Charlotte
Ce qu’il y a de plaisant quand la décision est prise, c’est que tout devient léger. Du moins c’est ce que Charlotte pensait lorsqu’en cette fin d’après-midi elle rejoignait Victor. Elle avait préféré s’y rendre à pieds ; la marche favorisant la réflexion. D’ordinaire elle prenait sa voiture, mais aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres ; il n’y aura pas de soirée comme les autres ni de lendemain comme les autres.
« Aurais-je déjà un certain âge puisqu’aucun trouble n’encombre mes pensées, se dit Charlotte en zigzaguant afin d’éviter le flux des passants pressés de s’engouffrer dans les transports en commun. »
L’idée de rompre avec Victor lui revint clairement à l’esprit. À cause d’un certain fait qui par ricochet l’avait embarrassée, la décision de cesser sa relation avec lui fut arrêtée ; et aujourd’hui, la voilà en marche pour la réaliser.
« À présent, murmura-t-elle, je sais décider, je sais ce que je veux. »
Rien ne distrayait Charlotte de ses réflexions. Comme un automate elle obéissait au « petit bonhomme » rouge ou vert ; avec la foule elle s’arrêtait ou avançait à son signal pour traverser une rue. Ses pensées la ramenaient vers l’enfance, sans résistance elle s’y coula. Sa voix intérieure lui fit revivre quelques scènes pas si lointaines :
Choisir m’a toujours été pénible. Dès le petit-déjeuner le dilemme se posait. Maman, en maîtresse de maison accomplie, gérait les matins précédant notre départ pour l’école, de manière militaire. À l’image de mon père, commandant dans la marine, elle aimait appliquer un programme mûrement élaboré pour chacun des moments de la vie quotidienne. Nous, les enfants, avions dans nos chambres un réveil personnel que nous devions régler ensemble le soir afin qu’ils sonnent de concert le lendemain matin. De plus, ce maudit objet n’était pas, Maman oblige, à portée de main ; ce qui nous imposait de nous lever pour interrompre la stridente alarme. Alors debout, tels des robots, nous apparaissions dans la cuisine, sûrs d’y retrouver Maman. L’un après l’autre, toujours dans le même ordre, sur la pointe des pieds en chaussettes, nous recevions nos deux bises matinales : joue droite joue gauche, accompagnées d’une douce caresse sur nos cheveux ébouriffés.
Le brouhaha des chaises traînées sur le carrelage réveillait nos oreilles. Devant nos visages endormis, les trop grands bols de chocolat fumant forçaient nos yeux mi-clos à s’ouvrir enfin. Le centre de la table ronde en marbre beige veiné de bleu présentait les plaisirs du matin : le pain chaud en longues tranches chatouillait nos narines, le beurre, transpercé par son petit couteau spécial, commençait à fondre, les lumineuses confitures scintillaient ; n’en choisir qu’une m’était une torture tandis que pour mon frère et ma sœur, seule la couleur avait leur préférence. Lucien voulait la rouge, Amélie la jaune, quant à moi, couleur et goût étaient indissociables. La translucide rose foncé, celle que Maman nommait « gelée », était souvent ma favorite ; à regrets je donnais rendez-vous au lendemain matin aux morceaux de soleil appelés abricots.
Un double klaxon intempestif attira Charlotte vers le présent mais la force du réel-passé de son enfance l’envahit à nouveau :
Selon Papa, la grande école me guettait : apprendre vraiment des choses sérieuses. La rentrée des classes était une affaire à régler avant de partir en vacances ; Maman y tenait absolument. Un nouveau cartable et autres matériels scolaires la mobilisaient trois jours de suite avec chacun de nous. C’est-à-dire : une journée en tête-à-tête, liste des achats indispensables à la main. Sandwiches, chips étaient de la partie. Maman confiait les deux exclus à notre voisine de palier qui les gavait de sucreries.
Je nous revois Maman et moi nous chamailler face à la vendeuse ébahie :
- Alors Charlotte, décide-toi ! - Laisse-moi du temps s’il te plaît, je dois réfléchir !! - Comment ça réfléchir, il n’y a pas à réfléchir, il y a à choisir entre 2 couleurs ; c’est simple non !? - Ça n’est pas simple puisque j’aime les 2 !!! - Je t’en prie Charlotte ! On ne doit aimer qu’une chose à la fois.
J’avais toutes les peines du monde à choisir ; alors Maman se prêtait au jeu que je lui imposais : je fermais les yeux. Un cartable dans chaque main je comptais lentement... 1... 2... à 3 j’en lâchais un ; l’autre était mon choix. Nous faisions de même pour chaque achat. Epuisée mais ravie d’avoir honoré la liste d’achats prévus, Maman choisissait une terrasse de café ombragée et commandait deux énormes coupes de glace.
La froideur de la crème glacée rappela Charlotte à son but :
« Je n’ai plus le temps de rêver, se dit-elle, j’y repenserai au retour. »
Charlotte fit un effort mental pour oublier ses réminiscences qui lui donnaient un sentiment de victoire facile.
Les souvenirs de sa jeunesse et ce vers quoi elle allait se mêlaient malgré elle. Dubitative elle jeta un coup d’oeil vers sa montre qui lui prouva qu’une nouvelle fois elle ne sera pas à l’heure. Elle pressa le pas. Au bout de cette rue son futur se précisera. Elle s’encouragea en anticipant son arrivée. Les mots se précipitaient dans sa tête :
Il sera là assis à sa table face à la porte d’entrée de son restaurant. Il aura déjà bu son Martini sans zeste de citron. Il regardera sa montre dès qu’il m’apercevra et allumera sa cigarette restée vierge entre ses doigts depuis son arrivée. Il accrochera un sourire à ses lèvres pour excuser mon retard, il se lèvera, il m’embrassera. Non ! Je ne veux plus être esclave de cette sensation du bon moment que je ressens auprès de lui ; sensation de parfait de fini de fin ; je veux de l’imparfait de l’infini du pourquoi pas du pas encore ; Victor est achevé existant sans surprise ; j’ai envie de déséquilibre, d’inattendu, d’hésitation !!
Elle s’arrêta pour reprendre son souffle, passa sa main droite dans ses cheveux, avala sa salive et humecta d’un léger coup de langue ses lèvres. Une dernière pensée traversa son esprit :
Le seul danger serait le ridicule ; c’est décidé, je lui dis que...
La porte s’ouvre devant elle, un couple sort, elle entre, il est là ; si beau.
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