Madame Sty, notre institutrice, était grande, mince et avait l’allure sportive de la femme active et décidée qu’elle était. Elle nous impressionnait naturellement par son aisance et l’originalité de ses pratiques pédagogiques qui avaient fait sa renommée, faisant craindre aux élèves l’annonce d’être affecté dans sa classe pour l’année suivante.
Entre autres habitudes, elle pratiquait avec régularité l’interrogation orale. Elle envoyait un élève choisi au hasard « au tableau » et là, sur l’estrade, face à ses camarades, le questionnait sur la leçon du jour. Lorsque nous « séchions », Madame Sty considérait assez vite que nous avions besoin d’une stimulation physique pour que nos souvenirs et nos capacités intellectuelles nous reviennent. Mettant les rieurs de son côté, le rituel consistait à s’adresser à l’élève :
- Mon pauvre petit, je pense que tu as besoin d’aide…
Puis elle se tournait vers la classe pour obtenir un assentiment tacite :
- Qu’en pensez-vous ? un peu d’aide est nécessaire n’est-ce pas ?
Inutile de dire que cela déclenchait des rires et un énorme brouhaha parmi des élèves qui savaient pourtant tous que leur tour viendrait un jour… Ce prélude achevé, Madame Sty imposait silence à la classe d’un signe impératif de la main droite et appelait l’élève interrogé de la main gauche. Celui-ci, maintenant à sa portée, était saisi par l’arrière du col d’une main et par le fond du pantalon de l’autre. Ainsi solidement tenu, elle basculait l’élève sur ses genoux et le secouait la tête en bas pour lui « remettre les idées en place » sous les rires et les quolibets de la classe. Ce n’était certes pas là une méthode d’enseignement préconisée par le ministère de l'Éducation nationale, mais je dois reconnaître qu’après ce traitement de choc, l’élève éprouvait souvent une bien plus grande agilité pour réciter sa leçon et répondre aux questions dont il était bombardé. Je me suis longtemps interrogé sur la cause de l’efficacité apparente d’un tel procédé sans trouver de réponse pleinement satisfaisante. La diversion que constituait cet intermède devait sans doute décontracter non seulement la classe mais aussi l’élève interrogé et ce faisant lui permettre de retrouver, au moins en partie, ses esprits. L’idée est peut-être à reprendre, évidemment sous une forme moins brutale.
Madame Sty cherchait aussi à donner à ses élèves de solides techniques de base. En particulier elle pratiquait une méthode d’enseignement du par cœur consistant à nous faire mémoriser pas moins de quatre récitations par trimestre en nous donnant à apprendre chaque jour un ou deux vers supplémentaires. Bien évidemment, pour nous stimuler, le cours commençait tous les matins par l’interrogation d’un élève tiré au sort : Madame Sty prenait la liste des élèves, fermait les yeux et posait son index sur une ligne pour désigner la victime du jour. Ces interrogations quotidiennes étaient complétées par une « composition » mensuelle doublement exhaustive : tous les élèves étaient interrogés sur une récitation choisie parmi toutes celles apprises depuis le début de l’année. Ce système était redoutable : à la fin de l’année, c’était onze voire douze récitations qu’il nous fallait savoir parfaitement.
Pour ces interrogations mensuelles, Madame Sty avait mis au point un système d’équité qu’elle nous avait vanté comme irréprochable. Elle préparait des petits papiers porteurs des titres des récitations qu’elle pliait et mettait dans une boîte en fer qui ayant à l’origine contenu des gâteaux, en gardait une odeur d’amande douce. Une fois le premier élève désigné selon le procédé habituel, les autres passaient suivant l’ordre alphabétique. Le tirage des petits papiers suivait un rituel immuable : Madame Sty mélangeait les papiers, l’élève en prélevait un, le donnait à Madame Sty qui lisait à haute voix le titre de la poésie à réciter avant de le plier et de le reposer dans la boîte.
Mon souvenir le plus fort, celui que je ne risque pas d’oublier et qui m’a servi de référence à maintes reprises, m’est justement arrivé lors de la dernière composition de récitation de l’année de septième. L’affaire était d’importance puisque j’étais en tête, talonné par deux autres élèves et que le résultat de cette composition était décisif pour l’obtention du prix de récitation.
Je ne savais parfaitement que dix poésies sur les onze apprises depuis le début de l’année scolaire. Mais, d’un naturel optimiste, je me disais que ce serait une vraie malchance de tomber sur la seule poésie dont je ne connaissais que la première moitié. Je m’étais également convaincu que dans une telle éventualité, cela vaudrait sans doute pas loin de la moitié de la note et que cela suffirait peut-être pour obtenir le prix, tout au moins un accessit. Enfin l’idée que pareille mésaventure puisse arriver aux autres prétendants ne me paraissait pas improbable, puisque tous avouaient ne pas connaître parfaitement deux ou trois des onze récitations. C’est donc confiant que j’assistais au début du cérémonial particulièrement soigné compte tenu de l’enjeu : remplacement de la boîte par un chapeau apporté par madame Sty pour rendre le tirage plus solennel, brève apparition du directeur de l’école pour la désignation du premier élève et mots d’encouragements prononcés par celui-ci pour nous inciter à nous surpasser… Après ce démarrage agrémenté de ce discours, je n’en menais plus large, d’autant plus que le directeur avait désigné l’élève situé juste derrière moi par ordre alphabétique et que j’aurai donc à attendre la fin des interrogations de toute la classe avant d’être libéré. Une idée me traversa brusquement l’esprit et je finis par me persuader qu’elle méritait d’être tentée. Il ne s’agissait pas d’augmenter mes chances, mais de passer plus vite pour éviter cette attente, certainement préjudiciable à ma performance à venir. Je levai la main.
- Oui, Sébastien, me dit immédiatement Madame Sty, toujours à l’écoute de ses élèves. - Madame, s'il vous plaît, peut-on changer l’ordre ?
Madame Sty sourit et interrogea la classe du regard déclenchant immédiatement un tohu-bohu de oui et de non. Elle nous foudroya du regard pour imposer silence et se mit alors à raisonner tout haut :
- Cette proposition est intéressante, mais est-elle juste ?
Madame Sty dut à nouveau ramener l’ordre devant le flot verbal déclenché par cette interrogation qui s’adressait plus à elle-même qu’à nous.
- Taisez-vous et écoutez en silence ! Je disais donc, cette proposition est-elle juste ? C'est-à-dire équitable pour chacun de vous, alors que nous avons depuis le début de l’année toujours utilisé l’ordre alphabétique et non l’ordre inverse… Sébastien… Ah oui, je comprends tu cherches à passer en second plutôt qu’en dernier ! Bien essayé, mais… Non, nous gardons l’ordre alphabétique et il te faudra attendre.
Et la composition de récitation commença donc avec la perspective d’une attente interminable avant de savoir ce que je devrais réciter. Après les cinq premiers élèves, je remarquais que seulement deux récitations avaient été tirées, comme si ces deux papiers aimantaient les doigts de mes camarades. J’avais été plus passionné jusqu’alors par la grosse horloge qui égrenait les minutes que par les hésitations des élèves interrogés. Mais ce phénomène m’intriguait : je pris une feuille de papier me disant qu’en notant les récitations tirées je pourrai peut-être voir si cette maudite poésie que je ne savais qu’à moitié échappait à ce phénomène « d’aimantation ».
Quand vingt élèves furent passés et qu’il n’en resta plus que sept à attendre, Madame Sty fit remarquer à la classe que cette fameuse récitation et elle seule n’avait jamais été piochée. Elle prit le chapeau et le secoua violemment, puis brassa quelques instants les papiers en déclarant :
- Cette poésie ne doit pas « s’échapper », elle aussi doit être récitée une fois au moins…
De mon côté, je me disais que j’allais peut-être avoir la chance et tomber moi aussi sur une des autres récitations. Je me prenais d’autant plus à espérer que mes deux concurrents directs avaient eu la chance de ne pas chuter, tirant des récitations qu’ils connaissaient parfaitement. J’en venais même à me demander si ce n’étais pas une récitation fantôme ou si, par extraordinaire, le papier de cette récitation n’avait pas été tout simplement oublié. Madame Sty, décidément très en forme en ces jours de fin d’année scolaire, faisait maintenant réagir la classe avant d’ouvrir chaque papier, demandant de plus en plus amusée :
- Va-t-elle sortir ?
Je ressentais, au contraire de mes camarades rieurs, une pression croissante.
Quand vint finalement mon tour, le suspens était aussi à son comble dans la classe. Ma main tremblait un peu quand je tendis le papier à Madame Sty et un début d’étourdissement me prit quand elle annonça triomphalement que la récitation fantôme était enfin sortie du chapeau. Le brouhaha qui s’ensuivit et le temps qu’il fallut à Madame Sty pour rétablir l’ordre me permirent de réfléchir un peu. « Je n’aurai pas le prix », me disais-je, « pas même l’accessit », « tant pis, ce n’est pas une raison pour ne pas faire de mon mieux pour obtenir une note proche de la moyenne… »
Le calme revenu, je commençais donc à réciter, avec toute l’application dont j’étais capable, mettant le ton et essayant de rendre le texte vivant et attractif pour mes camarades. Plus j’avançais, plus se rapprochait le moment où je serai obligé de m’arrêter, d’avouer à madame Sty que je ne connaissais pas la suite, et plus je me sentais mal… C’est avec un nœud à l’estomac que je récitais l’ultime vers connu : le premier mot, puis quelques autres et enfin j’arrivais au dernier, complètement liquéfié.
La cloche de fin de cours retentit, bientôt couverte par la voix de Madame Sty :
- Bien Sébastien ! Vous autres, prenez exemple sur sa manière de réciter ! Dix !
J’avais eu la meilleure note ! Je m’assis sur mon banc littéralement vidé tandis que mon estomac gargouillait. Un sentiment d’incompréhension de ce qui m’arrivait m’assaillait. À moitié étourdi j’entendis Madame Sty me dire :
- Eh bien, Sébastien… C’est l’heure de rentrer chez toi !
Maintenant remis, je trottinais seul sur le chemin du retour. Je me disais que finalement, puisque j’avais si bien récité la première moitié de la poésie, ma note n’était pas usurpée, en tout cas pas entièrement. Je finis par me convaincre chemin faisant que j’avais eu de la chance, certes pas de la manière espérée, mais que seul le résultat comptait. J’arrivais donc chez moi complètement rassuré et parfaitement satisfait de ce premier prix qui allait certainement m’attirer des félicitations et peut-être même quelques gâteries.
Ma grand-mère m’ouvrit la porte. Elle était avec son amie Gabrielle. Toutes deux avaient été institutrices et ma grand-mère suivait de près mes progrès, me faisant réciter à l’occasion leçons ou poésies. Très sûr de moi, je sautais dans ses bras en m’écriant :
- Mamie ! j’ai eu dix sur dix… J’ai le prix !
Ma grand-mère m’embrassa longuement avant de me reposer à terre.
- Eh bien Sébastien quelle poésie t’a valu une telle note ? J’espère que tu vas nous la réciter aussi bien ! Je suis sûre que Gabrielle aimerait l’entendre.
C’est à ce moment précis que je me rendis compte que tout n’était pas au mieux dans le meilleur des mondes : ma grand-mère savait parfaitement que je ne connaissais qu’incomplètement la poésie qui me valait le prix. Pas moyen de ne lui en réciter que la moitié, elle se souviendrait, et pas de cloche de fin de court cette fois-ci…
- Sébastien ! Tu es devenu muet ? - Non Mamie, j’ai faim. Je peux manger avant de réciter ? - Bien sûr, va à la cuisine, ton goûter est prêt. Mange et reviens après nous dire ta poésie.
En mangeant ma tartine et en buvant mon bol de chocolat au lait, je réfléchissais et me demandais comment expliquer une telle situation : j’avais fini par prendre conscience que je ne méritais ni ma note, ni mon prix. J’étais maintenant convaincu que j’avais été outrageusement bien payé par la chance même si ma prestation avait été bonne sur cette moitié de poésie que j’avais eu à réciter. Que faire ? Avouer à ma grand-mère devant son amie que j’avais eu une chance incroyable et que je ne méritais pas une telle note ? Lui mentir ? Mais comment ? Je me disais qu’il fallait absolument trouver une astuce pour surtout éviter de tout révéler devant son amie Gabrielle. Je décidais finalement de dire une autre poésie, choisie parmi celles que je connaissais parfaitement.
Ma prestation ne fut pas du tout à la hauteur de la note que j’étais censé avoir obtenue avec cette poésie. Ma grand-mère ne fit aucune remarque, me félicita mollement tandis que son amie m’offrit une friandise, par politesse.
Le soir venu, quand je fus seul dans mon lit, ma grand-mère s’adressa à moi :
- Dis-moi Sébastien, ce n’est pas la récitation que j’ai entendue qui t’a valu cette note ?
Je sentis mes yeux devenir humides. L’instant de vérité était arrivé. Je ne pouvais plus esquiver et je racontais donc toute l’histoire. Ma grand-mère m’embrassa.
- Merci de m’avoir dit la vérité, Sébastien. Je comprends que tu n’aies pas voulu tout dire devant Gabrielle et je ne t’en veux pas… Mais, as-tu réfléchi à ce qui s’est réellement passé cet après-midi ? - Un peu… Pas tellement… - Tu as eu de la chance, certes, mais tu l’as aidée à venir à toi, cette chance ! - Comment ça ? - En récitant de ton mieux, en faisant mieux que ce que tu as toujours fait. C’est la clef de ce qui s’est passé.
Devant mon visage stupéfait, ma grand-mère reprit :
- Mais oui, c’est ce qui a conduit Madame Sty à penser, lorsque la cloche s’est mise à sonner, que tu saurais le reste aussi bien que ce que tu venais de réciter.
Ma grand-mère me prit dans ses bras avant de continuer :
- Il y a une chose que tu dois retenir : rien n’est jamais perdu ou gagné d’avance et il faut donc jouer sa chance jusqu’au bout.
Didier Laroche, Propriano Août 2008
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