d’intégrer un groupe. Son seul refuge était Jean-François.
Et puis vint ce mois de janvier où Jean-François fut absent. Un camarade de classe apprit à Michel qu’il était hospitalisé et allait être opéré du cœur. Michel aurait bien voulu lui rendre visite à l’hôpital, mais il remettait de jour en jour l’occasion de s’y rendre. Jusqu’à cet après-midi fatal où un de leurs professeurs leur annonça en début de cours :
– Votre camarade Jean-François Chérel était hospitalisé pour une opération du cœur. Mais l’opération n’a pas réussi. Votre camarade est décédé…
Le professeur continua son discours. Michel était plongé dans un brouillard. Le professeur dit aussi que ce camarade qui lui avait rendu visite à l’hôpital était un véritable ami pour Jean-François. Stupeur dans la classe. Les élèves se retournèrent vers Michel, le regardant avec pitié : car nul n’ignorait que c’était lui, son véritable ami ! Mais le professeur n’en savait rien, et aucune voix ne s’éleva pour le contredire. Michel fuyait les regards de la classe, non seulement il avait raté l’occasion de dire un dernier adieu à Jean-François, mais il était à jamais dépossédé de son titre de meilleur ami.
Jour des obsèques de Jean-François. Toute la classe, accompagnée des professeurs, arriva à l’église de Saint-Germain-en-Laye. Ils s’assirent en rang sur les chaises qui leur étaient réservées, vers le fond de l’église pleine de monde. Un petit cercueil blanc, entouré de grandes fleurs blanches, reposait au loin sur des tréteaux au milieu de l’allée centrale, face à l’autel. La nef de l’église était plongée dans l’ombre. Le curé officiait au loin avec ses enfants de chœur. Toute la cérémonie se déroula comme dans un mauvais rêve dont Michel se sentait absent. Son âme n’y était pas. On se levait et s’agenouillait sur les prie-Dieu mécaniquement. L’orgue résonnait. Aucune prière ne lui venait à l’esprit. Enfin ils défilèrent les uns derrière les autres pour asperger d’eau bénite le cercueil, où… se trouvait allongé le corps de Jean-François. Son ami. Mort !
Juste avant que se termine la cérémonie, ils revinrent par le côté droit de l’église pour aller présenter leurs condoléances aux parents et à la famille. Michel avançait en tremblant. Que pouvait-il faire ou dire ? Après avoir serré plusieurs mains, il approcha d’une dame tout habillée de noir, une voilette de deuil rabattue sur ses yeux, et, sans la connaître, il sut immédiatement que la mère de Jean-François était devant lui.
C’est alors qu’une chose inattendue se produisit : bien qu’elle ne l’ait jamais rencontré, elle le reconnut avec cet instinct sûr d’une mère. Doucement elle lui demanda :
– C’est bien toi Michel ?
Puis elle l’étreignit dans ses deux bras contre elle et, quasi en le berçant, lui souffla :
– Ah ! mon petit ! mon petit !
Oh, quelle douleur mais aussi quelle douceur s’exprimait dans ce geste et ces simples mots d’une mère ayant perdu son enfant ! Les rôles semblaient inversés, comme si, tout en exprimant sa douleur, elle cherchait à le consoler, lui, Michel, l’enfant perdu et inconsolable, étant donné son irrémédiable trahison, dont elle n’était pas consciente. Michel n’avait pas rempli son rôle d’ami envers Jean-François lorsqu’il était encore à l’hôpital, et comment aurait-il pu revendiquer le titre d’ami maintenant qu’il était mort ?
Cet inattendu et magnifique geste d’amour d’une mère agit comme un baume sur les plaies de son cœur troublé : elle l’avait distingué, lui, de l’anonymat de ses camarades de classe et lui avait rendu sa légitimité à porter le deuil de Jean-François. Son ami.
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