Paul sortit de la boulangerie, une demi-baguette fichée dans son cabas à provision tenu à bout de bras. C’était un homme trapu, la soixantaine passée, au visage fatigué. Il avançait un peu voûté sous son chapeau, luttant contre le vent qui soufflait de face. Les pans de son imperméable sombre claquaient et le cabas était animé d’un balancement erratique provoqué par le vent.
Il pénétra dans un immeuble et avança dans le couloir jusqu’à la porte de son appartement. Il entra et tout en refermant derrière lui, s’exclama :
- Je suis là… La boulangère m’a dit des choses très gentilles sur toi ; elle garde un souvenir ému des soins que tu lui as prodigués quand elle a eu besoin de piqûres.
Paul déposa son chapeau sur la tablette qui courait en hauteur le long de l’entrée et accrocha son imperméable au portemanteau. Dans la cuisine, il hissa son cabas sur la table puis commença à sortir ses provisions, les posant une à une devant lui.
- Le marchand de légumes m’a convaincu de lui prendre aussi ces pommes de terre nouvelles. Je sais que tu n’aimes pas ces plastiques qu’ils mettent maintenant, mais il m’a expliqué que ça se garde plus longtemps…
Il posa le paquet de pommes de terre sur la table et sortit une bouteille de bordeaux.
- C’est du bon paraît-il…
Plongeant de nouveau la main dans son panier, il attrapa quelques autres provisions puis sourit en voyant un paquet enveloppé dans du papier sulfurisé.
- La viande ne m’a pas tenté, j’ai pris un peu de pâté et du jambon à l’os… Oui, je sais tu n’as jamais aimé le pâté, mais bon…
Paul rangea les provisions dans le garde-manger puis son cabas dans le placard près de la porte de la cuisine.
- Je laisse le jambon pour ce soir…
Il ne restait plus sur la table que le pâté et les pommes de terre qu’il posa dans un casier sous l’évier, puis il prit sur la paillasse deux assiettes plates et des couverts qu’il commença à disposer sur la table.
La sonnerie du téléphone retentit. Paul s’arrêta, posa les ustensiles qu’il avait encore en main et regarda sa montre. Il se dirigea vers le salon et décrocha le combiné du téléphone.
- Bonjour, comment allez-vous ? - … - Oui, enfin… c’est calme. - … - C’est surtout dur le soir. - … - Ah, oui ! C’est vraiment gentil ! - … - Au revoir.
Paul attendit d’entendre le son du déclic de l’appareil lorsque la communication se coupe avant de reposer lentement le combiné, puis il revint dans la cuisine, s’assit et regarda droit devant lui...
- C’étaient les Michel. Ils sont vraiment bien : ils ne nous oublient pas, eux… Ils m’ont invité dimanche à déjeuner.
Tout en parlant, il avait terminé de mettre la table : sur la toile cirée, il avait disposé deux assiettes en face l’une de l’autre, avec deux verres à pied et des couverts, un dessous de bouteille et une plaque en céramique. Il posa l’assiette à fleurs où était le pâté sur la plaque puis alla chercher la bouteille de vin qu’il ouvrit avec un tire-bouchon fait à partir d’un cep de vigne. Le bouchon fit un bruit très clair lorsque Paul, la bouteille entre ses jambes et les muscles bandés par l’effort, l’extirpa du goulot, il la posa sur la table, prit sa serviette dans le tiroir et s’assit.
La tête posée sur ses mains croisées que soutenaient ses bras dont les coudes reposaient sur la table, il se mit à rêver un moment. Puis, sortant de ses pensées, Paul déplia sa serviette et la mit sur ses genoux, marqua un temps, puis regardant droit devant lui :
- Ce silence…
Paul avait maintenant le visage tendu. Il ressentait comme un début de vertige et cherchait, sans succès, à sortir de son rêve. Au bout de quelques instants, le malaise s’estompa et il se mit à couper le pain frais au-dessus de son assiette. Paul sourit en entendant le crissement des dents du couteau sur la croûte qui éclatait et laissait de grosses miettes dans son assiette.
Il posa le bout de pain à côté de celle-ci, puis en coupa un deuxième morceau qu’il posa à côté de la deuxième assiette.
Il prit ensuite la bouteille et versa un peu de vin dans son verre, pour le goûter. Il fit claquer sa langue et sourit.
- Je n’ai pas été trompé, c’est du bon !
Il avança la bouteille vers le verre de la deuxième assiette, s’arrêta, laissant la bouteille un moment suspendue.
- Même pour du très bon, n’est-ce pas ?
Au bout d’un court instant, il reposa la bouteille et versa un peu d’eau dans le verre, puis reprit le vin et remplit entièrement son verre. Paul regarda fixement, en face de lui. Son visage se crispa, et rougit un peu. Avec une pointe d’agacement il éleva la voix :
- J’ai trop rempli mon verre… Pas besoin de me faire la remarque, je le sais !
Paul baissa les yeux dans son assiette, puis soupira et reprit :
- Excuse-moi, ça m’aide à tenir… Je ne me resservirai pas de tout le repas, c’est dit !
Il commença à manger son pâté qu’il tartinait avec une lente application sur son morceau de pain. Après la dernière bouchée de sa tartine il but quelques gorgées de vin. Reposant son verre, il reprit sa position de rêverie, menton sur ses mains croisées, les coudes sur la table, et regarda fixement devant lui.
- Ce silence… c’est toi finalement !
Il leva l’index droit, signe de sa grande concentration et reprit :
- Tiens, c’est comme après nos fâcheries, quand tu te taisais plusieurs jours pour voir et que j’attendais que tu finisses par venir te blottir dans mes bras...
Paul, le doigt toujours en l’air, repartit quelques instants dans ses pensées, puis reprit :
- Ou quand le petit venant de s’endormir, nous nous taisions de peur de le réveiller, qu’on se parlait par signes ou juste par sourires et mimiques du visage, sans presque aucun geste…
Il sourit et se reversa machinalement un peu de vin dans son verre à moitié vide.
- Flûte ! J’avais dit que je ne me resservirais pas… Je vois ton sourire indulgent. Tu es merveilleuse !
Paul prit l’assiette de fromages dans le garde-manger, se servit largement et le regard souriant fixé droit devant lui dit :
- Oui, je sais, encore un repas sans légumes !… J’aime ton regard réprobateur, j’aime le fond de tendresse que j’y lis, j’aime la présence de ton regard.
Quelques instants plus tard, il buvait à petites gorgées le café très chaud qu’il s’était préparé tout en essuyant sa vaisselle qu’il avait rincée dans l’évier. Il but la dernière gorgée de son café puis passa à l’eau le mazagran avant de le poser à sécher sur la paillasse. Il se tourna enfin vers le couvert inutilisé et laissé intact sur la table :
- Je laisse ton couvert pour ce soir… Allez, une petite sieste…
Puis il sourit, avant d’ajouter :
- Tous les deux, en silence…
Paul sortit de la pièce et gagna sa chambre. Il s’allongea sur le lit et se mit à rêver en attendant le sommeil. Celui-ci ne tarda pas à se montrer et à provoquer quelques bâillements. Juste avant de sombrer, Paul, pour la première fois depuis longtemps, se murmura à lui-même :
- Ce silence finalement me ramène à toi. C’est un peu comme si tu venais affirmer ta présence pour m’aider à vivre… Mais toi ? Comment vis-tu là-haut, sans moi ?
Didier Laroche, Propriano le 31 juillet 2008
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