Lorsque le docteur Lambert ouvrit la porte de la salle d’attente et prononça d’un ton las : « Valentine Brosseau », il reconnut la jeune femme qui se leva de son siège. Elle poussait devant elle une petite fille entre deux et trois ans, vêtue d’un drôle de costume rouge et or et d’une tiare. Il avait déjà vu la maman plusieurs fois pour des migraines récurrentes. Elle lui parut enceinte et il se demanda si elle venait pour Valentine ou pour elle-même. Il passa derrière son bureau et consulta ses notes.
La journée avait mal démarré ce samedi-là pour le docteur Lambert. Sa femme lui avait annoncé en se brossant les dents qu’ils passeraient le mois d’août au Pyla avec ses parents à elle ; il avait bu son café froid parce que son petit dernier avait bourré le lavabo de légos qu’il avait fallu déloger un à un à l’aide d’un vieux cintre et en sortant de sa première visite à domicile chez la crémière de la rue Victor Hugo qui se plaignait de douleurs dans la poitrine, il avait éraflé la portière de sa nouvelle Audi.
Aurore s’assit sur le siège que le médecin lui avait désigné et mit ses deux mains croisées sur ses genoux. Elle cligna une ou deux fois des yeux pour tenter de tenir à distance la migraine qu’elle sentait venir. Elle se demanda si elle pouvait demander une ordonnance de plus pour elle-même. Elle ne voulait pas abuser du temps alloué, malgré tout.
Valentine se tenait nerveusement perchée sur le bord de son siège. Une jambe à terre. Elle était petite pour son âge et son visage était perdu sous une frange de cheveux raides et coupés net, au rasoir.
- C’est pour une vaccination aujourd’hui, n’est-ce pas ?
Aurore inclina la tête. Elle triturait une lanière de son sac. Valentine s’assit plus profondément dans son siège et lança d’une voix claire et sonore :
- Je veux pas de vaccins ! J’aime pas les piqûres. - Allons ! On n’est plus un bébé ! Tu vas bientôt devenir une grande sœur, je vois ! Elle parle bien pour son âge… - On n’est pas un bébé, mais pas grande non plus et j’aime jamais les piqûres, répéta la petite fille.
Aurore jeta un regard désemparé vers sa fille :
- Valentine ! Je t’en prie, sois gentille… Le docteur ne va pas te faire de mal. Il a l’habitude et c’est une toute petite piqûre, je te promets. On ira chez Mac Donald après, tu te souviens !? - Et avant ça, au parc, sur la corniche ? Avec les trampoulines ? - Oui ! Oui ! - D’accord, mais je veux quand même pas de vaccin. J’ai pas besoin !
Aurore sentait le regard légèrement impatient du médecin posé sur elles et elle crut bon d’insister sur un ton un peu plus anxieux qu’elle ne l’aurait voulu :
- S’il te plaît… Viens ici ! Je vais te tenir serrée contre moi et tu tourneras la tête.
Elle leva un visage implorant vers le docteur Lambert qui détourna les yeux et se dirigea vers le fond du cabinet. Leur tournant le dos, il ouvrit une grande armoire métallique et en sortit différentes fioles, puis il se mit au travail sans prêter plus d’attention à la scène.
Aurore se sentit terriblement seule comme souvent lorsqu’elle était mise en face d’un choix ou d’une décision à prendre. Elle s’agenouilla devant sa fille et saisit les deux petits bras rigides entre ses mains. Valentine lui présentait son front bombé et têtu, et sous la frange de cheveux noirs, ses yeux bleus tremblaient de colère contenue. Un sentiment de pitié indicible envahit sa maman devant cette révolte sauvage mais vouée à l’échec. Elle était partagée entre une obscure fierté, une crainte familière du scandale et une honte impuissante vis-à-vis de l’agacement croissant du médecin qui maintenant les observait, debout et ganté ; une large boîte argentée entre les mains.
Devant cette vision, le cœur d’Aurore se glaça, mais celui de Valentine fit bien pire et elle laissa échapper un hurlement. Elle, qui jusque-là s’était tenue défiante et à distance, elle se colla de toute sa hauteur contre le corps accroupi de sa mère comme pour se fondre en elle ou pour replonger dans ses entrailles. Aurore tremblait de tous ses membres et tentait désespérément de regagner un contrôle qui lui échappait. Valentine hurlait, la bouche dans les cheveux de sa mère et tirait celle-ci vers la porte. Il fallait toute la force de la jeune femme pour résister.
Aurore vit la silhouette du médecin se rapprocher de la porte et l’ouvrir tout en plaçant avec soin sa jambe en travers du seuil :
- Madame, je crois qu’il est préférable que vous attendiez dehors, dit-il d’une voix comminatoire, Valentine et moi allons avoir une petite discussion.
Aurore se redressa, au prix d’un énorme effort sur elle-même, dénoua les mains de sa fille et se laissa pousser, doucement mais fermement, vers le couloir. La porte se referma sur les cris toujours frénétiques de son enfant.
Aurore s’appuya chancelante au mur opposé. Ses doigts s’étaient joints comme pour une prière muette. Au claquement de la porte, les cris avaient cessé. Au bout de quelques secondes, elle entendit un bruit sec, comme un livre qu’on referme brutalement puis plus rien. Elle osait à peine respirer. Une douleur fulgurante la courba en deux et elle eut le sentiment qu’elle allait perdre son bébé. Elle porta les mains à son bassin, juste sous l’enflure du ventre et se força à respirer lentement par les narines. Peu à peu la douleur s’estompa, comme une vague qui se retire lentement de la plage. Elle avait un peu de mal à respirer : son cœur semblait s’être pétrifié et il formait une résistance minérale sur le côté gauche de la poitrine. Elle essaya de l’attendrir en utilisant de petites inhalations courtes, mais contre toute logique les battements s’accéléraient et la tête lui tourna très vite.
Lorsque la porte de la salle d’auscultation se rouvrit enfin et qu’Aurore en franchit le seuil, elle aperçut tout d’abord sa fille, debout devant elle, le manteau de sa mère roulé comme un boudin dans ses bras et les yeux secs. Le médecin était retourné s’asseoir de l’autre côté du bureau et remplissait des papiers de couleurs différentes, d’une écriture rapide et rageuse.
Valentine lança un regard plein de défi à sa mère et passa devant elle, les bras encombrés, la tête nue comme une reine déchue mais digne. Aurore resta un moment indécise et décontenancée. Ne sachant pas bien ce qu’il était attendu d’elle. Au bout d’un moment, le docteur Lambert lui tendit deux papiers :
- Voilà pour le règlement du vaccin à la pharmacie, papier rose, et pour mes honoraires, papier bleu. À régler à la réception, s’il vous plaît. Désirez-vous une nouvelle ordonnance pour vous-même ? - Non, mentit Aurore, toute au désir de partir au plus vite. Non, je vais bien.
Le docteur Lambert releva la tête, haussa les épaules et déchira le troisième morceau de papier – blanc, celui-là.
Dans la rue, le vent s’était levé et Valentine tendit son manteau à Aurore.
- Où est ta tiare ? demanda Aurore d’une voix tendre. - Dans ma poche. - Pourquoi ? Tu l’as enlevée ?! - Non. Elle est tombée. - Elle est tombée ?! Comment ? - Elle est juste tombée.
Le ton de la petite fille ne demandait aucune réplique et Aurore se retint de questionner en se mordant les joues. Comment serait-elle tombée ? Le médecin l’avait-il rudoyée ? Ce claquement, c’était donc bien une gifle ! Comment avait-elle pu faillir de cette façon… Pourquoi n’avait-elle pas su protéger sa fille, comme elle le devait ? La honte qui la submergea fut soudain si intense qu’elle s’immobilisa, prise de nausées. Le vent plaquait son manteau fin contre son ventre et faisait ballonner la robe de « Blanche-Neige ».
- Alors, tu viens Maman ? la chapitra sa fille en la tirant par la main. On va au parc ! - Tu es sûre ? Il fait froid et tu n’as rien pris pour te couvrir…
Elle se laissa entraîner, les tempes bourdonnantes. « Tu te laisses tyranniser par cette gamine, râlait Étienne, elle fait de toi ce qu’elle veut : pas étonnant qu’elle soit si insupportable ! » Mais pourquoi lui aurait-elle résisté ? C’était si bon parfois de s’abandonner à une volonté supérieure à la sienne, même si cette volonté n’avait pas trois ans d’expérience…
Aurore n’avait pas vécu en famille et, de foyer en foyer, elle avait longtemps porté l’absence de ses parents comme une faute. Elle avait l’impression souvent que sa vie ne prendrait sa vraie valeur que le jour où elle pourrait la leur raconter. Jusque-là, elle était condamnée à une existence sans mémoire. Dépourvue de généalogie, elle était ce miroir sans reflet qu’on promène le long d’un chemin ou pire encore, celle qui traversait l’existence sans rien refléter que ce vide.
La naissance imprévue de Valentine, en l’ancrant dans une mémoire familiale, en la plaçant dans une lignée, lui avait fait espérer un sauvetage miraculeux. Hélas, elle ne se sentait aucune attache dans cette ville balnéaire au ciel couleur de tôle et aux plages désolées : Étienne lui avait plus imposé ses parents qu’il n’avait tenté de lui donner une famille et s’il lui reprochait sa dérobade à l’idée de mariage, c’était sans cacher un certain soulagement.
Elle sentait obscurément qu’il n’y avait pas une seule et unique réalité mais des réalités successives qui se chevauchaient comme dans ces livres pour enfants constitués d’une série de transparents : chaque feuillet cache ou révèle une petite partie ou bien une partie différente du tableau final. En ouvrant la page suivante, on obtient une réalité modifiée qui n’est que la partie d’un tout que l’auteur garde pour la fin.
Arrivée sur le front de mer, Aurore acheta un ticket pour une demi-heure de jeu et le glissa dans la main de sa fille. En avance sur la saison, quelques trampolines rouillés avaient été placés devant la mer, sur la corniche. De là, on surplombait la plage de graviers, les cabines de bois peint et les premiers brise-lames recouverts d’algues brunes. L’océan déroulait ses moutons jusqu’à l’horizon où ils allaient se fondre dans les nuages les plus bas pour former une masse claire et cotonneuse entre ciel et eau.
- Elle est pas un peu trop jeune, votre fille ? demanda le loueur en regardant la petite fille courir avec euphorie vers l’un des trampolines et escalader l’armature de fer pour s’élancer bientôt dans les airs. - Trop jeune pour quoi ? sourit Aurore, elle n’a peur de rien, je vous assure ! - Moi, ce que j’en dis, c’est pour vous, répliqua le jeune homme.
Et il se rassit sous sa guérite, réajustant ses écouteurs sur ses oreilles.
Aurore rassembla son manteau autour de ses jambes et s’assit sur un banc face à la mer. La sensation du bois gelé pénétra très rapidement dans ses membres et elle se laissa engourdir par cette peine diffuse mais tangible et qui semblait maintenir les douleurs plus familières de la migraine à distance.
Étienne ne supportait plus depuis quelque temps de les accompagner au parc. Son air d’ennui profond dès qu’il s’asseyait sur l’un de ces bancs peinait Aurore parce qu’elle pensait, peut-être à tort, qu’il gâchait légèrement le plaisir de Valentine. Aurore laissa échapper un soupir. Ses yeux soudain se remplirent de larmes. Pauvre Valentine, songea-t-elle, tant de joie de vivre et d’énergie ne suffisent à rendre ni sa mère ni son père heureux… Pourvu qu’elle ne le réalise pas, pria-t-elle intérieurement. Ses épaules s’affaissèrent, secouées de sanglots. Elle espérait presque pouvoir toucher le fond…
Aurore se demanda ce qu’elle aurait fait, certains jours, si le bon sens et l’énergie espiègle de sa fille ne l’avaient pas guidée, ne lui avaient pas fait conserver le cap dans la houle de ses émotions contradictoires. L’un des plus grands plaisirs de Valentine était de décider, en complicité avec sa mère, chaque matin, du programme de la journée : Valentine avait semblait-il besoin de cette armature pour anticiper les moments de plaisir comme les moments de peine. Ainsi l’organisation de chaque jour était son bonheur et sa prérogative.
Aurore lui laissait souvent toute liberté dans la décision et ce renoncement lui procurait une grande paix. Ce samedi-là encore, elle s’était laissée guider par l’organisation inquiète et passionnée de sa fille. Cette enfant, qui la surprenait et l’intéressait toujours, comme on s’intéresse à une manifestation de vie tout à fait étrangère et extérieure à la nôtre, mais engageante et fascinante par cette étrangeté même.
Ce n’était pas vrai, ce que disait Étienne, que la volonté de sa fille faisait plier la sienne ; il aurait été plus juste de dire que l’énergie volontaire de sa fille se substituait à la sienne. De la même façon, elle avait bien voulu plier sa volonté à l’autorité énergique d’Étienne au début de leur rencontre. Aujourd’hui encore, Aurore se laissait emporter par une énergie extérieure à la sienne. Elle ne voyait pas bien ce qu’il y avait de mal à cela : d’autant que l’autorité de sa fille se fondait sur un amour exclusif et passionné, ce qu’on ne pouvait plus guère dire de celle de son compagnon. Ce joug-là lui semblait bien léger ; s’y plier était un jeu, un plaisir, presque une grâce.
Valentine toucha la joue mouillée de sa mère ; il sembla à Aurore qu’elle avait passé une éternité sur ce banc mais la fillette ne manifestait ni impatience ni surprise. Elle lui tendit son sac et prit sa main pour l’aider à se lever. Aurore voulut lui poser une question, mais se retint. Avant de se lever pourtant, la jeune femme jeta un dernier regard vers la mer. C’était toujours un réflexe chez elle, comme une réponse muette à un appel. Un dernier regard avant de partir, pour se souvenir, pour garder au fond de ses yeux l’immensité, ou plus justement les promesses recélées par cette immensité.
Au point d’horizon, là où le bleu-gris du ciel rejoignait le bleu-gris de la mer, il y avait une fine ligne plus sombre et un rayon de soleil passa à cet instant comme à travers une fente.
Aurore serra les épaules de sa fille contre elle :
- Tu vois cette ligne ? lui demanda-t-elle, si on pouvait soulever le ciel comme un gros édredon posé sur la mer, on pourrait peut-être voir le soleil derrière ! Tu vois ? Il me semble qu’il doit y avoir un pays chaud avec des palmiers et du sable fin, juste derrière ! Tu ne crois pas ?
Valentine fit une petite grimace qui se voulait peut-être un sourire. Aurore lui prit le bras et souleva doucement la manche de taffetas rose pour laisser apparaître une petite enflure rougie avec comme une piqûre de moustique au milieu. Valentine tira sur sa manche :
- Ça m’a même pas fait mal ! dit-elle crânement. - Pardon… murmura Aurore d’une voix qui s’étranglait dans sa gorge.
Elle sentit les lèvres rondes de sa fille se poser sur son front. Elles se levèrent en silence.
Malgré la course folle sous la pluie, elles avaient raté leur bus et avaient dû rentrer à pied le long des rues vides de la ville. Les commerces fermaient tous pour la pause du déjeuner et elles étaient allées s’abriter dans des fauteuils rouges en forme d’œuf, squattés par des étudiants et des mères de famille distraites et préoccupées. Un sentiment de peur et de chagrin hantait pourtant encore Aurore lorsqu’elles pénétrèrent ensemble dans l’appartement qu’elles habitaient dans le centre ville, au-dessus d’un marchand de quatre saisons.
Aurore avait eu un éblouissement dans l’escalier étroit, mais maintenant elle se sentait mieux. Elle posa son sac sur la petite table de cuisine et attacha ses longs cheveux avec un élastique qu’elle saisit dans un tiroir. Valentine avait déjà poussé une chaise contre le plan de travail, était grimpée sur la surface de formica et décrochait maintenant son tablier du taquet. Elle en tendit un autre à sa mère :
- Tu veux faire un gâteau ? demanda Aurore. - Mais oui maman, on avait dit ça : après le médecin, le parc et après le parc, on rentre faire un cake écossais. C’est un bon programme, ça, hein ?
Aurore sourit et alluma machinalement le petit poste de télévision. Un dessin animé occupa l’écran quelques instants puis les informations commencèrent. Tout en rassemblant les ingrédients de son gâteau, Aurore regardait les images de guerre, de famine, de catastrophe naturelle, de violence, se succéder sur le poste.
Comment est-ce possible, de nos jours, de regarder les informations sans pleurer ?! songea-t-elle, en sentant ses yeux se remplir de larmes. Aurore se laissait lentement absorber par les images qui défilaient. Il lui semblait que sa souffrance intérieure avait enveloppé la Terre entière de ses lamentations désolées. Valentine était, elle, absorbée dans la confection du gâteau et elle mélangeait avec sérieux la farine et la levure dans un immense bol rose.
Pour Aurore, son univers intérieur était en train de s’effondrer si complètement qu’elle n’aurait pas été plus surprise que cela si elle avait fini par devenir un simple petit tas de cendres au milieu de la cuisine. Un cas de combustion spontanée pour intriguer les scientifiques et valider les fantaisistes.
- Maman, tu viens !
La voix claire de sa fille la rappela à l’ordre.
Aurore s’obligea à lire tout haut la recette pour résister au désespoir qui semblait guetter, tapi dans l’ombre comme une panthère, prêt à sauter sur sa victime à la moindre faute d’attention.
- Tu as mis la farine que j’avais mesurée ? 3 tasses pleines, oui ? Puis 2 cuillères de levure et une de bicarbonate de soude. - C’est doux, soupira Valentine, les mains dans la farine. Tu aimes que je t’aide, hein, Maman ? - Oui… 75 g de beurre. Tu émiettes entre tes doigts, c’est bien. 140 g ou une tasse de sucre. Fais attention de ne rien renverser, penche-toi sur le bol. Maintenant, je mesure les raisins : une grosse poignée de raisins noirs de Corinthe et une autre de raisins blonds de Smyrne. Il faut être généreux ! Rajoute un peu, ta poignée est petite, ma douce. Une demi-tasse d’écorces confites, là ! Puis tu remues tout ça. Pas trop vite ! On rajoute un très grand verre de petit-lait et un petit verre de rhum… Et voilà, aide-moi à verser dans le moule. On met au four presque deux heures, il faut qu’il soit bien cuit… - J’aime manger ça avec du beurre… C’est mon préféré, tu sais ? - Je sais. On en gardera pour en amener à Mamie demain.
La clef avait tourné dans la serrure ; Aurore l’entendait toujours avec un léger pincement au cœur : Étienne était rentré. À son air sombre, Aurore devina que la journée n’avait pas été bonne. Son cœur se serra et elle repensa à la gifle de ce matin. Elle caressa la joue de sa fille :
- File dans ta chambre, dit-elle. Prends ton assiette.
Le lendemain était un dimanche et comme chaque dimanche depuis la naissance de Valentine, ils allaient rendre visite aux parents d’Étienne à quelques kilomètres de là, dans une maison coquette et triste, solitaire sur sa falaise de craie. Ce rituel du dimanche, Étienne le détestait peut-être plus encore qu’elle, mais il se devait de l’imposer comme une épreuve qui le grandissait à ses propres yeux et diminuait sa compagne d’autant.
La seule perspective de ce dimanche suffisait généralement à donner à Aurore des pensées suicidaires mais ce matin-là, elle n’arrivait tout simplement pas à se lever. Ouvrir les yeux était une douleur. L’étau de la migraine ne se desserrait pas. Prostrée, elle était incapable de se projeter dans cette nouvelle journée. Elle resta couchée jusqu’au moment ultime de partir.
- Tu ne vas pas encore te défiler en prétextant un mal de tête, menaça Étienne, ou je te traîne dans la voiture de force.
Aurore imagina qu’elle mourait, ferma les yeux et une étrange paix s’empara de son âme. Étienne vit son sourire et quitta la chambre. Au bord du lit, se tenait Valentine, un verre d’eau à la main. Son visage tendu à la hauteur de la tête de sa mère. Aurore s’empara d’un comprimé dans sa table de nuit et avala le tout rapidement. Elle se demanda combien de ces cachets il aurait fallu prendre pour arrêter le temps, pour abolir tous les dimanches ; combien, pour tuer la vie qui commençait en elle ? 5 ? 10 ? plus ?
Avant de s’habiller, elle installa Valentine pour dessiner sur la table de la cuisine. Puis elle lui servit un verre de lait. Elle but son café, adossée à l’angle de la fenêtre ouverte. Le ciel de juin était une enveloppe blanche au-dessus des toits de la place, sans le moindre petit timbre bleu. La saison serait pourrie.
Sous la douche, Étienne jurait et criait qu’elle lui apporte une serviette. Par la fenêtre, Valentine vit la boulangère d’en face ouvrir ses stores de ses bras vigoureux et une odeur de viennoiserie envahit peu à peu la rue. Il y avait un jeune homme dans un immeuble voisin qui se rasait comme chaque matin devant son miroir et une gamine à vélo qui pourchassait les pigeons sur la place et freina devant l’église. Des gens endimanchés se pressaient sur le parvis et un marié nerveux fumait une cigarette sous le porche. Soudain, son regard s’illumina et il écrasa son mégot d’un mouvement rapide du pied, comme un pas de danseur.
Étienne hurlait de nouveau. Elle courut dans le couloir attraper une serviette en haut de l’armoire et se retourna vivement. Valentine lui barrait le passage :
- C’est où que tu as caché MES crayons ? - Attends un peu ! Tu veux toujours tout, tout de suite ! Papa a besoin de moi. - Mais moi aussi, j’ai besoin de toi…
La voix de sa fille était pleine d’un reproche doux, tendre et sérieux.
- Monte dans la voiture, hurla Étienne d’un ton exaspéré, ou je te flanque une fessée ! Dans la voiture ! Presto ! - Elle ne montera pas si tu prononces ce mot, tu sais bien. Elle est superstitieuse et elle ne veut pas qu’on dise le mot « voiture » devant elle… Je crois que c’est pour ça qu’elle est toujours malade quand tu conduis. - Vous allez me rendre fou avec vos conneries ! hurla Étienne au comble de l’énervement. On est en retard ! Ma mère va en faire une crise de colites ! Je vais devoir foncer et ta fille refuse de monter en voiture parce que le mot ne lui plaît pas ! Elle est encore plus frappée que toi, c’est pas vrai ! Fais-la rentrer ou je vous laisse là toutes les deux.
La route défilait à grande vitesse et Étienne semblait y prendre un plaisir pervers. Aurore ferma les yeux et cessa de supplier. Elle imagina un moment que la voiture faisait l’embardée redoutée et s’envolait vers les platanes. Si terrible qu’elle fût, cette vision exorciste calma un moment son angoisse. Elle visualisa la courbe parfaitement mathématique que le véhicule décrirait avant de se fracasser contre l’arbre. Un immense platane aux larges feuilles vertes sur lequel Valentine et elle se poseraient en douceur, comme deux oiseaux. Peut-être qu’elles deviendraient réellement ces deux oiseaux et qu’elles n’auraient plus jamais besoin de descendre… Vivre dans les branches serait une aventure dont il semblait qu’elle ne pourrait jamais se lasser. Observer la folie meurtrière des hommes de cet observatoire sylvestre leur épargnerait toute complicité coupable. Peut-être serait-ce une garantie de bonheur.
Soudain, Aurore entendit un bruit de spasme derrière elle. Valentine était prise de nausées. Elle se tourna vers sa fille avec terreur et pria Étienne de ralentir. Mais la voiture continua sa course sans faiblir et Valentine eut un autre spasme. Elle tenait sa main devant sa bouche, un regard implorant vers sa mère.
- Arrête la voiture, vite ! cria Aurore, prise de panique. - Je ne peux pas, tu vois bien que c’est interdit. Ça va lui passer, ouvre la fenêtre et arrête de flipper dès qu’elle moufte ! C’est pas ma conduite qui la rend malade, c’est ta paranoïa. - Si tu n’arrêtes pas cette voiture, dit lentement Aurore en détachant chaque syllabe, j’ouvre cette portière et je me tue avec mon bébé.
Les freins crissèrent et la voiture vira sur le bas-côté abruptement. Étienne se rejeta contre le dossier du siège, les mains à plat sur le volant.
- Je ne sais pas, dit-il enfin, ce qui me retient de vous gifler toutes les deux.
Il avait à peine bougé les lèvres et ne jeta pas un regard sur le côté lorsque Aurore sortit avec peine par la portière coincée par le talus. Valentine était déjà dehors, courbée sur le ruisseau. Aurore ne se retourna pas lorsque la voiture démarra en trombe derrière elle.
Il devait bien s’avouer plus tard, lui si peu enclin à la superstition, si peu attentif à toute intuition, qu’il avait été étreint par une étrange prémonition lorsque la voiture avait regagné la route nationale et qu’il avait vu disparaître la fille et la mère dans le rétroviseur. Mais de là à croire qu’elles disparaissaient à jamais de sa vie…
Il avait voulu leur donner une bonne leçon. Elles m’apprécieront d’autant plus qu’elles auront eu peur de me perdre, pensait Étienne en accélérant. Elles vont finir par me rendre fou, toutes les deux ! Fou furieux !
C’est seulement au bout de plusieurs kilomètres que sa colère avait fini par tomber et que la honte d’arriver seul chez sa mère lui avait fait reprendre le chemin en sens inverse.
Il n’avait croisé qu’un motard et un tracteur venant vers lui ; personne de son côté, et aucune autre voiture ne l’avait dépassé, à aucun moment. Il en était sûr. Il remarquait toujours les voitures, surtout les chères comme les BM ou les Audi.
Arrivé sur l’aire de stationnement d’urgence, semée de pâquerettes et de pissenlits, il avait bien été obligé de se rendre à l’évidence : il n’y avait personne. Pas le moindre petit bout de fille. Pas la plus petite trace.
Elles s’étaient évanouies. Purement et simplement. Et quelque chose lui disait qu’il les avait vues dans son rétroviseur pour la toute dernière fois.
Diane Comte Frost 14-04-11
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