Son avion Aegean Airlines a atterri sur le tarmac à 9 h 30. Elle était sur le vol en provenance de Crète. Nous nous sommes retrouvés une demi-heure plus tard quand elle est sortie dans le hall des arrivées. Je ne l’avais pas revue depuis peut-être quatre ou cinq ans, mais elle n’avait pas changé. Elle était toujours la même fille adorable. Femme, plutôt. La même femme adorable. Je ne sais pas quel adjectif utiliser pour la décrire : très belle, belle, jolie, mignonne, épanouie, provocante ? Rien de tout cela ou tout cela ensemble ? Elle n’est plus tout à fait jeune, moi non plus. Mais elle est ce genre de fille – de femme – qui restera la même pendant de nombreuses années, jusque dans sa vieillesse, et à ce moment-là, je serai probablement mort et cela ne m’importera plus si sa beauté s’est estompée.
Nous nous sommes embrassés sur les joues, prenant soin d’éviter de nous toucher les lèvres. Je l’aime, elle le sait probablement et j’espère qu’elle se soucie un peu de moi, mais nous n’avons jamais couché ensemble, nous ne nous sommes jamais embrassés sur la bouche. Je pense que si nous dormions ensemble, nous gâcherions quelque chose dans notre relation. Je ne sais pas s’il existe de nombreux exemples d’une telle relation d’amour sans sexe entre un homme et une femme. J’ai connu une fois une collègue qui m’a dit qu’elle et son ami réservaient toujours des chambres séparées en vacances… alors je suis rassuré de savoir que ce comportement n'est pas aussi étrange qu'il en a l'air. Mais une telle amitié est rare. Et précieuse.
Nous avons pris un taxi devant l’aéroport. C’était l’une des limousines Mercedes à six portes qui sillonnaient les rues de Larnaca. J’ai demandé à notre chauffeur de nous déposer à l’hôtel dans la rue Umm Haram où Anne-Marie avait réservé une chambre. Elle a laissé ses bagages, puis nous avons marché une courte distance jusqu’au Café Français pour prendre un café et un croissant. C’était au coin de l’avenue du front de mer, très proche de mon propre studio. Nous étions heureux, immensément heureux d’être réunis à nouveau. C’était presque surréaliste de la voir après toutes ces années. Elle avait beaucoup à raconter sur ses vacances en Crète, Héraklion, Sitia. Je l’ai laissée parler. Je suis un bon auditeur. C’est probablement l’une des raisons pour lesquelles elle apprécie ma compagnie. Je n’espère pas plus.
– Alors dis-moi, George. Qu’est-ce qu’il y a de beau à voir à Larnaca ? – Larnaca est une ville difficile à déchiffrer, on ne sait pas très bien où est le cœur, il y a des lieux très différents, comme la promenade Finikoudès avec le McDo et autres pièges à touristes, le marché, le quartier ottoman, l’église Saint-Lazare, le vieux fort en front de mer, les plages, et puis les quartiers plus éloignés, Camarès, le lac salé… – Est-ce qu’il reste un endroit que tu n’as pas visité ? – Oui, je pense que nous pourrions aller voir Phaneromeni ! – Eh bien allons-y. Ce n’est pas loin ? – C’est à un quart d’heure à pied…
Nous sommes partis d’un bon pas, sous le soleil, mais la température était encore relativement douce. Je pensais qu’Anne-Marie serait contente de visiter une église orthodoxe. Mais à vrai dire elle aurait pu souffrir de visiter une mosquée pour me faire plaisir. Je savais qu’elle était devenue orthodoxe quand elle avait épousé son mari arménien. Ils étaient séparés depuis, mais elle avait deux enfants de lui qui étaient maintenant adultes. Nous aurions probablement pu nous marier après son divorce, mais à ce moment-là, j’étais avec une autre fille. C'est la vie !
Phaneromeni est un endroit très curieux car là se trouvent deux églises, bâties juste l’une derrière l’autre. L’ancienne église en face quand vous venez de l’avenue, avec la nouvelle église derrière, plus grande. Un détail frappant c’est le kiosque qui se trouve juste devant l’ancienne église, qui est sur le même modèle que les lieux d’ablution devant les mosquées de Chypre. Sur un motif octogonal, avec des balustrades autour, et un toit de tuiles. Mais les fontaines manquent ! J’ai laissé Anne-Marie entrer seule dans la nouvelle église, pour admirer les icônes ou même prier. Elle aime les icônes, tout l’attrait des églises orthodoxes, tout cet or et cet argent scintillants à l’intérieur. Tout cela, mélangé aux vapeurs d’encens, me met mal à l’aise, comme entrer dans un endroit interdit. Je l’attendais donc dehors, à l’ombre du mur. Le soleil était ardent.
Pourtant, le point culminant de la visite est une petite catacombe située sur le même axe que l’ancienne église Phaneromeni, à l’arrière. L’endroit est entouré de balustrades en fer rouillé. Un court escalier de pierre vous emmène dans une grotte profonde creusée dans le sol. Nous avons hésité un court instant puis nous sommes descendus et avons pénétré dans la matrice sombre. Le seuil était étroit. L’endroit était frais et humide, ses murs presque visqueux dans la pénombre. Un petit autel en bois dans un renfoncement de la grotte avec un tissu rouge profond, recouvert d’une nappe plastique protectrice, contre la souillure. Il y a une petite icône en argent de la Vierge Marie tenant fermement un bébé dans son bras à l’arrière de l’autel. De chaque côté se trouvaient deux icônes plus grandes, peintes sur bois. Sur le côté droit se trouvait un portrait de Marie, aux seins lourds, plus tout à fait une jeune femme, enveloppée d’un tissu rouge profond, tenant devant elle, peut-être sur ses genoux, mais seule la partie supérieure de son corps était visible, un garçon enveloppé dans un tissu orange, plus tout à fait un bébé. Sur le côté gauche se trouvait un tableau d’un homme debout tenant une tablette ou un livre ouvert dans sa main droite, sa main gauche ouverte avec deux doigts levés, comme un geste d’accueil ou d’avertissement. Un halo était peint autour de sa tête. Nous chuchotions, impressionnés par le solennel mystère de ce lieu.
– Moïse ou Jésus ? – Jésus !
C’était Jésus, sérieux, sévère, faisant face à une foule invisible – livrant son message – ou juste un avertissement adressé à nous qui étions les deux seules personnes face à lui à ce moment-là ! Sur le mur opposé de la grotte se trouvait une grille de fer fermée, mais nous ne pouvions rien voir dans sa profondeur. Juste un trou obscur, contenant peut-être les ossements d’un saint qui aurait péché, enterré dans le sol. Nous sommes ressortis à la lumière du jour, ébranlés, en quelque sorte comme Moïse redescendant dans le monde après sa rencontre avec Dieu sur le mont du Sinaï. C’est une image. Il redescendait, nous remontions, mais l’expérience que nous avions vécue était de même nature.
Retour en ville pour le déjeuner. J’ai choisi pour nous le Valia et Souvlaki, un petit restaurant tenu par un Russe, à l’angle de la rue Umm Haram, pas loin de l’hôtel d’Anne-Marie. L’endroit est agréable. Les tables à l’extérieur sont ombragées par des arbres. Nous nous sommes installés et avons commandé des pitas et des souvlakis. Anne-Marie était assise en face de moi. Elle semblait heureuse et souriante. La vie est tellement différente quand on est en couple à une table de restaurant ! Nous ne parlions pas beaucoup, nous avons apprécié la nourriture et la vue et les oiseaux. Un vieux matou fatigué est venu sous notre table. Il ne mendiait pas de nourriture, il s’est juste endormi là pour l’après-midi. C’était tellement paisible. Après le déjeuner, nous sommes tous les deux repartis vers nos appartements respectifs, pour la sieste de l’après-midi. Nous étions convenus de nous retrouver le soir pour le dîner. Il y avait un restaurant sur le front de mer où j’avais toujours voulu aller, mais j’étais toujours rebuté par ses menus écrits en grec. C’était le Portokali. Je savais que cela signifiait « orange », comme « portakal » en turc. En outre, il y avait de petites oranges dessinées sur sa façade. L’endroit était intime, avec une cheminée dans un coin de la salle. Nous avons choisi une table près de la fenêtre, nous offrant une vue panoramique sur l’avenue, et la mer au-delà. Le paysage est très différent la nuit. Des centaines de lumières, de phares de voitures, de maisons, de bateaux en mer, de lampadaires, de lumières lointaines du port scintillent dans l’obscurité. Tout ce qui est familier devient inconnu. Le serveur s’est approché de notre table.
– Qu’est-ce que ces messieurs-dames désirent boire ? – Avez-vous du coca zéro ? – Non George, nous devons prendre un vin de pays pour l’occasion. Qu’est-ce que vous nous recommandez ? – Nous avons un excellent rosé, c’est un cépage de Larnaca.
Anne-Marie a donc commandé une bouteille de vin rosé. Elle m’a prié (forcé n’est pas le mot) d’en prendre un verre, bien qu’elle sût que je n’aurais pas dû boire. Puis elle a levé son verre :
– Trinquons ! – Alors, à… à nos vacances à Chypre ! – À nous deux, à notre longue amitié !
Cette question du vin ou de l’alcool était une blague ancienne entre nous, Anne-Marie était une vraie tentatrice, une vraie Iblis ou Sheitan° quand elle le voulait ! Après le dîner qui avait été très agréable, où nous avions mangé un excellent kleftiko°°, nous avons flâné le long de la promenade du bord de mer en nous tenant la main comme des amoureux, nous dirigeant vers le Milk and Honey. L’endroit était rempli de monde comme d’habitude. Nous avons dégusté des glaces. Puis nous sommes retournés vers la rue Umm Haram, où j’ai accompagné Anne-Marie à son hôtel.
Je me tenais sur le seuil de sa porte. La climatisation était allumée et sa chambre était tentante, telle une grotte humide et fraîche. Les tentures rouge foncé étaient tirées, occultant les fenêtres, les lampes des tables de nuit disposées de part et d’autre du lit, lui-même recouvert d'une couverture rouge, projetaient de petits halos de lumière tamisée sur les deux tableaux accrochés au mur… Elle m’a invité à l’intérieur. Nous nous sommes soudainement embrassés. Sur la bouche, touchant, goûtant les lèvres de l’autre. Avec douceur. Avec intimité, presque religieusement.
– Je t’aime ! – Je t’aime aussi !
Après cette étreinte spontanée, nous ne sommes pas allés plus loin. Nous nous sommes séparés et juste regardés, surpris, et avons ri ensemble pour dissimuler notre malaise. Il s’était passé quelque chose…
– Bonne nuit Anne-Marie, à demain matin, il faudra se lever tôt ! – Dors bien, fais de beaux rêves !
Après toutes ces années, nous nous étions avoué notre amour mutuel. J’étais stupéfait, secoué, mon cœur battait fort. Après cela j’ai retracé mes pas dans la nuit jusqu’à mon immeuble et mon studio. Je me suis jeté sur mon lit mais les idées s’agitaient dans ma tête, je n’arrivais pas à trouver le sommeil… Y avait-il une frontière si étanche entre l’amitié et l’amour ? Je devais au fond de moi avouer que mon amitié pour Anne-Marie était née d’une attirance émotionnelle et physique lorsque je l’avais rencontrée sur les bancs de la fac. Il y avait de cela trente-cinq ans. Le fameux coup de foudre. J’aurais voulu que l’amour se développe entre nous. Je l’aurais désirée pour femme. Mais j’étais encore trop jeune à l’époque, trop timide, je ne savais comment lui exprimer mes sentiments. Anne-Marie semblait apprécier ma compagnie, elle semblait m’aimer. Mais elle avait mis fin à mes espérances en se mariant à un homme de dix ans plus âgé que moi. À défaut de son amour, j’avais conservé son amitié. Il se pouvait qu’au fond de son cœur, elle… Insensiblement je glissais vers le sommeil…
Fade-out…
__________________________________ ° Le diable, Satan °° Plat chypriote « le mouton des voleurs »
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