- 1 -
Elle suspend sa marche silencieuse puis, comme une ombre furtive, se coule entre deux fauteuils. Dans la pénombre, sa tête sombre est un masque invisible : tache de nuit où s'attardent deux coins de ciel bleus. Taille fine et minois fin, elle se montre enfin, ma siamoise, et observe le jardin. Son museau frémit aux senteurs de l'herbe nouvellement coupée. Elle hésite : ira-t-elle débusquer les minuscules proies qui peuplent cette étendue verte ou restera-t-elle paresseusement couchée sur un coussin moelleux du canapé ? Finalement elle trottine sur la terrasse, puis d'un bond élégant, se perche sur le muret qui ceint le jardin.
Une boule de poils orangés, aussitôt s'approche. C'est le chat des voisins. Il contemple ma siamoise de ses yeux bovins. Est-il amoureux ?... Amoureux !… Pauvre castrat, pauvre ex-chat ! Il veut jouer tout simplement. Il miaule et son miaulement ténu me semble une plainte. Je crois l'entendre pleurer sa libido perdue. Il miaule de nouveau... C'est vrai qu'il a une voix de castrat !
Ma chatte perchée ne bronche pas. Elle fait sa mijaurée. Elle entreprend même, indifférente, une rapide toilette. Mais on sent que la perfide guette du coin de son joli œil, la progression pesante de son congénère. Lui, bouffi et surchargé ne se doute pas du grotesque de sa démarche. Il continue à se dandiner, son ventre rond balayant presque les pavés. Arrivé au pied du muret, il s'arrête et observe l'élégante queue de ma siamoise, dont le bout sombre se balance négligemment au-dessus de sa tête ronde. Soudain, son corps se ramasse - il se plisse ! - et - il veut faire comme elle, le bougre ! - et se détend... avec lourdeur. Sa panse velue vient épouser les pierres tandis que ses pattes avant griffent le sommet du petit mur. Il a raté son saut, l'empoté ! Il reste là, accroché à l'arête du muret. Suspendu. Gigotant... Dérisoire. Ma siamoise n'a pas sourcillé. Elle baille, elle s'étire et s'éloigne de quelques mètres. Puis elle revient, nonchalante, s'arrête et flaire les bouts de pattes du pauvre balourd pendouillant. Chatouillée par les poils, elle éternue. Ensuite, elle fixe avec perplexité, ces deux morceaux griffus. Elle tourne la tête vers la porte-fenêtre, sans doute pour s'assurer que je ne l'observe pas. Confortablement installé dans un fauteuil de jardin, je me cache derrière mon journal et ne perds rien de la scène.
Rassurée, elle renifle encore les deux extrémités qui s'accrochent, puis lève doucement une patte avant. Une griffe - longue ! acérée ! - jaillit au bout de son doigt, comme la lame effilée d'un cran d'arrêt se désengage de son manche. Elle se penche puis d'un geste rapide - tchac ! - tranche d'un coup, d'un seul, les deux bouts du castrat suspendu. Découpées proprement, ces petites choses velues tressautent et se couchent sur le côté comme deux bêtes épuisées, tandis que le corps épais de l'ex-mâle s'affale sur la terrasse. Il explose : tripes, viscères, bouts de chair... giclent et arrosent le muret de souillures rouges. Ma siamoise se penche.
« Ooooh, mille excuses », minaude-t-elle, « nous ne vous avions point vu, et croyions gratter, n'est-ce pas, deux taches rebelles qui déparaient ce muret très coquet, deux amas spongieux, infiniment disgracieux. Si nous avions su !... Mille pardons encore, cher ami. Nous espérons que vous n'avez rien de cassé. »
Tout en déversant ce flot mielleux, elle lèche à petits coups un des morceaux sanguinolents...
Bien sûr, cela ne s'est pas passé comme ça ! Bien évidemment ma siamoise n'a pas tranché dans le vif du castrat, n'a rien coupé du tout : elle s'est contenté de gratter du bout de sa patte les obstacles orangés qui l'embêtaient ; et l'autre a glissé… Ni parlé pour s'excuser : elle a miaulé, c'est tout. Non plus que le castrat n'a explosé : il a chuté avec un bruit mou. On sentait que dans sa besace ventrue, tout avait chaviré, était sans dessus-dessous. Le pauvre est reparti tristement, clopin-clopant. Ce ne sont que des images incongrues qui se sont imposées à mon cerveau. Il n'empêche : je sais que la vérité intime de la scène qui s'est jouée là-bas, réside dans ce que j'ai décrit.
Car je la connais, ma siamoise ! Elle a l'apparence douce de l'Ange mais le regard du Démon. Il faut la voir jouer habilement avec un mulot ou un petit oiseau, et l'instant d'après détruire son jouet ! Il faut l'entendre ronronner en se frottant contre ma jambe et la seconde suivante gronder en me griffant, pour un geste trop brusque ! Comme tous ses semblables, elle possède une âme de fer dans un corps de velours.
... Je me précipite et gronde ma siamoise. Elle crache et lance la patte vers ma main tendue, griffes sorties, avant de s'enfuir. Elle est comme ça, ma chatte : c'est une chienne !
J'ai une autre chatte, lisse et douce de corps. Une autre chatte qui ronronne longuement sous la caresse. Mais qui sait esquiver mes mains quand elle se sent contrariée, quand tout l'exaspère, même moi. Pour me punir de sa mauvaise humeur. Et qui est capable de me montrer les crocs, de déchirer mes rêves à pleines dents. Elle est comme ça, ma femme : chatte et chienne !
- 2 -
Elle interrompt sa marche gracieuse, hésite, puis légère comme un duvet, se pose en soupirant sur un fauteuil. Dans le demi-jour de la salle, son visage se détache comme un fruit hâlé et ses yeux sont deux bleuets. Corps gracile et nu, offert à la fraîcheur de la pièce, elle sent un délicieux frisson glisser sur sa peau, ma maîtresse. Elle hume et admire, au-delà de la porte-fenêtre, la pelouse fraîchement tondue. Elle s'interroge : restera-t-elle se prélasser dans ce fauteuil si moelleux ou ira-t-elle se prêter au jeu caressant du soleil ?... Elle s'est décidée : elle contourne le muret et va s'étendre sur l'herbe rase. Non sans m'avoir au passage gratifiée d'une caresse, moi, sa siamoise allongée sur le muret.
Une forme adipeuse s'avance aussitôt. C'est mon maître. Le mari de ma maîtresse. Il admire le corps nu, superbe et désirable de sa femelle. Est-il sexuellement excité ?... Excité !... Malheureux castrat, pauvre ex-homme ! Il veut simplement contempler sa femme, envelopper ce corps d'un regard amoureux. Platoniquement ! Il lance d'une voix fluette :
- Bonjour mon amour !
Et je crois entendre couiner son désir disparu. Il répète plus haut :
- Bonjour mon amour !...
Quelle voix de castrat, il a !
Ma maîtresse allongée ne répond pas. Lunettes de soleil sur le nez, elle fait semblant de dormir, mais on sent que ses yeux rient derrière ses verres fumés. Elle a même légèrement entrouvert les cuisses, la rouée, à l'aise comme s'il n'y avait personne aux alentours ! Lui, contourne le muret, s'avance pesamment puis s'arrête, indécis. Il ne se doute pas du spectacle ridicule qu'il offre en oscillant sur ses courtes pattes. Ma maîtresse, dans un soupir de plaisir, se retourne sur le ventre, offrant ainsi à son mari la charmante vision d'une paire de fesses qu'on imagine fermes, un cul idéal ! Il s'approche et commence à se déshabiller - il veut faire comme elle le gros ! Il veut bronzer tout nu. Pouah, quel spectacle il va donner ! Il s'empêtre dans sa large chemise et son pantalon qui a glissé. Il s'étale à côté de ma maîtresse et reste là à gigoter. Ma maîtresse n'a pas bougé. Elle s'étire, ôte ses lunettes, se frotte les yeux puis s'assoie sur son charmant derrière, et observe un pinson qui s'est posé non loin de moi, le malheureux. (Avant qu'il n'ait réalisé le danger et se soit esquivé à tire-d’aile, j'ai lancé ma patte armée.)
Ma maîtresse me sourit puis ses yeux se posent sur l'amas de chair et de tissus qui tressaute à ses pieds. Elle se gratte la tête, perplexe, puis se tourne vers moi pour voir si je l'observe. Elle rencontre mon regard railleur, me fait un clin d'œil complice et, satisfaite, replie sa jambe, et d'un geste précis et puissant - bang ! - envoie un magnifique coup de pied dans le tas humain. La boule graisseuse ébranlée, se met à rouler sur l'herbe, atteint la limite plane du terrain puis bascule et dévale la pente raide qui s'enfuit jusqu'à la mer. Avant d'y arriver, quelques rochers crèvent le sol. L'ex-mâle vient s'écraser contre l'un d'eux. Il éclate : tripes, boyaux et bouts de viande fusent et maculent le paysage. Ma maîtresse arrive au pied de la roche et s'exclame :
- Ooooh, mille pardons pauvre amour ! On ne t'avait point reconnu ! On pensait qu'un tas d'immondices avait été jeté là exprès par nos détestables voisins, et on croyait se débarrasser par ce moyen... brutal et quelque peu expéditif, de cet encombrant et nauséabond paquet ! Si on s'était douté !... Encore toutes mes excuses, cher amour. On souhaite que tu n'aies rien de grave.
Et je vois ma maîtresse, tout en s'excusant, triturer de ses jolis doigts, un bout de chair rouge qui s'était collé à son pied...
Oh, bien sûr, ça ne s'est pas passé tout à fait comme cela ! Ma maîtresse n'a pas shooté dans son eunuque de mari ! Elle a voulu l'aider à se dépêtrer mais a fait un geste malheureux en se relevant : son pied a glissé, est venu percuter ce paquet charnu et l'a déséquilibré. Il a alors roulé au bas du terrain. Il s'est un peu esquinté contre un rocher qui traînait par-là, c'est vrai. Mais il n'a pas éclaté, non. Non plus que ma maîtresse ne s'est répandue en propos doucereux et hypocrites. Non, non ! Elle l'a plaint et a voulu l'aider à se relever. Mais il a réussi tout seul à ramper jusqu'à elle. Tout ça ne sont que des images qui se sont précipitées dans mon crâne. N'empêche : je les ai vues se refléter dans les yeux de ma maîtresse.
Car je la connais ma maîtresse ! Elle a l'apparence civilisée de la femelle humaine mais le regard félin. En vérité, elle est chatte comme moi.
... Je m'approche d'elle en ronronnant. Elle me chasse, exaspérée. Elle est comme ça ma maîtresse, c'est une tigresse !
Naturellement, ma siamoise ne s'est pas dit tout ce qui vient d'être conté ! C'est moi son maître, bien sûr, qui lui prête ces réflexions, qui parle pour elle. Ma siamoise elle, s'est contentée de suivre la scène grotesque de ma culbute avec curiosité, mais sans chercher à analyser quoique se soit. Ce ne sont que des images qui ont jailli dans mon ciboulot quand j'ai aperçu ma chatte juchée sur le mur, nous observer, ma femme et moi. J'ai vu dans l'éclat ironique de ses yeux tout le ridicule de ma situation. Mon imagination a fait le reste...
- 3 -
Il s'arrête, puis comme un voleur lourdement chargé, va déposer son imposant fardeau corporel dans le canapé. Dans la demi-obscurité, sa face pâle est une lune pleine. Il se dandine, oscillant d'une fesse sur l'autre, mon voisin l'humain, et observe par de-là le muret extérieur, la pelouse où sa femme, hier se prélassait entièrement nue. Ses petits yeux brillent. Reflètent-ils des images lascives ? A-t-il des pensées cochonnes ?... Des pensées cochonnes !... Brave castrat ! Il ne lui reste plus, comme à moi, que de sages désirs, des contemplations esthétiques, des sentiments trop doux. Brave castrat. J'ai parfois l'impression que nous nous comprenons lui et moi. Mais un humain, même coupé, peut-il comprendre un chat comme moi, même orangé... même coupé ?...
Stop ! Arrêtons là ! J'arrête de fabuler !... Bien évidemment, ce qui est décrit plus haut n'a pas encombré le cerveau asexué et rudimentaire du castrat orangé ! Encore une fois, j'ai inventé... une réalité qui aurait pu être. Car ce que je montre est plus réel que ce que je vois. J'ai cette faculté de percer à jour l'hypocrite et prétendue évidence, de percevoir derrière le masque des apparences, l'authentique réalité, la substantifique vérité... Mais laissons...
... Ma femme est belle, ma chatte est belle. Et je suis gros ! Gros comme le castrat des voisins. Car je suis un castrat, moi aussi ! Je me suis fait châtrer par amour pour ma femme. Oui, par amour ! J'adore mon épouse... et pourtant j'ai souvent eu tendance à m'égarer sous d'autres jupes... Or ma femme avait droit à mon amour en exclusivité. C'était inscrit dans notre contrat de mariage... Alors, elle m'a castré.
Il faut préciser qu'elle s'y connaît : ma femme est vétérinaire... Plus exactement, elle a fait des études mais n'exerce pas encore. Elle s'est fait la main sur moi. Elle a procédé elle-même - et toute seule - à l'opération. Dans la cuisine - mais une cuisine ultra moderne ! - avec les ustensiles de cuisine - mais d'excellente qualité !... Elle est très courageuse, ma femme ! Depuis, je l'aime encore plus. Je suis un amour tout rond au creux de son lit... Enfin... maintenant... un amour qui a roulé au bas de son lit ! Elle me trouve trop gros. Je fais basculer le lit ! Elle dort très mal, ma pauvre chérie.
Une nuit que le lit s'était dressé presque jusqu'à la verticale sous mon poids, me sentant glisser, je me suis in extremis, accroché à la tête du lit. J'ai vu ma femme qui était tombée par terre se redresser et aussitôt, la tête de la siamoise se lever (elle avait pris l'habitude de se faufiler la nuit, auprès de ma femme). Quatre yeux bleus m'ont scruté. J'ai eu un bref accès de panique : j'ai cru qu'elles allaient, chacune, faire jaillir une griffe et... Quelle imagination ! En fait, elles se sont contentées de me regarder m'écrouler sur le tapis. J'ai terminé ma nuit là... Tandis que mes deux chattes se recouchaient en ronronnant...
Depuis je passe mes nuits à contempler ma femme qui dort dans notre grand lit, flanquée de ma siamoise. Je ne dors pas, non, je veille sur son sommeil. Comme le castrat orange, à mes côtés, veille sur celui de ma siamoise. Car je me suis réfugié dans la caisse de ma siamoise (une caisse que j’ai dû agrandir à l’excés !). Le castrat des voisins m'y a rejoint. Un soupir de nos femelles nous rend heureux. Nous nous regardons et nos yeux - qui ne sont pas bleus - sourient, complices. Et au matin nous sautons les rejoindre sur le lit et ronronnons nous aussi, contre le corps chaud de nos femelles. Elles nous caressent et nous sommes comblés...
Oui, je me suis laissé castrer parce que j'aime ma femme. Comme je l'adore !
Alors vous comprendrez que lorsque je l'ai surprise, l'autre jour, dans notre lit, au bout d'un autre homme, tous mes poils (enfin, ce qu'il reste !) se sont hérissés !... Mais depuis, tout est oublié. Nous avons retrouvé notre harmonie tous les quatre. Nous ne nous quittons plus.
Comme elle est belle ma femme, allongée nue sur le lit, ma siamoise roulée en boule, sur son joli ventre ! Comme elles sont belles, mes chattes ! Quel charmant tableau ! Bien composé ! Oui, je l'ai bien réussi ! J'en suis fier ! Je suis un bon professionnel, un bon taxidermiste ! Le meilleur ! Elles ont vraiment l'air vivant, toutes les deux !
Si j'avais eu le courage, j'aurais aussi empaillé nos voisins. Ceux qui m'ont toujours surveillé de leur fenêtre. Bah ! Collés à leur vitre pour toujours maintenant, leurs visages de plus en plus émaciés, de plus en plus grimaçants dans la mort, ils me servent à mesurer le temps qui passe... Mais j'ai tout le temps maintenant... tout le temps pour contempler mes deux chattes...
Je suis heureux...
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