Sur la photo, il y a quatre jeunes filles. L’une est très grande, l’air sérieux dans une robe bleu foncé. Elle tient un bébé dans les bras. À côté d’elle, une autre plus jeune porte une robe vert fané. Elle sourit de travers derrière son mascara répandu sur ses joues. Elle a beaucoup pleuré. Elle tient par la main une fille en robe rose pâle, qui rit d’un air innocent. Et de l’autre côté de la jeune mère, il y a moi. Je ne sais pas si j’ai l’air heureuse. J’ai le souvenir un peu vague. Autour de nous, il y a toutes sortes de personnes. Beaucoup nous regardent, me regardent. Certaines adressent un sourire à l’objectif, mais celui ou celle qui a pris la photo est bien centré sur nous. On sent un désir d’éternité dans ce cliché. Comme si la personne avait cherché à arracher cet instant au temps, pour garder intacte son intensité. Pourtant, je n’ai pas l’air très heureuse…
***
Je n’ai jamais cru au grand amour. Alors que toutes mes amies rêvaient au prince charmant, je m’en détournais. À tous les âges de la vie, les filles croient au grand amour, consciemment ou non. Petites, elles cachent des oreillers sous leur haut de pyjama, lisent des contes de fée, regardent des dessins animés. Elles ont un amoureux à l’école, consacrent beaucoup plus d’énergie à cette relation que l’amoureux en question. Puis vient le collège, les premiers textos, les premiers vrais regards. Elles s’identifient aux grandes sœurs, aux cousines qui racontent leurs premières véritables relations. Elles rêvent encore, sans trop l’avouer, le soir, avant de s’endormir, la tête sur l’oreiller, à leur vie future. Il n’est pas forcément question de maison, de foyer, d’enfants et de tâches ménagères. Ce sont souvent des aventures encore un peu extraordinaires. Les plus hardies s’imaginent enlevées par des pirates sans cœur et séduisants, les plus délirantes s’amourachent virtuellement d’un mafieux, et se voient déjà courant dans les rues de Naples ou de Palerme, un pistolet à la main pour rejoindre l’homme qu’elles aiment. Et puis vient le lycée, les premiers véritables copains. Sincèrement, ils n’ont rien ni du pirate ni du mafieux, et la relation est nettement moins risquée en apparence. Pourtant, elles continuent à plaquer sur ces relations banales leurs grands rêves, et ces scènes qu’elles ont jouées et rejouées tous les soirs avant de s’endormir. Et même si souvent la relation se passe assez mal, même si toute la réalité semble aller contre leurs espérances, elles la déjouent brillamment. Elles croient toujours au grand amour. Elles transforment leur ex en bourreau des cœurs, en beau ténébreux attirant, en bad guy au cœur tendre. Et le jeune homme, boutonneux et boosté aux hormones adolescentes, ne comprend pas qu’il a été héroïsé à son insu. Il veut juste l’avoir fait. Il reste étranger au mythe du grand amour. Et pourtant, s’il savait que durant les quelques mois qu’a duré la relation, il est devenu l’équivalent d’un pirate ou d’un gangster, qu’il a sauvé une jeune fille en détresse d’elle-même, avant de lui briser le cœur de la manière la plus romantique qui soit puis de l’attirer à nouveau par un charme mystérieux, bien caché sous sa crème contre l’acné et la tonne de gel qu’il met dans ses cheveux pour ressembler à un surfer ; oui, s’il savait qu’il a été, au sommet de sa jeunesse, l’incarnation même du chevalier de son enfance, qu’il a connu son heure de gloire, que le désir féminin l’a transformé en un personnage plus grand que lui-même et que plus jamais il ne sera aimé d’une manière aussi noble ; s’il savait cela, s’il l’avait simplement pressenti, peut-être aurait-il essayé, un instant, de se montrer digne de cet idéal. Mais les princes charmants n’existent pas. L’ennui c’est que les hommes pensent à eux. Les hommes romantiques sont minoritaires de nos jours. Par hommes romantiques, j’entends ceux qui sont capables de s’élever, de se mettre à l’épreuve pour celle qu’ils aiment, ceux pour qui la conquête amoureuse n’est pas une satisfaction personnelle mais un chemin de croix jusqu’à l’amour de leur vie. Les hommes dignes du fantasme des femmes sont rares. Et il se trouve que moi, moi qui ai dès l’enfance fermé la porte aux rêves, aux illusions chevaleresques, aux visions d’amour transcendant, j’ai l’air d’avoir trouvé un véritable prince charmant. Il est d’ailleurs là, devant moi, sur les marches de la mairie. Il sourit, il a l’air vraiment heureux. C’est ça, le plus important. La place Jean Jaurès est remplie de monde. Je regarde à mes pieds, en bas des marches, cette foule de personnes qui je suis sensée connaître. Leurs visages me semblent étrangers. Les filles portent des robes aux couleurs vives. Je vois une foule de princesses. Là-bas, celle avec la belle robe rouge attend de recevoir une rose pour aller danser un tango dans les quartiers les plus chauds de Buenos Aires. Devant moi, une jeune fille vêtue de rose qui n’a clairement pas renoncé au château et au carrosse et s’apprête à perdre un escarpin ce soir, à l’impromptu, vers minuit, dans les escaliers, comme un acte manqué. À ma gauche, une femme d’âge mûr, vêtue de noir. Sûrement un divorce, un amour dont elle porte le deuil, une trahison épouvantable cachée dans ses dentelles. Juste à côté de moi, sur la marche, une jeune fille, habillée en blanc, avec une couronne de fleurs sur la tête. Une jeune vierge qui attend son tour. Je les vois tous, et j’ai même l’impression de les inspirer. Parce qu’aujourd’hui, même si je n’ai jamais cru au grand amour, aux passions ravageuses, aux courses poursuites exaltées, aux souliers de vair et au cheval blanc, aujourd’hui est le jour de mon mariage. Je m’appelle Émilie, vingt-huit ans. J’ai la bague au doigt, un énorme bouquet de lys dans les mains, et je porte une robe blanche. À mes côtés, l’homme le plus charmant du monde. Il est grand, il est beau. Pourquoi lui ? Peut-être parce qu’il n’est ni pirate ni mafieux, ni un justicier ni un danseur de tango. Pour véritablement comprendre comment j’en suis arrivée à me marier sans croire au grand amour, situation paradoxale s’il en est, il faut remonter au tout début. J’ai huit ans. Je viens de lire la version bande dessinée de Notre-Dame de Paris, et j’ai compris quelque chose d’essentiel. J’ai compris ce que veulent les hommes. J’ai compris que la Esméralda rêvait au prince charmant et que Phoebus était un salaud. Parce que dans toutes les histoires que se racontent les filles, il y a toujours un point commun. Héros, pirate, soldat, chevalier, roi sans royaume, ange déchu, et même diable en personne, ils sont tous les mêmes, un détail ne varie pas : ils les aiment. Le véritable rêve des filles, c’est d’être désirées. Mais les hommes n’aiment pas les filles, les hommes aiment les posséder. Les filles rêvent d’un amour éternel, un amour résistant qui triomphe de tous les périls, de toutes les aventures, un amour mis à l’épreuve. Un amour sans fin. Un désir sans fin. Les hommes rêvent de la fin du désir, de la fin de l’amour, qu’ils appellent accomplissement. Phoebus est un salaud et la Esméralda meurt. Et c’est toujours la même chose, la même grande loi de l’univers. Ne reste plus qu’à trouver un Quasimodo pas trop laid et à se résigner. Mon Quasimodo est magnifique. Je l’ai rencontré il y a quatre ans. J’ai tout de suite vu qu’il n’était pas comme les autres. Il y avait une certaine détresse dans son regard. J’aime les gens qui ont ce regard-là. Ceux qui blaguent beaucoup donnent souvent dans l’absurde pour cacher leur manque de conviction, ceux qui ont plein d’amis pour déguiser leur immense solitude, ceux qui, tout au fond, se confrontent sans cesse au malaise de l’existence, et qui ont bien compris que le monde étant définitivement une tragédie, autant donner le change et se mettre à rire très fort. Je savais que c’était le genre de personne à s’oublier dans le rire et les autres. Le genre de personne qui cherche désespérément une raison de vivre, comme Quasimodo cherchait la beauté. C’est quand j’ai vu son regard, cette petite lueur mélancolique sous son rire, que j’ai eu envie de donner un sens à sa vie. J’ai eu envie, moi aussi, d’être la personne qui sauve les gens d’eux-mêmes. J’ai eu envie, moi aussi, de devenir le prince charmant, d’inverser les rôles. Parce que moi, je saurai être digne de cet amour-là. Et si pour cela, il fallait jouer la grande comédie du mariage, des enfants, de la maison, j’étais prête à le faire. J’ai eu, pour la première fois de ma vie, face à cet homme et à son regard d’enfant déçu, l’impression d’être grande, d’être digne. Je me suis sentie forte, plus forte que n’importe quel homme, et libre, plus libre que n’importe quelle femme. J’étais un chevalier en mission. Et si la Esméralda avait véritablement aimé Quasimodo ? Et si elle avait décidé de retrousser son jupon de bohémienne pour courir à sa rescousse ? L’histoire vaut le coup d’être écrite.
– Vive les mariés !
Le cri est repris par toute la foule. Je souris aux princesses et aux Phoebus devant moi. Mon bonheur, ma réussite, les inspirent. Un mariage valide toujours en apparence la théorie du grand amour. Là, pour eux tous, je suis la princesse conquise, j’ai trouvé mon grand amour et nous vivrons heureux et aurons beaucoup d’enfants. Image d’Épinal. Je me tourne vers mon Quasimodo, qui en passant s’appelle Étienne, et je lui souris. Je vois bien qu’il est à deux doigts de pleurer. On s’embrasse. Là, c’est sensé être le clou de la cérémonie. Apothéose, célébration ultime du grand amour, accomplissement suprême des promesses et des roses, triomphe absolu de la femme enfin reconnue comme telle… Et effectivement, j’entends les acclamations, les rires nerveux, ma mère et mes sœurs qui fondent en larmes, les oiseaux qui pépient à tout va, le chant cristallin de l’eau des fontaines sur la place. Je sens le soleil sur ma peau, doux, une chaleur rassurante, une caresse. L’air sent bon les lys, un vent léger porte jusqu’à ma peau la fraîcheur bienveillante qui émane des jets d’eau. N’importe qui dirait que tout est parfait. Un paradis retrouvé. Je ne me sens pas belle, et je ne me sens même pas femme. Il ne s’agit pas d’idéal, ni de grand amour. En vérité, il ne s’agit même pas de moi. Car dans ce baiser, je n’existe plus, et j’aime ça. Je crois que je comprends pour la première fois ce qu’est une promesse. L’amour n’est pas le grand amour. L’amour n’est pas savourer un bonheur gratuit, infini, ce n’est pas s’autoriser à prendre quelque chose pour soi. Je ne veux pas du grand amour qui n’en finit pas. Je ne veux pas être aimée, parce qu’alors il n’y a plus rien à faire et simplement à attendre, à profiter, parce qu’alors tout est facile, et qu’on ne se sent vivant que par l’épreuve. Je n’existe plus, parce que l’amour est le serment de ne plus exister pour soi. L’amour, c’est choisir d’être responsable. À présent, Étienne et son sourire triste, son regard rempli d’une souffrance existentielle, Étienne et son visage déconfit, jamais certain de l’avenir ni du passé, Étienne qui cherche à vivre au jour le jour, par le rire sur les angoisses, Étienne est sous ma responsabilité. J’abrège ce baiser qui n’en finit pas. Ce n’est pas important. Il verse une larme et je souris, gentiment moqueuse. Non, je ne suis pas heureuse. C’est autre chose. Je lève la tête. Au-dessus de nous, les atlantes de marbre au fronton de la mairie se détachent sur l’azur. Comme d’étranges nuages. Ils portent l’infinie détresse du monde et toute la pureté du ciel sur leurs épaules. Nous descendons les marches au milieu des bravos. Mes trois sœurs se précipitent vers moi. Il y a ma grande sœur Ariane avec son bébé dans les bras. Elle me regarde maternellement. Elle se prend pour la mère de tout le monde depuis son accouchement. C’est comme si c’était son rôle à elle. Je crois qu’elle se fiche de son mari. Il n’y a que les enfants qui comptent. Même en 2004 il faut dire que nous reproduisons sacrément bien le schéma patriarcal toutes les deux. En apparence. Elle me regarde longuement avec ses yeux clairs.
– Je suis vraiment, très heureuse pour toi, ma belle. Tu verras, il n’y a rien de plus beau que de fonder un foyer.
Étrangement, j’ai l’impression de la comprendre, mais pas de la manière dont elle voudrait. Je comprends qu’elle a choisi, elle aussi. Elle berce le petit être dans ses bras. Il a ses yeux. Il est sage, blotti dans le sein de sa mère. Ariane n’est pas fière comme les autres jeunes mamans. Elle ne le regarde jamais, et cependant, j’ai l’impression que tout son corps lui est dédié, que chaque souffle, chaque mouvement, chaque battement de cils est pour son fils. Ils vivent dans le même temps, et entre ses bras et sa poitrine s'est formé un espace spécial dans lequel les lois physiques sont mises à mal, un espace dans lequel la mort n’existe pas. Et alors que je croyais ma sœur soumise, je lui trouve une force nouvelle. Elle a toujours cru qu’elle était la plus sage parce que la plus grande, mais là, elle porte une autre sagesse, moins superficielle. Une sagesse douce, assurée, confiante. Je lui réponds sobrement :
– En tous cas, ça te réussit à toi.
Elle acquiesce et doit s’effacer derrière ma petite sœur qui la pousse sans ménagement. Elle s’appelle Lorelei et c’est une furie. Robe vert criard. Cheveux bruns en bataille. Elle me fait penser à moi à son âge, à ma grande fierté de vivre libre et d’être seule. Et un peu égoïste, je le reconnais.
– S’il te rend malheureuse, je lui casse la gueule.
J’aime ma sœur. Elle est directe. Et beaucoup trop sensible aussi. Elle fond en larmes et me prend dans ses bras. Elle aime bien se mettre en scène. Je lui caresse le dos et les cheveux. Je vois la plus petite de mes sœurs derrière elle. On a dix ans d’écart, et j’ai l’impression de ne pas vraiment la connaître. À la maison, c’était toujours « les deux grandes », Ariane et moi, et « les deux petites », Lorelei et Chloé. Je vois qu’elle ne sait pas trop quoi me dire. Elle bafouille un « Félicitations » et je hoche la tête. Je mets un terme à l’étreinte de Lorelei. Elles sont devant moi, mes trois sœurs. Comme trois images de femmes. La jeunesse, la guerrière, la mère… Chloé, Lorelei, Ariane… Devant les fleurs sur la place et la fontaine qui diffracte les rayons du soleil de midi, dans le vent, au milieu des étoles, des robes de toutes les couleurs autour de nous, radieuses, éclatantes, mes sœurs. Je leur souris à nouveau. Je n’arrive plus à parler. Je sens quelqu’un derrière moi. C’est ma mère. Je me retourne et elle ne dit rien. Elle non plus ne peut pas parler. Pourtant, je sais qu’on ne pense pas à la même chose. Parce que depuis quelques minutes déjà, je n’existe plus, parce qu’à présent tout ce qui compte, ce n’est plus ma vie, c’est cette larme d’Étienne, et cet autre que j’ai promis de protéger pour toujours. J’ai promis de ne pas croire au grand amour, de ne pas me laisser bercer par des rêves illusoires, parce que je ne veux pas de ce bonheur-là, il n’a pas de sens. Je m’endormirai le soir en pensant à la meilleure façon de le rendre heureux, à tous les voyages que nous pourrions faire, aux paysages, aux tableaux, aux saisons dont nous remplirons cette maudite existence, à nos éclats de rire pour lesquels je sacrifierai tous les princes charmants du monde, et peut-être qu’à force de temps, ce temps construit ensemble, ce temps vécu sans répit, nous arriverons à conjurer cette colossale angoisse de mort qui se cache au cœur de tous les mystères de la vie. C’est tout. Je n’ai pas d’autres rêves. Personne n’est plus seul que celui qui rêve pour lui-même. Je trouve ma robe ridicule. J’ai un peu honte d’être là, ainsi habillée devant ma mère, de jouer ce rôle de mariée transie, de lui faire croire, de leur faire croire à tous que je suis légère et épanouie. J’ai des doutes, maintenant. On devrait partir, on devrait tout laisser en plan, la mairie, les princesses qui lorgnent sur ma robe, le bouquet de lys dont les odeurs commencent à me faire tourner la tête, et tous ces gens remplis d’un bonheur dont je ne veux pas pour moi. Tout cela est un gros mensonge. Ma mère me tapote la joue. Je reste.
– Va te mettre à côté de tes sœurs, je vais vous prendre en photo.
Elle a toujours un gros appareil, peu importe le photographe que les parents d’Étienne paient une fortune. J’obéis. Je prends Ariane par la taille, adresse un sourire à mon neveu qui ouvre de grands yeux étonnés. Bleus comme ceux de ma sœur. Comme le ciel, aussi.
– Souriez !
***
Non, je n’ai pas l’air très heureuse sur cette photo. Ce n’est rien de bien grave. C’était juste un petit malaise qui n’a pas duré longtemps, cette impression de décalage entre le sens que je donnais à ce moment, et le sens que tous les autres lui donnaient. La sensation n’a pas duré longtemps. Nous vivons tous, je suppose, nos moments de terrible solitude, comme si personne ne pouvait nous comprendre, percer les secrets de notre intériorité, ces choses en nous qui ne relèvent d’aucune injonction sociale, d’aucune espèce de nature humaine. Comme si nos sentiments n’étaient jamais les sentiments attendus. Comme s’il fallait des livres entiers pour expliquer leur essence, comme des gouttes d’eau renfermant le secret inviolable de la vie. Je pense que certains appellent cela la liberté. Et puis la sensation s’évanouit et on se met à vivre une vie normale, qui viendra se perdre au milieu de tant d’autres vies anonymes. De cet instant qu’il était si important pour ma mère de tirer hors du temps, il ne restera que cette photo, mon faux sourire, et quatre jeunes filles debout devant une fontaine, dressées fièrement sur l’horizon de leur existence. Il restera sur cette photo la douceur de leur teint, des vestiges de couleurs, de vert, de bleu, de rose, de vent. Il restera surtout la fraîcheur de leurs rêves gravée sur leurs sourires disparates, qui ne demandent qu’à s’inscrire dans le temps, et dans l’espace.
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