Toute la journée il erra dans la forêt, traqué comme une bête misérable. Mourir pour mourir, il valait mieux tomber dans les mains de ses ennemis que dans celles de ses compatriotes. En effet, si ceux-ci le découvraient, il serait fusillé sur-le-champ. Le fugitif sentait ses forces diminuer et son courage lui manquer. Ses vêtements étaient maculés de boue et une balle ennemie lui avait traversé l'avant-bras droit. La sueur et le sang avaient séché sur ce visage où se lisait mieux l'angoisse de la mort que la volonté de survivre. Le soldat trébuchait à chaque instant sur des racines d'arbres ou des remontées brusques du terrain. Lorsqu'il lui semblait entendre un bruit suspect, il se plaquait au sol avec le regard apeuré d'un animal se sentant débusqué, et il attendait en écoutant les affreux battements de son cœur lui marteler tout son être. Il ne repartait que lorsque le chant des oiseaux seul persistait dans la mélancolie du bois. Dans son affolement, il abandonna sa veste et sa mitraillette qui l'alourdissaient, ne prévoyant pas que ces objets – laissés derrière lui – pouvaient causer sa perte. Mais rien de grave n'arriva immédiatement, sinon qu'il s'enlisa à demi dans une mare putréfiée, hors de laquelle il ne parvint à se dégager qu'au prix d'incroyables efforts. Cependant l'épuisement le gagnait. Ses yeux se troublaient, son corps s'enfiévrait, et il sentait une humidité malsaine le transpercer. Il fut obligé de marcher. Il avait dû se perdre dans la forêt, car depuis un certain temps il lui semblait qu'il tournait en rond. Seul, demi-nu, malade, il se rendit compte qu'il était perdu. Une nuit ténébreuse qui tombait lui arracha des plaintes continues. Des sanglots le secouèrent convulsivement : la peur s'empara du tréfonds de son être et en fit un paquet de vibrations confuses et douloureuses. Puis ce sentiment se calma pour faire place à une atonie bestiale que l'énergie du désespoir ne parvint plus à chasser.
Ce fut dans cette situation que le soldat-naufragé crut percevoir au loin des éclats de voix humaine qui se rapprochaient. Il n'eut pas le temps de se cacher. Ils avaient retrouvé sa trace, et déjà toute une compagnie d'hommes se lançait à ses trousses. Le fugitif courut un moment avec un sursaut d'énergie. Mais ce fut en vain. Il se retourna : le rayon vacillant d'une lampe-torche l'aveugla, tandis qu'il fut acculé presque aussitôt vers le pied d'un gigantesque banian. Et là, quelque chose d'insolite se produisit : au moment où les hommes allaient fondre sur lui, le tronc de l'arbre parut s'ouvrir de l'intérieur, et engloutit dans un trou béant le prisonnier anticipé. Incapables de réagir immédiatement devant un tel prodige, les poursuivants virent l'écorce de l'arbre se refermer inexorablement sur le poursuivi, comme si cette présence voulait leur barrer toute issue – les empêcher de poursuivre au-delà leurs investigations. Se croyant le jouet de quelque songe perfide, les hommes, d'abord stupéfaits, laissèrent éclater l'impuissance de leur colère. Ils donnèrent des coups de poing et de pied à l'arbre et enfin déchargèrent leur mitraillette sur l'écorce qui s'effrita et se fendit avec un bruit sec de bûche éclatant dans le feu d'un âtre. Mais il n'y avait pas trace de porte ou d'ouverture quelconque qui apparut, et le banian demeura inébranlable et silencieux comme une statue millénaire.
Aussitôt qu'il fut tombé à l'intérieur du tronc creux de l'arbre, le fugitif éprouva une sorte de torpeur indéfinissable, et en même temps la sensation de ses maux disparut complètement. Une gaieté qu'il n'avait jamais connue jusqu'alors l'inonda progressivement et il se crut parvenu dans un tombeau chargé d'effluves subtils et bienfaisants. Cette pensée s'enracina tellement en lui qu'il se mit à délirer doucement – jusqu'à ce qu'il finisse par sombrer dans un sommeil sans rêves. Lorsqu'il se réveilla, la sensation habituelle de la faim le confronta d'un bloc avec la réalité. Il se souvint de sa fuite coupable à travers la forêt, et de son bras couvert de sang. Il regarda son bras : la blessure avait disparu, la douleur également. Il se souvint des soldats qui le poursuivaient avec acharnement. Il se souvint des lampes-torches qui l'avaient ébloui. Et puis… il se souvint de l'arbre noueux, l'arbre aux racines aériennes, qui s'était ouvert pour le recevoir.
Il se leva vivement, regarda autour de lui, palpa l'écorce interne du banian, et huma l'air de son insolite habitacle : une fine odeur de fleur, perçant les relents d'humus, flottait dans l'enceinte de l'arbre. Ainsi donc, il se trouvait à l'intérieur même de ce fameux banian ! Mais alors, il devenait évident que cet arbre avait quelque pouvoir surnaturel, puisque son ouverture s'était opérée toute seule, et que le fait d'y entrer l'avait guéri des blessures physiques et morales dont il souffrait… Il y avait là un phénomène défiant les principes de la logique, et qui incita le fugitif à penser une fois de plus qu'il était mort. Cependant le besoin de manger démentit cette conjecture. Le soldat alla s'asseoir dans un coin de l'arbre creux, sur la mousse. Il cherchait à comprendre quand, tout à coup, son attention fut attirée par l'infinie délicatesse de la lumière qui l'environnait. Il se demanda d'où provenait cette lumière. Il leva les yeux, pour s'assurer qu'elle ne venait pas d'en haut : toute la partie supérieure de l'arbre était plongée dans les ténèbres. Seul le pied de l'arbre baignait dans cette atmosphère irréelle et nuancée des couleurs de l'émeraude et du saphir. Le soldat se mit à réfléchir profondément devant cette cascade d'énigmes. Un merveilleux hasard l'avait sauvé d'une mort certaine, et en même temps lui évitait l'angoisse imparable qui aurait dû l'envahir dans les conditions qui étaient les siennes : l'enfermement vivant à l'intérieur du tronc d'un arbre. En dernier ressort, il se pouvait qu'il fût la proie d'une abominable conspiration de la part de ses ennemis, dans le but de lui faire subir une mort lente et cruelle. Ne lui aurait-on pas soigné ses blessures tandis qu'il dormait ? Mais cette hypothèse était sans fondement. Il se souvenait n'avoir plus rien senti dès son arrivée à l'intérieur de l'arbre. Et puis l'ineffable sensation qu'il éprouvait faisait éclater jusqu'au dernier, sans qu'il s'en rendît compte, les liens qui le rattachaient encore à l'explicable. Peu à peu, il fut pénétré de l'intime conviction qu'une force étrange – incroyablement belle, miséricordieuse et patiente – l'attendait en cet endroit depuis toujours.
L'ancien fugitif ne ressentit plus le besoin de s'appesantir sur son sort. Sa faim corporelle devint une faim métaphysique et spirituelle. Ses jambes et ses bras se détendirent comme la tige d'une fleur au premier baiser du soleil. Un bonheur surhumain montait en lui par vagues de clarté. Il ferma les yeux. Dès lors des myriades de couleurs flottèrent devant lui. Des visages inconnus ou familiers tournoyèrent dans un kaléidoscope universel et vertigineux. Puis ces visions s'effacèrent. Il ne subsista dans son esprit qu'un bleu turquoise très profond sur lequel se découpaient des fleurs d'arbres fruitiers de différentes espèces du monde : oranger, prunier, figuier, pommier, cerisier… Finalement ces groupes de fleurs devinrent si ténus qu'ils donnèrent naissance à des architectures cristallines et à des vitraux de cathédrale embrasés par le soleil… Des contextures d'une étrange beauté se dessinèrent alors… Puis se fondirent en cascades d'écume neigeuse. Le soldat eut l'impression qu'il n'était qu'une larme irisée dans l'azur matinal. Son bonheur le soulevait comme la mer soulève un navire et une houle harmonieuse le berçait. Pendant quelques instants, ce furent des chocs et des tourbillons de vie, des oscillations, des souffles. Puis tout se calma : le corps du soldat prit l'immobilité qu'ont les choses au regard de l'incommensurable, et devint branche… Seul son bonheur tournoyait encore dans l'arbre, éternelle sève.
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