Par une douce soirée d’été, comme à l’accoutumée, Pierre aimait se promener en solitaire dans les allées du cimetière de la ville. C’est le seul endroit où il pouvait trouver la paix ; où il avait le privilège de savourer le silence sans que quiconque ne vienne le déranger dans sa quiétude. Et il est vrai que les occupants de ce lieu n’étaient pas vraiment dérangeants.
Après avoir franchi le lourd portail de l’entrée, il parcourut l’allée centrale qui menait vers un grand rond de pavés délimitant le centre du cimetière. À partir de là, de nombreuses allées rectilignes s’entrecroisaient, bordées de platanes majestueux dont les feuilles frémissaient sous une brise légère.
Il traversa le jardin des souvenirs où les tombes étaient disposées en cercles, puis s’engagea sur un sentier qui longeait un long muret recouvert de tuiles. C’est alors qu’il vit une tombe isolée, érigée sur la longue bande de gazon qui longeait le mur. Bizarrement, il ne l’avait jamais remarquée auparavant. Le pourtour était en marbre et l’intérieur du tombeau était rempli de gravillons blancs. Mais le plus étonnant – et en tant qu’écrivain il trouvait l’idée plutôt originale – c’est que celle-ci n’était pas surplombée d’une croix, mais d’une stèle en forme de livre. Un grand livre ouvert taillé dans du granit blanc. Toutefois, il ne put en déchiffrer le texte car la plupart des lettres avaient été effacées par l’érosion. Seul le nom du malheureux défunt étant encore lisible.
« Texter Exon »
Il sourit. Cela faisait très dactylo comme nom. « Texter » comme texte et« Exon », qui devait sans doute être le nom de famille, lui rappela sa vielle machine de traitement de texte « Exxon ».
Il se pencha pour regarder les lettres de près lorsque quelqu’un lui dit avec emphase :
- Bonjour Monsieur. - Bonjour, répondit Pierre d’une voix peu engageante sans même regarder son interlocuteur. - Jolie tombe, n’est-ce pas ? - Oui.
Bon sang, même dans les cimetières il faut que quelqu’un vienne vous importuner, pensa-t-il rageusement. Puis il se retourna enfin vers l’homme. Celui-ci était âgé d’une soixantaine d’années et lui évoquait vaguement son père.
- Je suis le gardien de ce cimetière, déclara l’inconnu d’un ton solennel. - Ah oui ? répondit Pierre, l’air de dire : Bon, ben voilà, maintenant que les présentations sont faites, fichez-moi la paix ! - C’est un endroit paisible, vous ne trouvez pas ? fit l’homme en contemplant les alentours. - Oui. Jusqu’à votre arrivée !, aurait-il voulu ajouter. - Savez-vous combien de personnes sont enterrées ici ? demanda le gardien.
Cette fois-ci, c’en était trop.
- Écoutez Monsieur, puisque vous ne semblez pas l’avoir compris, avant votre venue j’étais en train de me recueillir ! - Vraiment ? - Oui vraiment ! - Sur la tombe d’un parfait inconnu ? Permettez-moi d’en douter.
Le visage de Pierre s’empourpra.
- Qu’en savez-vous ? Et d’abord ce ne sont pas vos oignons ! - Vous avez raison, cela ne me regarde pas. - Très bien, alors vu que nous sommes d’accord au moins sur un point, laissez-moi tranquille !
L’homme fit mine de s’éloigner, puis revint brusquement sur ses pas.
- Aimeriez-vous connaître l’histoire de cet homme ?
Bon sang, mais quel emmerdeur !, fulmina Pierre.
- Non. - Je suis pourtant sûr que celle-ci pourrait vous intéresser. Il s’agit d’un écrivain, tout comme vous. - Comment savez-vous que je suis écrivain ?
L’homme afficha un sourire laconique.
- Je le sais, c’est tout ! C’est écrit sur votre front.
Pierre se sentit en proie à un dilemme : s’enfuir en courant ou écouter les balivernes de ce vieux birbe, qui malgré tout venait de piquer sa curiosité.
- Très bien, si vous insistez.
D’un petit geste de la main, le gardien l’invita à prendre place sur un vieux banc en bois, à quelques mètres de la sépulture.
- Tout d’abord, que pensez-vous de son nom ? - Rien.
En vérité, ce nom l’avait intrigué.
- En fait, il ne s’agit pas de son vrai nom, mais d’un pseudonyme. - Vous m’en voyez ravi ! Et est-il permis de mettre un pseudo sur la tombe d’un mort ? - Personne n’osait aller à l’encontre de ses dernières volontés. C’était quelqu’un de très têtu !
Tout comme vous !, pensa Pierre. L’inconnu reprit :
- Durant la dernière période de sa vie, il publiait ses œuvres sous le nom de « Texter Exon ». Ça sonne bien pour un écrivain, vous ne trouvez pas ? - Effectivement ; je vous l’accorde.
Pierre se dit qu’il n’aurait pas choisi mieux.
- Il était convaincu que ses écrits se vendraient mieux avec ce nom d’emprunt. - Et… était-il connu ? - Pas vraiment. Il a écrit de nombreuses nouvelles dont l’une a remporté un petit prix littéraire ; mais c’était loin d’être le prix Goncourt ! Son plus grand succès fut que quelques-unes d’entre elles furent publiées dans un magazine littéraire, mais je ne me rappelle plus du nom. - Le Scribe ? - Oui, quelque chose comme ça… Il s’est ensuite tourné vers Internet avec la révolution de l’informatique. Vous savez, ces histoires que l’on peut lire gratuitement en ligne ?
Pierre baissa les yeux.
- Hm, hm. - Mais hélas, cela n’a pas changé grand-chose. Bien que ses textes aient une plus grande visibilité et soient lus par des milliers d’internautes, il ne parvenait pas à réaliser son vœu le plus cher. - Lequel ? - Vivre de sa passion et accéder à l’ultime rêve d’un écrivain : être enfin reconnu. Or, bien que cela lui rapportât une certaine notoriété dans le cyberespace, il ne gagnait pas le moindre pécule !
Pierre éprouva un malaise. Cependant, il ne ressentait plus aucune animosité vis-à-vis de son interlocuteur.
- Et qu’a-t-il fait ensuite ? - Il s’est davantage renfermé sur lui-même, perdant ainsi le seul emploi qui lui permettait de vivre. Il a tout d’abord commencé par perdre contact avec ses amis, puis avec sa famille. Il ne visait plus qu’un seul et unique but : attendre que l’étincelle enfouie dans les profondeurs de son esprit malade jaillisse enfin et lui donne l’inspiration pour écrire « l’œuvre du siècle ». Celle qui le ferait sortir définitivement de l’ombre, qui graverait à jamais son immortalité. Ainsi les seuls moments où il sortait de chez lui, c’était au milieu de la nuit ; de peur de rencontrer des gens.
Pierre se risqua à poser une question dont il connaissait déjà la réponse :
- Pourquoi ? - Afin de ne pas être confronté au regard des autres. Vous savez, ce regard qui vous transperce, qui vous met à nu devant tout le monde et vous renvoie comme un miroir la plus sombre partie de vous-même ! - Et… Ensuite ? - Voyant que la fameuse étincelle ne venait pas et que la flamme de la créativité s’éteignait peu à peu, il s’est laissé mourir, ignoré de tous. Mais peu avant sa mort, il a laissé ses instructions et a envoyé ses œuvres à de nombreux éditeurs qui auparavant avaient refusé ses textes ; mais cette fois-ci sous le nom de « « Texter Exon ». Ce même nom qui est gravé sur cette tombe. Et ironie du sort, son plus beau poème qui était inscrit sur cette pierre, s’est effacé en seulement quatre saisons. Pierre se répéta à lui-même : Exon. Texter Exon… Texter Exon…. Puis il posa une question qui lui brûlait les lèvres :
- Mais quel était son vrai nom ?
Le gardien du cimetière se racla la gorge et le fixa avec un regard pétillant de malice.
- Le vôtre. L’homme qui est enterré là, c’est vous dans quelques années ! Pierre Lachaise. Réfléchissez mon ami ; avant qu’il ne soit trop tard !
Sur ces paroles, Pierre se mit à crier. Il voulut frapper l’inconnu assis à côté de lui, mais celui-ci s’était volatilisé comme par magie. Il jeta ensuite un regard apeuré en direction de la tombe, mais elle aussi avait disparu.
Il resta un long moment assis sur le banc, le visage enfoui entre ses mains, avant de se lever. Puis il se dirigea à pas lents vers la sortie du cimetière.
Son imagination venait de le rattraper, créant la scène la plus brillante de sa vie d’artiste.
Mais cela en valait-il vraiment la peine ?
F I N
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