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Sentimental/Romanesque
Dolybela : Léo ou Les flocons
 Publié le 18/01/21  -  5 commentaires  -  10123 caractères  -  49 lectures    Autres textes du même auteur

Un jeune homme de vingt et un ans rentre chez lui un vingt-trois décembre à Tours. On pense à un tas de choses en marchant. Nouvelle librement inspirée d'une personne réelle.


Léo ou Les flocons


C’était un lieu sombre. Parce qu’il faisait nuit. Il faisait nuit quand Léo franchit la porte de l’Univers, et traversa la place Jean Jaurès. Il avait parlé longtemps avec Papi et Patron, après l’heure de la fermeture. Verres de vodka et cacahuètes. La place était déserte, les décorations de Noël ne flambaient plus l’argent du contribuable pour quelques minutes de magie électrique. Tout était arrêté. Seuls les panneaux lumineux indiquant les horaires de tramway à venir émettaient une vague lueur orange. Il faisait froid. C’était décembre. Le 23. Bientôt, Noël. Le lendemain, il irait prendre le train à la première heure avec son frère, direction le coin de campagne paumé où habitait son père. Son père ne jouerait pas de piano. Son frère, peut-être. Ils seraient seuls, tous les trois. Entre garçons. Il ne resterait pas longtemps à table. Il verrait sur la figure de son père les questions, sur son travail, sur son avenir. À vingt et un ans, et pourtant, Léo ne se sentait au début de rien, si acharné qu’il avait été à être à la fin de tout : la fin des familles qui se brisent et qui changent de maisons, la fin des adieux aux amis, la fin des amours déçus, la fin des mondes dans lesquels il n’était le sauveur de personne. Que tout cela finisse. Son père, sa mère, et même son frère et ses grands-parents. 23 décembre. Cette période de fêtes familiales ne finirait donc jamais ? Il y aurait toujours un 24 et un 25 décembre. Ils reviendraient tous les ans lui souffler que ce qu’il avait laissé derrière lui était encore là, tous les ans. Les choses ne sont pas finies parce qu’on part. Comment finir ?

Il commença à marcher. Dans la ville obscure, le ciel révélait ses étoiles. La Lune qui brillait. Il allait marcher jusqu’à chez lui. Audrey devait l’attendre, ils se grilleraient un joint avant de dormir, histoire de célébrer avant le début des fêtes. Il traversa la rue. Il faisait vraiment froid. Il tourna boulevard Heurteloup, sur l’allée centrale, au milieu des arbres immobiles et esseulés. Entre les branches mortes, les étoiles apparaissaient, et la Lune, parfois. À travers l’air blanchâtre qui sortait de sa bouche la ville revêtait un manteau spectral. Un chien jappa au loin. Il ne sursauta pas. Il aimait les chiens. Il avait eu un chien, dans son enfance. C’était un merveilleux compagnon de jeu, et Léo sourit en se rappelant son pelage noir, son haleine essoufflée, toujours aux aguets. Il se rappelait être monté sur son dos avec des rires d’enfant heureux. Il se rappelait des coups de langue affectueux, de ses oreilles si douces. L’animal l’entourait souvent de ses pattes, et il se sentait à l’abri, petit, blotti contre son ventre chaud. C’était une sensation extraordinaire d’avoir contre soi une présence bienveillante, de s’immerger dans cette tiédeur animale qui l’enveloppait de réconfort. Il imagina que ce chien, son chien, se tenait à ses côtés, dans la nuit froide, sans laisse, et qu’ils passaient ensemble sous les arbres. Il imagina passer sa main dans la fourrure douce et accueillante. Ils marchaient au même pas, ils étaient deux bulles de vie dans l’air d’hiver. Mais soudainement, cette vision lui serra la gorge, et il ne fut plus question du chien, simplement de rentrer d’un pas vif se griller un joint dans un fauteuil confortable avec la personne qu’il aimait. Il était exactement là où il voulait être.

Il eut l’impression que la nuit devenait plus vaste et plus froide. Il accéléra.

Il entendit des cris, leva les yeux et vit une fenêtre entrouverte, un homme et une femme, lui la main sur le cœur, elle le doigt pointé sur sa poitrine. Sourcils froncés. Il détourna le regard. Pas ses affaires, il n’avait rien à faire avec ça. Rien à faire avec la nuit, avec le froid, avec les fêtes de famille, avec les décorations éteintes, avec ce chien-fantôme à ses côtés, avec les étoiles, tout cela n’avait aucun sens, aucun, il n’était pas de ces drama queens qui veulent trouver un sens à tous, qui pleurent pour rien, s’attardent sur des détails pour mieux se contempler elles-mêmes en train de ressentir des choses. Parce qu’aucun sentiment négatif ne méritait d’être ressenti, il fallait simplement passer à autre chose, au lieu de s’attarder sur des détails, avancer et ne pas donner dans le pathos, dans les regards condescendants, ne pas jouer sur la sensiblerie, avancer dans le froid, avancer dans la nuit. Il se frotta les mains pour les réchauffer. Puis, mécaniquement, il sortit son casque de son sac, brancha le fil sur son portable. La poésie sonore du rap éclata dans ses oreilles, volume maximum. Il sentit ses jambes s’accorder à la musique. Sa démarche se fit plus assurée. Son menton se releva. Regard fixé devant lui, le bout de l’allée, les feux rouges, les pavés, la rue où il tournerait. Il marmonna quelques paroles, agita ses mains devant lui en rythme. Il eut le sentiment d’être quelqu’un, et il avait un tempo sur lequel exister. Tout avait disparu, la musique solitaire dans la nuit, la musique qui s’est emparée d’un corps pour donner un sens à ce paquet de chairs inanimées.

Le morceau s’acheva, la piste suivante se lança automatiquement. Léo la connaissait par cœur. À en vomir. De ces morceaux trop ressassés qui ne l’enivraient plus mais l’ennuyaient. Il ouvrit son téléphone pour le passer. Sa grand-mère avait essayé de l’appeler trois fois. Elle avait laissé un texto. Elle était passée à quinze heures, pendant sa pause. Il était là, derrière la porte. Il avait entendu les coups sur le bois, et des sons de voix étouffés. Il n’avait pas ouvert, il était défoncé. Un jour, il faudrait vraiment qu’il prenne le temps de lui parler. Il allait rentrer à l’appartement, se poser sur une chaise et répondre à mamie, à ce regard scrutateur, encadré par des lunettes aux montures roses, ce regard rempli de questions, d’espoir, et de déception qu’il percevait dans le style même du message, qui l’observait, à travers l’écran de verre. « Où passez-vous Noël avec ton frère ? Suis passée à ton appartement, il n’y avait personne. » Toujours trouver des mots pour ne pas être accusateur : « Quand aurez-vous la politesse de venir me voir ? J’ai dû me déplacer par moi-même, et encore une fois, tu n’étais pas là. » Elle ressassait son absence. Elle se refusait de faire ce que Léo avait élevé au rang d’art : passer à autre chose. Il remonta le fil de la conversation. Tous ces messages pour dire la même chose : je veux te voir. Sans jamais le dire. Rester sur des questions, des affirmations, des généralités, des faits pour que la conclusion arrive d’elle-même dans l’esprit de son petit-fils : il faut qu’on se voit. Faire passer un désir pour une nécessité. Faire passer un sentiment pour une norme. Tant de distance entre le je veux et le il faut ; et tellement de normes à respecter pour pouvoir la regarder dans les yeux sans avoir envie de partir en courant à l’autre bout de l’univers. Mais lui voyait trop bien ce qu’elle niait : il ne voulait pas la voir, elle le voulait. Elle voulait le forcer à entrer dans son champ de vision, dans le cadre de ses lunettes roses, elle voulait l’avoir à l’œil et faire en sorte qu’il admette son absence, qu’il admette qu’il sortait d’un bar où il était serveur à plein temps, à vingt et un ans, elle voulait lui faire baisser la tête de honte sous ses yeux accusateurs, elle voulait qu’il en vienne au regret, celui de sa vie, de son « parcours », de sa jeunesse, elle voulait le mettre à genoux pour qu’enfin il prenne un bout de son chagrin à elle, son chagrin de l’avoir vu tout gâcher. Tant d’erreurs… qu’enfin il fasse pénitence pour tout ce qu’il avait raté, tout ce à quoi il ne s’était pas accroché et aussi pour tous ses rêves présents qui n’avaient aucune chance d’aboutir, qu’il fasse face à ses échecs qui le perceraient de toutes parts, comme ces yeux, ces petits yeux noirs cernés de rose.

Il ne baisserait jamais la tête. Devant tous les textos qui demandaient à le voir, l’obstination et le ressassement de sa grand-mère lui donnaient envie de vomir parce qu’elle arrivait indéfiniment à la même conclusion, parce qu’il était un raté au bout de tous ses messages. Et il fallait que ça change. Ça. Sa vie. Qu’elle aille se faire foutre, à elle de passer à autre chose. Il décida qu’il ne lui répondrait pas ce soir. Ni demain. Ce n’était pas à lui de faire un pas vers elle, c’était à elle de faire un pas tout court, et d’aller de l’avant, comme il avait si bien su le faire. Pour la première fois, il se sentit bien là où il était, bien dans la rue déserte, dans sa solitude, dans le froid, bien dans sa fuite, bien d’aller, seul, sans avoir de compte à rendre à personne. Il coupa la musique et rangea son portable. Il était libre. Libre d’être absent, libre d’aller se rouler un joint, de faire tout ce qui était interdit, de sortir, de s’évader, d’ouvrir les bras à tout un tas d’expériences que beaucoup d'enfants gâtés ne s’autoriseraient jamais à vivre. Un job, une copine, un joint. Il aimait sa vie. Il aimait rentrer tard, confiant, il arriverait au bout du chemin, chez lui. Sans risque de blesser quiconque, sans avoir à satisfaire, à jouer à être une personne qu’il n’était pas, rentrer. Faire chauffer de l’eau pour les pâtes, la tête vide de tout nuage.

Il sentit un appel monter des profondeurs de la nuit. Un appel qu’il connaissait bien. Comme une vague d’énergie chaleureuse, un second battement de cœur, calme, apaisant, serein, et en même temps intense, et tellement vital qu’il lui faisait mal. C’était dans le vent, dans l’air glacé, ça tombait des fenêtres illuminées et des étoiles entre les branches des arbres morts, comme de minuscules flocons sur le nez rougi d’un enfant, et ça disait « tu dois vivre, tu dois vivre pour toi, et tu dois être libre. Tu es maître de ce que tu ressens. Tu peux décider de vraiment vivre. Par-delà les attentes, les conflits, les disparitions, sois heureux, et sois-le par audace, sois-le pour moquer leur chagrin, laisse-les s’enfermer dans leurs attentes et leurs idéaux instables… Sois heureux, sois heureux, envers et contre tout ».

Il pensa à son chien. Il n’avait pas trop mal fini.


 
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   SaulBerenson   
14/12/2020
 a aimé ce texte 
Un peu
Peut-être que quelques ponctuations mieux placées rendraient ce texte plus fluide.
Je me demande si Léo s'aime, élément indispensable pour détester les autres. Que la grand-mère aille se faire foutre, bien sûr, mais une fois les pétards éteints et le rap démodé..?
En attendant on peut toujours penser à son chien...

   AESpes   
18/1/2021
 a aimé ce texte 
Passionnément ↑
Texte très sensible et très beau, qui m'a ému comme vos poèmes. Une lecture douce, fluide et aérienne. Bravo Dolybela, continuez sur cette belle lancée poétique et prosétique !

   wancyrs   
19/1/2021
 a aimé ce texte 
Beaucoup ↑
Salut Dolybela,

Il est vraiment beau votre texte. La ponctuation m'a un peu gêné au début, même si j'ai compris l'effet que vous vouliez produire ; mais plus on s'enfonce dans le récit et dans la vie du narrateur, on ne voit même plus cette ponctuation. J'aime la progression du récit, cette lenteur avec laquelle vous dévoilez votre narrateur, un peu comme lorsqu'on développe un cadeau de Noël. J'ai attendu un vrai indice pour comprendre en détail ce qui dérangeait le narrateur, mais je n'ai eu que des esquisses d'indices, mais ça va. Je m'en contente. Et puis, le texte n'en a même pas besoin pour se valoriser car l'écriture est vraiment belle.

Merci pour le partage et bonne continuation !

Wan

   AKIDELYS   
19/1/2021
 a aimé ce texte 
Bien
Tout comme la grand-mère j'ai envie d'aider ce Léo. Non pour lui imposer une norme , ni pour le façonner. Il louvoie entre espoir et rejet, son mal - être m'a touchée. Son souhait " la fin de tout" est bien un leurre, il se rassure en déclarant être là où il veut être, mais ses déclarations ne trompent personne...Il lui faut grandir. Les injonctions au bonheur ne suffisent pas à être heureux.
Le rythme de l'écriture, les phrases courtes montrent l'agitation du personnage.
Merci pour ce voyage dans la tête de Léo.

   Charivari   
19/1/2021
Bonjour.

Je trouve ce texte assez inégal, avec une partie pour moi tout à fait perfectible, heureusement la bonne partie c'est la fin et ça peut faire oublier le reste.

Je m'attache aux critiques du début:
- Le style : l'écriture télégraphique, ça marche plutôt bien, avec cette espèce de redondance progressive qui retranscrit assez bien le cheminement de la pensée (par exemple: il faisait nuit. Il faisait nuit quand Léo...). Cependant ce style est trop forcé, cette répétition de "c'était la nuit" dès les deux premières phrases, puis cette insistance sur "le 23 décembre". Le lecteur n'est pas encore embarqué dans le rythme de ni dans l'histoire et il a du mal à prendre ses marques, d'autant que ce style très oral alterne avec des phrases vraiment alambiquées et mal tournées, du style : "si acharné qu’il avait été à être à la fin de tout" (???????)
Bref, au moins pendant le tiers du récit je me suis "qu'est-ce que c'est mal écrit", et m'étonnais de la plume arborée à la fin du texte.

MAIS...
La seconde partie est franchement bien. Le style correspond bien au fond du texte, psychologie fine, chronique de l'égoïsme ordinaire très bien vue et décrite, personnage absolument crédible, sincèrement je me suis laissé happé par le texte et j'ai passé un bon moment de lecture.


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