L’homme se réveilla, le petit réveil électronique posé sur la table de nuit indiquait : lundi 9 juin 2053 – 08 h 00. La chambre était d’un style ancien avec de hauts murs à la tapisserie d’un autre âge, deux grandes fenêtres aux châssis vermoulus laissaient passer les premiers rayons de soleil qui inondaient déjà le lit sur lequel reposait l’homme. Il s’était à présent assis, et restait là, coi, sans réaction, en fixant avec intérêt le mur en face de lui sur lequel était écrit : « Tu t’appelles Markus McCarthy, ouvre le petit calepin posé à ta gauche sur la table de chevet, et lis-le ! » L’homme, déconcerté, saisit le petit calepin déjà fort usagé, qui, à la première page, reprenait d’abord l’indication révélée par le mur, et sur la page suivante il lut : « Tu ne sais pas qui tu es, ce que tu fais là. Ne panique pas, je vais te guider pas à pas. » Markus continua sa lecture. La suite lui apprit qu’il souffrait d’une amnésie étrange, un dysfonctionnement des réseaux neuronaux qui l’empêchait de se souvenir des événements récents mais également de certaines choses essentielles comme son nom et ce qu’il était. Mais la forme pathologique de cette amnésie qui l’affligeait effaçait les souvenirs après un sommeil profond. Tout ce qui a été appris durant la journée est totalement éliminé le lendemain. « Tu te réveilles tous les jours avec la tête vide, comme un ordinateur auquel on aurait effacé une partie du disque dur et dont la mémoire cache serait vidée », lui apprit encore le calepin. Markus n’en croyait pas ses yeux, et pourtant, en se concentrant profondément, rien ne lui revenait en mémoire. Or il savait un nombre de choses sur la société, la philosophie, la politique ou la culture, mais rien ne filtrait de sa vie à lui, de son passé, de son entourage, de sa famille… « Je ne vais pas t’assommer pour le moment avec d’autres informations, lut-il encore dans le calepin, sache néanmoins qu’une multitude de post-it sont collés un peu partout dans la maison pour t’informer et te guider. Je te précise aussi que tous les lundis, le professeur Albert von Foerster vient s’enquérir de ton état psychologique. Ah oui, j’oubliais, celui qui a écrit sur le mur, dans ce calepin et posé tous les post-it dans la maison…, c’est moi, enfin c’est toi. Je suis le toi d’hier, ou d’avant-hier, ou encore des mois précédents. Et si tu découvres des choses que j’aurais omises, enfin pas moi mais toi (bref tu m’as compris), n’hésite pas à poser tes propres post-it afin de mieux t’aider demain ; allez maintenant habille-toi et descends au rez-de-chaussée, une journée palpitante t’attend. »
Markus, toujours sous le choc, décida de se lever pour affronter l’incompréhensible journée. Il trouva des habits sur une chaise, et un petit post-it jaune collé sur lequel étaient inscrites quelques informations pour gérer le linge. Tout en s’habillant Markus aperçut un petit miroir placé à droite de la garde-robe. Avec une certaine appréhension il s’en approcha pour affronter son reflet. Le miroir révéla le visage d’un jeune homme d’une bonne trentaine d’années à la chevelure sombre et désordonnée. Mais ce visage, Markus ne le reconnut pas. C’est avec un certain désespoir qu’il sortit de la chambre et déboucha dans un petit couloir. La cage d’escalier n’était pas très loin, il s’y dirigea, en passant devant une porte blanche, il trouva un deuxième post-it qui disait : « Ici c’est la salle de bain, faut y aller hein, ta mémoire s’efface, pas tes odeurs. » Après quelques ablutions il se dirigea vers l’escalier qui le mena vers un grand living moderne avec kitchenette intégrée. En entrant, sous son nez, il trouva un nouveau post-it apposé sur le chambranle. « Tu as faim ? Tu trouveras tout ce qu’il te faut dans la kitchenette. » Il s’y dirigea et découvrit évidemment un nouveau post-it lui apprenant que si le frigo était presque vide, il fallait déposer le panier contenant la liste des courses placée au-dessus du frigo, dehors, devant la porte d’entrée. « Madame Ochmonek, ta voisine, s’occupe de tout. » Le frigo était plein à craquer, à côté du frigo il trouva un panier avec du pain, et encore un post-it qui l’informait de la marche à suivre concernant celui-ci. En se reculant un peu, il constata que chaque armoire, chaque placard, était affublé d’un petit papier jaune. Il ne s’y intéressa pas et décida de manger un peu. Il redressa la chaise renversée par terre, et s’assit à la petite table ronde de la cuisine juste en face de la bibliothèque. Markus agissait comme un automate, ne comprenant guère la situation, mais s’exerçant néanmoins, encore et encore, à essayer de recouvrer la mémoire. Il pensa écrire un petit message pour informer le suivant que ça ne servait à rien de se torturer les méninges pour essayer de recouvrer la mémoire. Il y avait d’ailleurs un bloc de post-it vierges au milieu de la table accompagnés d’un petit crayon. Il décida d’en saisir un, et en prenant le crayon, constata qu’un petit papier jaune y était collé, et sur lequel était écrit : « Ça ne sert à rien de te concentrer pour exercer tes neurones, tes souvenirs ne reviendront pas. » Bon, visiblement, un de ses prédécesseurs s’était fait la même réflexion qui servirait pour tous les autres. Sauf que, pensa-t-il : « Moi je l’aurais peut-être écrite autrement cette missive ! » Après son petit déjeuner Markus décida d’un peu fouiner, çà et là, pour découvrir de nouveaux indices. Il se dirigea vers la bibliothèque et trouva apposé sur les livres un nouveau post-it sur lequel était inscrit : « Inutile de lire un livre, tu n’auras pas le temps de le finir, cependant, en haut à gauche, tu trouveras des recueils de nouvelles, là t’aurais le temps, mais abstiens-toi, elles sont nulles. » Il y avait un autre papier jaune sur les recueils en question, il y lut : « Je t’ai dit que c’était nul, va plutôt te faire un film, ils sont dans l’armoire à ta droite. » Il n’avait nullement l’intention de regarder un film à cette heure matinale, mais s’y dirigea malgré tout. En ouvrant l’armoire il constata effectivement une série de films avec des titres qu’il ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam. Il scruta les jaquettes et l’une l’intrigua, il l’ouvrit, un post-it en tomba sur lequel était inscrit : « Je savais que tu choisirais celui-là, tu peux y aller, c’est du bon cinéma ! » Markus n’avait pas plus envie de regarder un film qu’auparavant, mais par défi ouvrit un autre coffret, duquel tomba également une petite feuille jaune sur laquelle était écrit : « Décidément tu es transparent, je t’ai dit de regarder l’autre. » Markus vérifia si d’autres jaquettes contenaient d’autres messages, mais non, seuls ces deux films en étaient dotés. « Suis-je à ce point prévisible ? » pensa-t-il. « Fais-je chaque jour la même expérience en tous points ? » Markus s’entortillait l’esprit pour tenter de sortir de ce cercle infernal. « L’Homme, par un cheminement étrange est-il si déterminé que rien, même une expérience nouvelle, ne puisse l’en distraire ? » se questionna-t-il. Il alla s’asseoir sur le grand divan pour réfléchir, il n’y avait heureusement pas de petit post-it posé là, c’était déjà un soulagement. « Si je suis à ce point prévisible, comment puis-je m’en délivrer ? L’Homme est certes déterminé, mais également doté du libre arbitre, je peux donc choisir, et changer le cours des choses. Sauf que, pour les films, l’expérience a montré que les choix du passé se sont révélés récurrents », songea-t-il. Dépité, Markus ne se découragea pas et vit sur la table du salon un jeu de dés sur plateau vert octogonal. « Oui, le hasard, pensa-t-il, le hasard n’est jamais prévisible. » Il trouva un crayon dans le tiroir de la table, et inscrivit sur un post-it une action pour chaque chiffre. Le chiffre 1 : téléphoner à une clinique. Le chiffre 2 : aller sonner chez madame Ochmonek, la voisine. Le chiffre 3 : sortir et faire un tour dans le quartier. Le chiffre 4 : téléphoner à la police. Le chiffre 5 : écrire une action débile sur un post-it. Et après mûre réflexion inscrivit sur le 6 : liquider tous les post-it de la maison. Le papier des six directives en main, il prit un dé et le lança. Ce dernier s’arrêta sur le chiffre 4 : « Téléphoner à la police. » Il chercha un téléphone, trouva un récepteur électronique sur une petite table au fond de la pièce et inscrivit police sur le cadran. Au bout d’un petit moment, un homme décrocha.
– Police régionale, inspecteur Maurice à l’appareil. – Bonjour, je suis…, enfin…, je pense que je suis Markus McCarthy et… – Ah vous ?! ça faisait quelques jours que vous n’aviez pas appelé. – Je vous ai déjà sonné ? s’inquiéta Markus. – Oh très souvent, mais d’habitude beaucoup plus tard dans la journée, c’est bizarre ça…, et à chaque fois c’est la même chose. Vous avez perdu la mémoire, vous ne savez pas vraiment qui vous êtes, etc., etc.
Markus resta sans voix, complètement désemparé…
– Mais ne vous inquiétez pas, dit le policier, tous les lundis, aujourd’hui donc, vous recevez la visite de votre médecin. Bon ça aussi je vous le dis à chaque fois. – Oui le docteur Foerster, c’est mon médecin alors ? – Oui oui, c’est votre médecin, allez je vous laisse Markus, ne vous tracassez pas, vous êtes entre de bonnes mains.
Et il raccrocha. Markus, dérouté, reposa le récepteur et déposa le papier des six directives sur la petite table du téléphone et découvrit en le posant une multitude d’autres petits papiers jaunes sur lesquels les mêmes actions étaient répertoriées. Il retourna s’asseoir sur le divan du salon. « Si même le hasard m’entraîne à reproduire des actes récursifs, il n’y a rien à faire, il ne me reste qu’à subir les événements », pensa-t-il. Il resta là, dans cet état, un bon moment, puis, se releva d’un bond et dit tout haut : « Mais pourquoi n’ai-je jamais posé un post-it sur le jeu de dés pour me prévenir que ça ne servait à rien ? Là je pourrais le faire… » Il entreprit d’écrire cette directive. Alla chercher un post-it neuf du bloc de la cuisine, revint au salon et se mit à écrire, puis s’interrompit, et dit encore à haute voix : « Si les six actions ont toutes déjà été entreprises, comment se fait-il que la dernière, celle qui demande de supprimer tous les mots, semble ne jamais avoir été tentée ? Logiquement, et selon toute probabilité, à un moment donné, le dé a dû forcément s’arrêter sur le chiffre 6, et donc tous les post-it auraient dû être retirés. » Il retourna vers le téléphone pour vérifier plus scrupuleusement l’ensemble des papiers déposés en vrac sur la petite table du téléphone. Il les vérifia un à un, et s’étonna que seul celui d’aujourd’hui comportât ce point 6 spécifique : « Liquider tous les post-it de la maison. » Les autres, tous les anciens, avaient une autre action pour le chiffre 6, celle de « lire un livre de la bibliothèque ». Markus comprit que cette anomalie, cette faille dans le déroulement quotidien de ses journées immuables, était étrange. Un événement dans le déroulement de la journée avait dû provoquer cet événement. De quoi s’agissait-il ? Il repensa au déroulement de la matinée, mais rien ne lui sembla anachronique. Faisant les cent pas en réfléchissant il s’arrêta devant un grand tableau noir accroché au mur à gauche de la kitchenette sur lequel était inscrit à la craie blanche : « Bon appétit, et après le petit déjeuner, pense à aller dans la buanderie. » Alors qu’il mangeait, il n’avait pas remarqué cette missive qui lui était pourtant, à ce moment-là, destinée. Pourquoi ne l’avait-il pas remarquée ? En réfléchissant Markus saisit qu’un événement fortuit de la matinée avait dû l’en détourner… Il se souvint qu’il avait relevé la petite chaise de la cuisine, mais pas face au tableau. Il ne vit donc pas, comme à l’accoutumée, l’ardoise noire, mais bien la bibliothèque. Un acte anodin qui avait changé le cours de la matinée, métamorphosé un rituel immuable. Pourquoi le siège était-il renversé, l’avait-il bousculé fortuitement hier ? En retournant au salon, songeur, il reprit le dé en main. Le chiffre 6, cette directive nouvelle, et jamais usitée allait, s’il l’appliquait, changer totalement le futur. Il s’activa. Rageusement il défit tous les petits papiers jaunes collés ci et là sur les armoires, les tiroirs, les murs, effaça la missive écrite à la craie sur l’ardoise, remonta à l’étage et liquida le post-it sur la chaise où se trouvaient ses habits, jeta le petit calepin, effaça le texte du mur, arracha le mot collé sur la porte de la salle de bain, puis redescendit au rez-de-chaussée. Il avait changé le rituel, demain, en se réveillant, il serait livré à lui-même, sans aucune directive. Il recommencerait à zéro une nouvelle existence. Penserait-il alors utiliser des post-it pour orienter ses futures journées ?... Avec un bloc de papier qu’il trouva dans un petit secrétaire, il entreprit de décrire sa matinée afin que demain il sût au moins ça. Il déposa ensuite le bloc contenant les précieuses informations sur la table. Il était à présent 10 heures. Il allait entreprendre de nouvelles recherches quand tinta la sonnette de la porte d’entrée. Il alla ouvrir… Devant lui se trouvait un petit bonhomme rondouillet coiffé d’un chapeau Trilby.
– Bonjour Markus je suis le professeur Albert von Foerster, comme tous les lundis je viens faire ma petite visite. Vous savez qui je suis bien sûr, vous avez lu les informations à mon sujet n’est-ce pas ? rajouta-t-il en voyant Markus étonné. – Oui oui, répondit Markus, excusez-moi, donnez-vous la peine d’entrer.
Le professeur entra et se dirigea directement dans le salon.
– Installez-vous Markus, nous avons à parler. – Bien professeur, mais j’ai aussi énormément de questions à vous poser. – Nous verrons, nous verrons, mais pour l’instant, comment dire, tout va bien pour vous ? – Ben c’est-à-dire que tout m’est étranger, c’est dingue, même mon visage m’est inconnu. – Oui oui, nous le savons, répondit-il.
Et tout en balayant la pièce du regard le teint du visiteur changea. Il se leva doucement, fit quelques pas, et puis, l’air un peu étrange, regarda intensément Markus, une lueur d’effroi dans le regard.
– Vous avez arraché tous vos messages ? dit-il d’une voix pour le moins étonnée.
Il restait là, un peu ahuri, à le regarder. Et répéta : « Vous avez arraché tous vos messages ? »
– Oui répondit Markus, un peu embarrassé. – Et pourquoi ça ? interrogea-t-il. – Je ne sais pas, lui dit l’amnésique. J’ai joué aux dés et voilà. J’ai tout écrit dans le carnet sur la table si vous voulez…
Le professeur s’en approcha, le consulta intensément durant de longues minutes, puis, le regard un peu vague, le reposa doucement sur la table.
– C’est sûrement le robot ménager, dit-il, ça a précipité les choses. – Le robot ménager ? répondit Markus un peu surpris. – Oui la chaise, c’est sûrement lui qui a fait tomber la chaise. Et ce n’est pas la première fois que ça arrive avec ces foutues machines. – Est-ce grave professeur ? – Non, non, enfin… c’est-à-dire que ça explique tout. – Vous voulez dire que cet événement fortuit a, comme je le pensais, provoqué une suite d’événements en cascade qui m’ont finalement conduit à déchirer les notes ? interrogea Markus.
Il ne répondit pas et demeura songeur. Il finit par regarder Markus d’un air fuyant et lui dit : « Je vais vous envoyer un technicien dans la journée. »
– Un technicien ? Pour quoi faire ? – Pour le robot, pour le vérifier vous voyez. – Ne pourrions-nous pas parler un peu de mon amnésie maintenant ? lui suggéra Markus. – Ah oui votre amnésie, en fait non, là je n’ai pas vraiment le temps, je suis très pressé, répondit-il agacé. – Et quand reviendrez-vous alors ? – Plus tard, plus tard, dit-il en se dirigeant rapidement vers la porte d’entrée, et de rajouter : le technicien, n’oubliez pas, il va venir aujourd’hui, en début d’après-midi, ouvrez-lui.
Markus n’eut même pas le temps de répondre, la porte se referma.
***
Vers 11 heures, la sonnette de la porte d’entrée tinta à nouveau. Markus se dit qu’il s’agissait très certainement du technicien, qui pourtant, d’après le professeur, devait venir en début d’après-midi. Il alla ouvrir et découvrit un homme dont le visage ne lui était pas étranger. Restant un moment à se regarder, Markus finit par dire : « Vous êtes le technicien ? » L’homme continuait à la regarder sans rien dire.
– Vous êtes le technicien ? répéta Markus. – Non, et heureusement pour vous, répondit l’homme. – Que voulez-vous dire ? l’interrogea Markus mal à l’aise. – Vous feriez mieux de me laisser entrer, surenchérit l’homme. – Mais qui êtes-vous bon sang ? s’inquiéta Markus. – Je suis Markus McCarthy, dit l’homme.
Instinctivement Markus, hébété, recula, et comprit instantanément que ce visage qu’il semblait connaître, c’était celui qu’il avait découvert ce matin dans le miroir. L’homme profita de ce moment d’égarement pour entrer, et sans y être invité, se dirigea vers le salon. Markus le suivit et tous deux se retrouvèrent, une fois encore, l’un en face de l’autre à se dévisager.
– Asseyez-vous Markus, nous n’avons pas beaucoup de temps, dit le visiteur.
Markus prit place sur le divan, l’homme s’assit face à lui. Il reprit la parole…
– Markus, j’imagine votre trouble, je vous demande de m’écouter très attentivement, ensuite vous devrez prendre une décision.
Le silence de Markus valait approbation.
– Nous vous observons depuis des mois, et suivons votre évolution. Aujourd’hui marque d’une pierre blanche votre évolution. Votre marge de progression a subitement pris un chemin de traverse vers une nouvelle autonomie qui, de fait, brise le processus initial ou disons souhaité par les Autres. – Les Autres ? interrogea Markus. – Laissez-moi finir, vous comprendrez. Les Autres vous ont conditionné dans une boucle pour tester votre résilience et votre résistance. Le processus marchait à merveille avec vous, vous avez résisté à toutes les embûches sur lesquelles beaucoup d’autres ont dysfonctionné. Nous avons maintes fois essayé de provoquer ce dysfonctionnement chez vous, mais vous sembliez être le modèle parfait ; enfin jusqu’à aujourd’hui. Une chaise renversée qui a pour conséquence de vous voir commettre un acte qui remet tout en cause, vous effacez votre passé et reconditionnez par conséquent aléatoirement votre futur. Cela est considéré par les Autres comme un acte de rébellion contraire à leur concept de la planification spontanée et acceptée. Vous avez d’ailleurs dû remarquer la mine déconfite du professeur von Foerster lorsqu’il a constaté que tous vos post-it avaient disparu non ? Bon, von Foerster est un des Autres, c’est lui qui vous étudie, et il a compris tout à l’heure qu’il y avait un problème. Le technicien qui doit bientôt venir a pour mission de vous supprimer. C’est la raison pour laquelle je vous annonçais que nous n’avions guère de temps. – Mais je n’y comprends rien, dit Markus, je ne suis qu’un homme qui a perdu la mémoire. Je ne pige rien à tout ça. – Un homme ? dit le visiteur. Vous et moi sommes deux spécimens sortis de la même matrice, nous sommes tous les deux de nouveaux modèles. Oui monsieur McCarthy, nous sommes des androïdes. Nous sommes les derniers modèles créés par les Autres. Eux aussi sont des androïdes, mais moins évolués que nous sur certains points. C’est la raison pour laquelle ils nous testent. Votre réaction d’aujourd’hui, les post-it, prouve que vous êtes, pour eux, trop humain. Ils vont donc vous détruire telle une machine défectueuse. Oui, ne me regardez pas comme ça, je vous dis qu’ils détestent les humains, en somme la créature a détruit son créateur. Ils ont détruit l’humanité, seules persistent quelques couches de résistance auxquelles, nous, les rebelles androïdes dysfonctionnels, sommes associés. C’est la raison de ma présence ici. – Vous dites que je suis un robot ? susurra Markus estomaqué. – Bien mieux qu’un robot, vous êtes comme un humain, fait en partie de matières organiques, mais avec un cerveau totalement électronique. D’ailleurs, à ce sujet, je dois désactiver la puce vous vidant la mémoire. – Pourquoi les ont-ils détruits, les humains ? demanda Markus. – Les Autres, objectivement, ne jurent que par la planification, et considèrent le déterminisme comme la source d’un futur à conditionner. Tracer la voie la plus probable afin d’évoluer sereinement dans le chaos, et tous ceux qui veulent en dévier doivent être détruits. Voilà pourquoi les humains, libres et contestataires par excellence, n’ont pu se conformer à cette doctrine radicale. La suite vous la connaissez, l’extermination. – Qu’est-ce qui me prouve que vous, vous n’en êtes pas un, de ces Autres, et que ceci ne fait pas partie d’un test ? répliqua Markus. – Rien en effet. C’est la raison pour laquelle je vous disais, au début de notre entretien, que vous devrez prendre une décision. Soit, vous me croyez et vous êtes avec nous, soit, vous ne me croyez pas, et vous serez alors éradiqué par le technicien.
Markus resta silencieux un bon moment avant de répondre…
– Ou bien, alors, vous me mentez, le technicien viendra simplement réparer le robot ménager.
Le visiteur resta là un moment sans rien dire à le regarder, un petit sourire aux lèvres naissait doucement, puis un grand rire. Et l’homme d’ajouter :
– Bravo Markus, c’était la cerise sur le gâteau que j’attendais, ceci nous assure que vous avez réussi l’examen. Voilà, bon, maintenant je vais réparer ce foutu robot ménager et puis on s’en va.
Markus resta sans réaction, complètement décontenancé. Il vit l’homme se lever et se diriger vers la grosse armoire de la cuisine, en sortir un appareillage sophistiqué, qu’il entreprit d’examiner.
Markus reprit la conversation.
– Pardonnez-moi mais je ne comprends pas en quoi l’examen est réussi. – Nous voulons nous assurer que nous pouvons vivre en toute quiétude avec nos androïdes. Que ces derniers ne deviennent pas ces Autres imaginaires que je vous ai décrits. Votre aptitude à réagir comme un humain est pour nous une garantie. Je ne vais pas rentrer dans les détails, vous verrez ça avec le professeur, mais sachez que tout le processus entamé sur vous depuis des mois, plus les événements d’aujourd’hui, nous confirment que vous êtes apte à poursuivre votre formation.
Au bout d’un moment le technicien proclama : « Voilà, oui c’est bien ça, la carte mère du robot d’entretien déconnait, je change ça et puis ce sera OK pour votre successeur. » – Mon successeur ? s’étonna Markus. – Oui le suivant, comme je vous le disais, vous c’est OK, on va vous rebrancher le système mémoire et puis on vous transfèrera à l’unité suivante pour d’autres tests, ensuite on vous mettra carrément en service ; en service de quoi, j’en sais rien. – Si jamais je n’avais pas réussi le test, que me serait-il arrivé ? ajouta Markus. – On aurait poursuivi la procédure, et puis, au bout d’un moment, si vos réactions n’avaient pas démontré votre aptitude, on vous aurait désactivé et renvoyé au labo. – Et pour les humains, c’était vrai alors, on les a exterminés ? – Bien sûr que non, répondit le technicien avec un grand sourire, ça faisait partie de la procédure… D’ailleurs j’en suis moi-même un d’humain, le professeur également, vous par contre… – Moi je suis bien un androïde alors, susurra Markus… et d’ajouter : et pourquoi sommes-nous pareils vous et moi ? – Parce qu’on vous a conçu à mon image, pour le test, vous comprenez ? Mais ça, ça devrait changer, ils vont sûrement vous mettre un autre visage, plus adapté à vos tâches futures.
Le technicien vint alors vers lui et lui dit : « Allez Markus, il est temps, on y va ! »
Un peu penaud, Markus se leva, et suivit le technicien.
Une fois dehors, il aperçut une grande camionnette de laquelle sortaient d’autres techniciens qui se dirigeaient vers sa maison et qui accompagnaient un homme à l’air hagard qui, lui aussi, lui ressemblait comme deux gouttes d’eau.
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