1.
Cet endroit était aussi lugubre que le jour où j'y avais été engagé par le Maître. Le salon, bien que sinistre, était mon lieu de résidence pendant la journée après avoir veillé à l'entretien de la demeure. « Veillez à la propreté et à ma tranquillité, je réside à l’étage, seul dans ma chambre », m'avait-il annoncé. Mon devoir était simple : être discret, nettoyer le rez-de-chaussée et m’occuper de l’étage une fois par semaine, sans jamais pénétrer dans sa chambre. Ce travail, bien que monotone, était paisible et bien payé. Le vieil homme, bien que peu aimable, récompensait généreusement mes services. Ce lundi, j'avais terminé mes tâches, en ayant veillé, bien entendu, à ne pas déranger Gertrude, l'araignée que le Maître chérissait. « Elle est spéciale, et je l'ai appelée Gertrude », m’avait-il dit un jour avec un sourire étrange. J’avais également débarrassé la maison des insectes, et autres nuisibles, mais pas les rats que le Maître voulait épargner. « Les rats font partie des lieux, ils y restent. » Le salon était un lieu froid et sombre, à peine éclairé par un vieux candélabre et quelques bûches dans l'âtre. Je m’installai pour souper, savourant une bouteille de bourgogne issue de la cave du Maître. Il ne buvait plus, mais m’avait dit que je pouvais en profiter. J’avais même tenté de lui préparer un repas une fois, mais il m’avait laissé un mot clair : « Inutile. » L’heure de partir approchait, mais ce soir-là, une idée me titillait : que faisait-il la nuit ? Pris d'une curiosité irrépressible, je me cachai dans un coin sombre du salon, bien dissimulé dans l’ombre. Vers 20 heures, j'entendis enfin le Maître descendre lentement l'escalier. Sa silhouette s'allongeant dans l'encadrement de la porte, il entra, déposant sur la table son haut-de-forme abîmé, et flanqua d’une main sa vieille redingote flétrie pour, sans un mot, s’asseoir. Il prit la bouteille que j’avais laissée et dit doucement : « Bonne bouteille, Marcel, vous avez du goût. » Il fouilla ensuite un tiroir, en sortit du papier, une plume, et se mit à écrire. Je me raidis en entendant les premiers mots de sa lettre qui énonça à haute voix : « Très chère Madame Clémentine Vandenhaute… » C’était ma femme. Mais pourquoi lui écrivait-il ? Mon cœur battait à tout rompre. « Servir un homme de mon âge doit certainement éveiller bien des curiosités. J’imagine qu’il a déjà envisagé de m'espionner, peut-être même de se cacher ici pour observer mes nuits sans sommeil. » Mon sang se glaça. À cet instant, Gertrude sortit de derrière l’armoire et commença sa tâche, imperturbable. Le Maître continua : « Ce soir, il a goûté un excellent vin de ma cave, comme je le lui avais conseillé. Mais il a laissé la bouteille à moitié vide. Si seulement il était là, je l’inviterais à la terminer à ma table. » Puis, brusquement, il se leva et cria :
— VENEZ DONC VOUS ASSEOIR, PAUVRE FOU !
Il se tourna lentement vers moi, avançant. Paralysé de peur, je ne pouvais bouger. D’un ton plus doux, il ajouta :
— Ne craignez rien, Marcel. Asseyez-vous et finissez ce vin. Et vous pourrez me poser toutes les questions que vous voulez.
Je me forçai à avancer, toujours en proie à une terreur sourde. Il me montra Gertrude.
— Laissez-la travailler en paix.
Je m’assis maladroitement.
— Allez, buvez ! Ce vin apaise l’âme.
Malgré mon envie de refuser, je pris une gorgée.
— Alors, que voulez-vous savoir ? demanda-t-il. — Pourquoi passez-vous vos journées dans votre chambre ? osai-je demander. — Je dors le jour et vis la nuit, une vieille habitude. Rien de mystérieux. — Et que faites-vous la nuit ? — Oh, je lis, j’écris, parfois je discute avec Gertrude. Une routine ennuyeuse.
Je pris une profonde inspiration et osai demander :
— Pourquoi écriviez-vous à mon épouse ?
Il éclata de rire.
— Pour vous taquiner, bien sûr !
Mon esprit tournait.
— Comment avez-vous su que j’étais là ?
Il sourit malicieusement.
— Disons que mes sens sont… affinés. Je vous ai senti dès le début.
Sa réponse laissait présager quelque chose de plus inquiétant. Je changeai de sujet :
— Pourquoi avez-vous besoin de mes services toute la journée ? Quelques heures suffiraient. — C’est vrai, mais il me faut quelqu’un de confiance ici, et je vous paye bien, non ? — Oui, bien sûr. Craignez-vous des intrusions ?
Il se renfrogna légèrement.
— La crainte de ceux qui voudraient m’offenser. J’ai croisé des ennemis au fil des années. — Avez-vous fait des choses répréhensibles ?
Il soupira.
— Oh, tout cela est loin. Mais je préfère rester vigilant. Ma solitude, avec Gertrude, est déjà un châtiment.
Intrigué, je demandai :
— Mais vous, comment vous nourrissez-vous ? Vous ne mangez jamais dans la cuisine…
Il sourit étrangement.
— Je trouve ce qu’il me faut ici. Les rats, par exemple. — Les rats ? Vous mangez des rats ? m'écriai-je.
Il éclata d’un rire tonitruant.
— Allons, Marcel, je ne mange pas de rats. Mais je… bois leur sang.
Je me levai, stupéfait.
—Vous… buvez leur sang ? — Ce n’est qu’un ancien remède, dit-il calmement. Cela suffit amplement pour mon vieux corps.
Abasourdi, je balbutiai :
— Ce n’est pas raisonnable… personne ne peut se nourrir ainsi.
Il sourit une dernière fois, et ajouta :
— Et pourtant, c’est bien ce que je fais, Et puis qui vous fait croire que je suis une personne raisonnable ? Je ne suis qu'un vieil être las, piégé dans une vie interminable, qui ne peut en finir. — Que voulez-vous dire par « qui ne peut en finir » ? — Ah, vous ne comprenez vraiment pas. J’ai essayé de mourir, encore et encore, mais c’est impossible. Vous ne voyez donc pas ? — Non… que dois-je comprendre ? — Le sang, la nuit… Tout cela ne vous dit rien ?
Il baissa la tête, abattu. Après un moment, il me prit les mains et me supplia :
— Marcel, aidez-moi, délivrez-moi !
Son désespoir me troubla. Je réalisai qu'il souffrait véritablement, peut-être même était-il mentalement dérangé. Je décidai de l’aider autant que possible.
— Monsieur, je peux trouver des médecins, des spécialistes… — Rien de tout cela ne fonctionnera, dit-il en secouant la tête. Vous ne me croyez pas, c'est évident. Je pensais que vous étiez différent. Allez, partez retrouver votre femme. Ne revenez pas. — Mais je veux vous aider, fis-je, désorienté. Je suis certes un homme rationnel, et je ne peux croire à ces choses… Nous sommes au XXe siècle, après tout ! — Et alors ? L’époque n’a rien à voir avec ma nature ! — Quelle nature ? explosai-je. Vous parlez en énigmes !
D'un geste théâtral, il se leva.
— Suivez-moi ! Vous voulez du concret, n’est-ce pas ? Très bien, je vais vous montrer mon arbre généalogique, des coupures de presse… Vous verrez mes origines et mes crimes. — Pourquoi cela prouverait-il quoi que ce soit ? Vous souffrez peut-être de schizophrénie… — Assez de ces absurdités ! s'emporta-t-il. Vous vous fiez trop à vos théories modernes.
Il se calma brusquement et reprit avec douceur :
— Marcel, si même cela ne vous convainc pas, il vaut mieux en rester là. Partez, je vous l’ai dit. — Dois-je revenir demain ? demandai-je, un peu confus. — Non, ne revenez pas. À moins que vous changiez d’avis. — Très bien Maître, je vous souhaite une bonne nuit. Adieu ! — NON ! pas lui, cria-t-il rageur. Dieu ne peut rien pour moi, et pour vous non plus, et même pour personne. — Ne blasphémez pas ! rétorquai-je. Dieu est tout-puissant !
Et il partit d’un grand rire tonitruant dont mon âme et les murs du vieux manoir se souviendront longtemps. En furie je passai la porte du salon et me dirigeai d’un pas décidé vers celle de l’entrée, lorsque j’entendis derrière moi comme un murmure :
— Et pourtant il y aurait bien une preuve pour vous convaincre.
Je m’arrêtai net, transi, et me retournai. Le vieil homme était dans l’entrebâillement de la porte du salon, et me regardait avec un petit sourire narquois.
— Il y aurait bien quelque chose, répéta-t-il. — Que voulez-vous dire, ajoutai-je toujours énervé. Vous allez me sortir une gousse d’ail, un crucifix, un pieu ? — Une chose… terrible. Mais cela vous éloignera de moi pour toujours. — Expliquez-moi, insistai-je, sur mes gardes. — Je vais vous prouver l’impossible. Je vais me pendre devant vous. Vous verrez alors que je ne peux mourir. — Non ! C’est insensé ! Vous voulez me prouver que j'ai tort en vous suicidant ? — Mais je ne mourrai pas, s'emporta-t-il. Allez me chercher la corde dans le salon. — Non ! Je refuse de participer à cette folie. — Très bien, je le ferai seul. Revenez demain, nous en reparlerons. — Alors je ne suis plus congédié ? répondis-je ironiquement. — Non, cette histoire n’est pas terminée. — Qu’il en soit ainsi, dis-je, en quittant la maison, perturbé.
2.
L'orage grondait au loin. Assis dans mon lit, je l'écoutais approcher, comme un sombre présage. Clémentine dormait profondément, inconsciente de l'angoisse qui me rongeait. Allait-il vraiment se pendre ? Qu’allais-je découvrir au matin ? Un coup de tonnerre éclata, réveillant Clémentine en sursaut.
— Que se passe-t-il ? Tu es réveillé ? — Ce n'est rien, l’orage, répondis-je. — Quelque chose te tracasse ? demanda-t-elle, inquiète de ma mine sombre. — C’est ce vieux bonhomme, mon employeur. Il me fait un peu peur avec ses idées bizarres. — On a besoin de cet argent, mais pas au point de te rendre malade, dit-elle. — Oui, mais peut-être que je devrais chercher autre chose. — Il t'a menacé ? — Non, il est juste… désespéré. Il parle de mourir. — S'il a besoin de soins, peut-être que je pourrais l’aider ? — Ce n'est pas vraiment de ça qu'il s’agit. Mais ne t’inquiète pas, l’orage va s’éloigner. Bonne nuit, ma chérie.
Au matin, je me levai sans bruit. Je pris un petit déjeuner rapide, pensant à ce qui m’attendait. J'avais décidé de retourner chez le Maître plus tôt que prévu pour voir ce qu'il avait fait. Je laissai un mot à Clémentine : « Je suis parti au manoir, je rentre ce soir. Ne t'inquiète pas. » La matinée était fraîche et claire, et la marche jusqu'à la demeure m'aida à chasser mes doutes. En approchant, je ressentis un frisson en voyant la maison sombre et silencieuse. À l'intérieur, tout était plongé dans l'obscurité, un silence pesant.
— Maître ? appelai-je en vain.
Je me dirigeai vers le salon. La porte était entrouverte, l'âtre éteint, les bougies consumées. J’avançai à tâtons, cherchant à ouvrir les tentures. Soudain, mon front heurta quelque chose. Je reculai, levant les yeux. Une silhouette pendait au bout d’une corde, oscillant doucement. Un grincement se fit entendre, puis une voix étouffée murmura « j’ai fini par m’endormir ». Terrifié, je tirai les tentures, inondant la pièce de lumière.
— Fermez ces satanées tentures ! s’agaça la voix.
Je me retournai lentement et vis, horrifié, le Maître pendu, se débattant contre la lumière du jour. Sans savoir quoi faire, je refermai les rideaux, laissant passer quelques rayons. Il se balançait toujours, comme le pendule d'une horloge.
— Détachez-moi ! gronda-t-il. Cette démonstration a assez duré !
Sortant de ma stupeur, je redressai une chaise renversée et grimpai dessus pour essayer de le libérer.
— Allez chercher un couteau ! râla-t-il.
Je courus à la cuisine, attrapai un grand couteau et tranchai la corde. Le corps tomba lourdement au sol. Je me précipitai pour l’aider. Son cou portait des marques profondes, mais il était vivant. Il me regarda un instant et dit, irrité :
— Vous en avez mis du temps… Je pensais que vous reviendriez dans la nuit.
Stupéfait, je dus admettre l'impensable : il avait survécu à sa pendaison. « Comment est-ce possible ? » murmurai-je, ébranlé.
— Je vous l'avais bien dit, fit-il remarquer. Allez me chercher une pommade, j’ai mal au cou. Immortel peut-être, mais je souffre comme tout humain.
Je fouillai la maison, sans rien trouver dans la salle de bain. En cuisine, je dénichai finalement une fiole qui ressemblait à un vieux remède.
— J’ai trouvé ça, dis-je en lui tendant le flacon.
Il le contempla puis se massa le cou avec la substance.
— C’est une vieille lotion pour les pieds… Peut-être fera-t-elle des merveilles sur mon cou.
Il jeta un œil à la corde pendante.
— J’ai rangé le reste. Vous vous occuperez de ça plus tard.
Je le regardais, abasourdi. Comment pouvait-il être encore debout après ce qui s’était passé ? Il sourit faiblement, lisant dans mes pensées.
— Vous commencez à comprendre. Le monde moderne a oublié les vieilles magies, mais elles persistent. Vous réalisez maintenant que je suis ce que je prétends être, n’est-ce pas ?
Je restai sans voix, dépassé par les événements.
— Alors, Marcel, allez-vous m’aider ? répéta-t-il.
Je hochai la tête, incertain.
— Bien. Accompagnez-moi à ma chambre, je suis épuisé.
Nous montâmes l’escalier lentement. Sa chambre, que j’avais crue interdite, n’avait rien de spécial. Il s’allongea et me fit signe d’approcher.
— Comme je vous l’ai dit, les vieilles méthodes pour nous tuer ne fonctionnent pas. L’ail, le crucifix, tout cela est désagréable, mais pas mortel. Même le pieu de ce cher Bram… une légende partiellement vraie, n’effraie pas les anciens. Seuls les jeunes de mon espèce, en renaissant, peuvent être tués ainsi. — Alors quoi ? Qu’est-ce qui pourrait vous tuer ? demandai-je. — La décapitation, répondit-il avec un soupir. Une fin honteuse, mais efficace. — Et vous voulez que je… ? — Non, je ne peux me résoudre à une telle indignité. Mais il y a peut-être une autre solution… La compassion, la tendresse, une âme pure. — Comment cela pourrait-il vous sauver ? lui demandai-je. — Sauver, oui… C’est bien ce que je cherche, quitter cette enveloppe charnelle. Mais cela demande une pureté infinie, une âme sans malice. Pas vous, Marcel. Vous, vous avez peur de moi, ça vous a altéré.
Il n’avait pas tort. Pourtant, l’âme pure, je la connaissais. Clémentine, toujours douce et bienveillante… Mais comment pourrais-je l’impliquer dans cette folie ?
— Vous pensez à quelqu’un ? insista-t-il. — Non, mentis-je. — Ce que cette personne doit faire est simple : un regard compatissant, un sourire, une caresse. Cela suffirait à me libérer. Mon âme moribonde pourrait enfin quitter ce corps, cette enveloppe.
Son regard insistant me transperçait. Clémentine, ma lumière… Mais je ne pouvais l’entraîner là-dedans.
— Je vais me reposer maintenant, conclut-il. Revenez demain. Et mes amitiés à Clémentine.
Je quittai la chambre, troublé. Il n’était pas encore midi, j’avais tout le temps de réfléchir.
3.
Clémentine rentra à 18 heures et, en me voyant affalé sur le canapé, comprit que ma journée avait été éprouvante.
— Que s'est-il passé ? demanda-t-elle.
Je restai silencieux. Lui révéler toute la vérité ou édulcorer les faits ? Impossible de décider.
— Tu sais que tu peux tout me dire, reprit-elle doucement. — C'est compliqué, répondis-je. Cet homme a besoin d'aide, mais je ne sais comment l’aider.
Comment lui expliquer que cet homme étrange, un être surnaturel, avait survécu à une pendaison ? Que j’étais maintenant convaincu de l'existence des vampires ?
— Si tu te sens dépassé, peut-être devrais-tu appeler des médecins, suggéra-t-elle. — Il n'a pas besoin de médecins, dis-je. Il parle plutôt de chaleur humaine, de compassion, mais… ça ne suffit pas. — Et tu penses que tu es capable de lui apporter tout ça seul ?
Je la sentais s’impatienter.
— Je fais ce que je peux, mais il faudrait… plus.
Je m’interrogeai à nouveau : Clémentine, avec sa bonté, pourrait-elle vraiment aider cet homme à trouver la paix ? Il disait avoir besoin d’une pureté, d’une compassion que je ne pouvais lui offrir. Peut-être que sa présence à elle suffirait.
— Peut-être devrais-je t'accompagner, dit-elle soudain.
Cette suggestion me frappa de plein fouet.
— Non ! m'écriai-je. C'est hors de question. Demain, j'irai démissionner. Ça suffit, cette histoire m’épuise. — D'accord, répondit-elle, troublée. Fais comme tu veux.
La soirée fut morne, nous mangeâmes en silence et montâmes nous coucher. Le lendemain matin, je me levai tôt et partis sans tarder pour le manoir. Clémentine, qui n’avait pas dormi, écouta attentivement mon départ, puis s'habilla en hâte. « Après tout, aider des âmes en détresse, c'est mon métier, pensa-t-elle, et si cet homme a besoin de soutien moral, je peux le lui apporter. » Elle me laissa prendre de l’avance pour éviter une confrontation. De loin, elle me vit entrer dans le manoir et, quelques minutes plus tard, elle poussa à son tour la porte, qui n'était pas verrouillée.
— Marcel ? appela-t-elle doucement.
Aucun signe de vie. Après un instant, elle appela plus fort. Elle entendit des pas résonner à l’étage, et j’apparus livide.
— Que fais-tu ici, lui dis-je ? — Je veux aider, répondit-elle calmement. — Rentre à la maison !
Mais une voix faible m’interrompit :
— Venez, madame…
Clémentine se dirigea vers l’escalier. Je tentai de l’arrêter, mais j’étais figé, désespéré. Elle entra dans la chambre où le vieil homme gisait sur son lit.
— Approchez, murmura-t-il.
Revenant à moi, je me précipitai pour la stopper, mais elle était déjà près du vieillard. Ce dernier tendit une main tremblante que Clémentine prit avec compassion. Mais en un éclair, il l'attrapa violemment, l’entraînant vers lui. Abasourdi, je me précipitai pour la sauver, mais le vieil homme, vif, m’asséna un coup violent qui me projeta contre un meuble. Et je m’effondrai inconscient. Le soir venu, je me réveillai, une douleur terrible à la tête. À mesure que les souvenirs de la tragédie me revenaient, la panique m'envahit. Avec un sursaut d'adrénaline, je me relevai et découvris, horrifié, que ma femme était étendue inanimée sur le lit du monstre. Son visage, pâle comme la nacre, était incliné, et deux petits trous sur son cou laissaient échapper du sang séché. Je m'approchai d'elle, paralysé, espérant sentir un souffle de vie. Mais je devais me rendre à l'évidence : elle était morte, par ma faute, par ma stupidité. Ce diable m'avait manipulé pour mieux la dévorer. Accablé, je la regardai sans un mot, puis m'effondrai, laissant les larmes couler. La honte et le chagrin m’envahirent. Clémentine était morte par ma faute. Terrifié, je pensai au sort des victimes d'un vampire « Seuls ceux qui renaissent pour les premières fois dans cette nouvelle vie succombent définitivement sous le coup d’un pieu », avait dit le monstre. Elle se réveillerait bientôt, mais ne serait plus ma Clémentine. Je devais agir, la libérer de son destin. Cherchant désespérément une arme, je dévalai les escaliers, brisai deux chaises et choisis un pied brisé en guise de pieu. Remontant à l'étage, j’entrai dans la chambre, le temps pressait. Évitant de croiser son regard, je pris le pieu à deux mains, déterminé à sauver son âme, et l’enfonçai dans son cœur avec toute ma force. Clémentine releva le torse, ouvrit les yeux un instant, puis retomba, cette fois pour l'éternité. Incrédule, je reculai contre le mur, regardant le corps sans vie de la femme qui avait partagé ma vie. À ce moment, une ombre apparut sur le mur : une créature aux huit pattes se dirigea vers le lit, puis lécha avidement le sang frais du pieu. Enragé, je me jetai sur elle et l'écrasai, comme je l'aurais fait du vieillard. « Que faire maintenant ? me dis-je. Personne ne me croira. Fuir ? Retrouver le monstre et me venger ? » Mais l'homme que j’étais m’obligea à agir avec honneur. Je me rendis à la police…
4.
Il est trois heures du matin, il fait froid, il fait toujours froid et humide ici. Assis sur ma paillasse, je m’éclaire à la lueur de cette piètre petite bougie qu’ils ont accepté de me laisser, ainsi que ces quelques feuilles de papier et ce vieux crayon. Tout est calme, comme l’a été la journée. C’est comme si les autres, d’un commun accord, avaient décidé de me foutre la paix. D’habitude on les entend vociférer, hurler, rire, se plaindre ou pleurer. Là, comme pour me témoigner un ultime respect, ils se taisent. Ils sont vraisemblablement angoissés par ce que je vis ce soir, un miroir, un avant-goût de leur propre destinée sans doute. Toute la journée a été rythmée par les coups de maillets des charpentiers montant l’échafaud. Il est là, à présent, sinistre dans la pénombre de la cour ; il m’attend. J’écris ces dernières lignes qui témoigneront de ma triste histoire ; enfin si quelqu’un daigne les lire. Après m’être livré, la police a mené son enquête. Elle fut expéditive. Une épouse assassinée par son mari, et dans des conditions pour le moins macabres. Les éléments et les indices trouvés sur place furent éloquents, et me hanteront pour l’éternité. Outre le spectacle abominable, ils trouvèrent un poinçon de vannerie dont la pointe était maculée de sang, celui de Clémentine d’après les analyses. Et malgré plusieurs examens, ils ne purent affirmer que le manche en cuivre de l’outil contenait mes empreintes, « il y en avait d’autres, mais pas les vôtres », avaient-ils dit. « Chose qui ne changera rien à votre sort », s’étaient-ils empressés d’ajouter. Plus tard, et malgré sa désapprobation, je pus néanmoins convaincre mon avocat de mener des recherches pour savoir à qui ces empreintes appartenaient. Par chance, les policiers, et leurs récentes expertises dans le domaine de l’anthropométrie, avaient répertorié les empreintes des plus grands délinquants et criminels de la région. Il s’est avéré que celles du manche en cuivre correspondaient à celles d’un détenu enfui de l’asile de l’autre ville. Il y avait séjourné durant de très longues années pour folie. Ça devait être une tare dans la famille ; fils de parents criminels, qui furent exécutés au siècle dernier, il avait lui-même commis des méfaits ahurissants, trop étranges pour ne pas les qualifier de fous. Et les psychiatres d’en conclure que l’homme, même s’il n’avait jamais commis aucun crime, était à considérer comme un maniaque d’un type particulier dont le vice était de désirer absorber l’essence vitale des êtres rampants. En voyant le pedigree de ses géniteurs, il avait en effet de quoi tenir. Son père, Adolphus, était un criminel psychotique de grand chemin ; sa mère, Gertrude, une grande et forte femme aux bras interminables, avait été rebaptisée la veuve noire à la suite de ses crimes d’empoisonnement et de la marque rouge dont elle était affublée sur le front. Lui-même, l’évadé, avait été rebaptisé par les gardiens du sobriquet de Rendfield à la suite de ses passions nocturnes où il dévorait toutes les bestioles qui erraient dans sa cellule d’isolement. J’appris aussi par mon avocat que les enquêteurs avaient trouvé la seconde partie de la corde du pendu que j’avais sectionnée et que l’occupant du manoir avait cachée dans une armoire. « Un indice troublant », lui avait dit d’un air circonspect l’un d’entre eux, en lui indiquant que ce bout de corde était pourvu d’un harnais corseté en son milieu. Il n’en fallut pas plus pour que je puisse en conclure que l’odieux personnage m’avait totalement abusé. Une fausse pendaison digne d’un trucage cinématographique et une parodie de morsure vampirique faite au poinçon. Et immanquablement me vint la terrible conséquence de ces indices implacables. J’avais assassiné mon épouse alors qu’en aucun cas elle n’était victime des séquelles d’un vampire, mais simplement le jouet d’une mystification. Les analyses médicales avaient aussi révélé que Clémentine avait souffert d’un traumatisme crânien, provoqué, sans doute, par un objet contondant qui l’avait vraisemblablement entraînée dans un état semi-comateux. Elle était vivante, bon sang, elle était vivante. Et je l’avais tuée. Cet homme m’avait possédé, mené dans un stratagème machiavélique des plus cruels et sournois. Mon imbécilité, ma stupide candeur, avaient permis à l’être abject de construire son stratagème tragique. Il est illusoire d’invoquer le surnaturel pour trouver le mal absolu. Des hommes sur cette terre remplissent cette tâche sinistre bien mieux que des êtres imaginaires. Ces légendes, finalement, sont là pour nous mettre en garde contre nous-mêmes, contre notre propre folie. J’en paye aujourd’hui le prix, et ce n’est finalement que justice. L’ignorance mène à l’errance, qui conduit à l’infâme. Il est presque cinq heures, j’entends les pas lourds dans le couloir des geôliers, du directeur et du prêtre. Que pourrais-je lui dire à celui-là quand il m’offrira la confession. Je n’implore pas l’indulgence, je suis seul, seul face à l’ignominie de ce drame, personne ne comprendra jamais. Je vais mourir ce matin à l’heure des suppliciés, pour un crime que j’ai commis par stupidité. Je suis coupable d’avoir succombé à l’irrationnel. Que Dieu nous pardonne !
Épilogue.
Le soir, à l’entrée principale de la prison, un homme s’approcha du bureau de garde et frappa doucement à la porte. Il souhaitait connaître le sort du condamné Marcel Vandenhaute. Le garde, d’un ton neutre, lui annonça qu’il avait été exécuté au petit matin. Intrigué, l’homme demanda s’il pouvait voir le corps. Le garde secoua la tête. « C'est impossible. Le corps a déjà été transporté au cimetière. » L’homme, un frisson d’inquiétude traversant son regard, questionna alors si le condamné avait laissé des effets personnels. Le garde lui expliqua que, dans de tels cas, la prison remettait les affaires aux œuvres de charité, et qu’il fallait être de la famille pour les revendiquer. L’homme, avec une voix tremblante, se présenta comme un très vieil ami de la victime. Satisfait de cette précision, le garde l’emmena dans un bureau annexe et lui montra quelques morceaux de papier jaunis. « Il n’a laissé que ça », expliqua-t-il, presque avec indifférence. L’homme demanda s’il pouvait les prendre. Le garde haussant les épaules répondit : « De toute façon, ces choses finiraient aux ordures. » Saluant le garde, les papiers, trésors du condamné, sous le bras, le vieil homme, coiffé d’un haut-de-forme abîmé et habillé d’une vieille redingote flétrie, disparut d’un pas hésitant dans le froid de la nuit.
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