L’ordinateur de bord égrenait son compte à rebours : 3 000, 2 999, 2 998, 2 997… XXX réglait les instruments de navigation, ajustait les paramètres techniques et préparait le vaisseau pour un atterrissage optimal. Le manifeste décrivait bien l’objet de la mission. Il ne restait plus qu’à trouver l’endroit précis, déduit sur la seule base de croyances datées et de récits passés de bouche en bouche, d’interprétations imprécises d’un vieux livre créé de bric et de broc par des scribes anonymes. Même venu du trente-quatrième siècle, XXX ne pouvait deviner le lieu exact des événements parce que justement rien de tangible n’en prouvait la réalité. Aucune preuve n’en attestait la véracité, seuls de rares et maigres indices permettaient d’émettre des hypothèses, considérées comme fortement aléatoires au demeurant.
XXX termina ses derniers réglages puis se cala dans son fauteuil. Il en profita pour se laisser aller à ses souvenirs, relatifs à quand la Haute Autorité lui avait signifié sa mission.
– Vous êtes conscient de l’importance de votre voyage, avait commencé un Conseiller. – Je crois, monsieur. – Il ne s’agit pas de croire, justement, mais de prouver.
Le dirigeant avait insisté sur le rebond de leur civilisation, après des siècles d’errance et de faux-semblants. Les XXX en étaient devenus les symboles, ceux d’un avenir glorieux à travers les étoiles. Ce futur s’écrivait loin des croyances d’antan, au-delà de l’horizon connu. Les précédentes civilisations s’étaient fourvoyées au nom de prophètes disparus dans les limbes de la mémoire collective. Ils s’étaient combattus entre frères pour un bout de désert, un morceau de parchemin ou une brique dans un mur. Leurs enfants avaient ensuite remplacé l’épée ou le cimeterre par l’atome et les virus. Des générations avaient vécu dans la peur de l’autre et la haine du voisin. Le mensonge s’était érigé en religion, propagé par des vieillards barbus, au nord et au sud, à l’est et à l’ouest.
XXX savait évidemment tout ça, comme chaque enfant de sa caste, celle des exécutants et des techniciens. Il avait été choisi parmi des milliers de XXX, après un processus de sélection particulièrement ardu. Ensuite, il s’était entraîné au voyage temporel, à un ensemble complet de savoir-faire indispensables pour remonter le temps. Il avait à cet effet avalé des quantités d’informations sur l’Histoire d’avant, quand son espèce biologique s’affublait du nom d’Humanité, depuis son premier crâne brisé à coups de hache en silex. C’était le passé, révolu désormais pour toutes les castes du monde des XXX mais il fallait absolument le connaître, le comprendre, avant de l’affronter.
XXX s’assoupit un instant. Son cerveau passa en phase subconsciente, dénuée des couches d’éducation et de conditionnement imposées à ses semblables. Il profita de ses rares moments de liberté pour rêver. Son univers intérieur s’afficha comme un ensemble de couleurs, d’abord sans relief puis avec des incidentes, des hauts et des bas, des creux et des bosses. Il se retrouva dans un décor inconnu, multicolore, où d’autres individus paraissaient bien moins perdus que lui. Leur apparence, hétérogène et dénuée de logique, transgressait les plus élémentaires règles du système de castes. Certains cerclaient des bottes de paille, d’autres creusaient des tranchées dans le sol, tous travaillaient en parlant dans une langue pleine d’accents chantants telle une mélodie flûtée. Il tenta d’ouvrir la bouche, d’émettre un son mais il n’en sortit rien d’autre qu’une sorte de frôlement, un bruit d’élytre, celui d’un insecte enfermé dans une cage de plexiglas. Les autres le regardèrent bizarrement, sans montrer de signe agressif ou de contrariété. Il se sentit une singularité dans un monde illogique où la variété semblait la norme. Ce sentiment, inconnu des XXX depuis avant leur naissance, accentua son malaise et le stressa davantage au point de le réveiller.
L’écran affichait 1 650 et continuait son compte à rebours. XXX s’essuya les yeux, étonné d’avoir pleuré durant son sommeil, puis se leva pour remettre de l’ordre dans sa routine, revenir aux fondamentaux de sa condition. Il procéda à quelques contrôles, ajusta deux paramètres, vérifia les constantes de navigation et jugea la situation sous contrôle. Il termina par la rédaction d’un mémorandum, une étape obligatoire dans ce type de voyage.
-o-o-o-o-o-o XXX à Haute Autorité. Point de départ : Luna 12, année 3366. Point d’arrivée : Terre, Palestine, année 0. Dimensions prévues : cinq passages hors temps, deux accélérations. Incidents : aucun. Probabilités d’impact positif : 98 %. Risques calculés : faibles, une dérive à l’est, d’un facteur inférieur au degré. -o-o-o-o-o-o
XXX signa son rapport puis l’enregistra. Il se cala ensuite dans son fauteuil et attendit la phase d’accélération, le premier passage dans le temps cible. Dans le vaisseau, tout était automatisé, des conditions de vie propre à l’habitacle en passant par les fluctuations de la coque, conditions indispensables pour la sécurité du matériel et de l’équipage. La pression changea de façon imperceptible. La composition de l’air se modifia. La luminosité baissa d’intensité. Il se sentit partir dans une sorte de torpeur, signe de son passage en stase intermédiaire, un état de conscience où l’homme devenait chrysalide et se débarrassait de ses dernières peurs avant de plonger dans le temps. Il sombra dans l’infiniment profond, un absolu sans rêves ni souvenirs. La plongée gravitationnelle commença. Il s’agissait d’un changement de dimension sans ressentir la moindre douleur. La matière devenait exotique et sa biologie s’éloignait de la physique traditionnelle. S’il avait perçu les modifications de son corps, XXX aurait crié dans ce nouvel espace devenu autre chose, un lieu sans étoile ou planète. Il vécut deux accélérations successives, un record dans l’histoire du voyage temporel. Le temps ne compta plus. Le haut ne remplaça pas le bas. La profondeur devint obsolète. Dieu arrêta de jouer aux dés.
Revenu dans son univers physique, un état proche de l’initial, à la variable temps près, le vaisseau lança la procédure de sortie de stase, ouvrit la chrysalide et permit au nouveau XXX d’émerger. L’ordinateur de bord effectua lui-même les mesures sans l’aide d’un pilote trop fatigué par son périple à travers les dimensions. Il corrigea ensuite la trajectoire d’entrée du vaisseau sur la planète Terre afin d’arriver dans les meilleures conditions. Enfin, dans le strict respect de la procédure établie, il enregistra un mémorandum à destination de son équipage humain et de sa hiérarchie.
-o-o-o-o-o-o Vaisseau à XXX, à Haute Autorité Impact positif à 99,7 % Point d’arrivée confirmé : Terre, Palestine, Bethléem, année zéro. Incidents : aucun, l’équipage composé d’un XXX a survécu sans dommage notable. Risques constatés : nuls, la dérive initiale a été amendée. -o-o-o-o-o-o
Dans le ciel de Palestine, ce jour précis, les habitants relatèrent une suite de phénomènes inexpliqués. Un scribe de Cisjordanie regroupa des témoignages dans une sorte de gazette locale à destination des plus fortunés et de leurs érudits.
-o-o-o-o-o-o Au début de cette journée, des paysans ont vu dans le ciel des lumières très brillantes. Plus tard, aux alentours de Bethléem, ils ont constaté un réchauffement ambiant. Selon eux, l’air piquait la peau et les yeux, de plus en plus fort. Le bétail s’est ensuite échappé des enclos. Les enfants se sont mis à crier, les mères à pleurer, les hommes à se battre entre eux. C’est devenu la curée. Une voix intérieure leur a ordonné d’éradiquer tout ce qui vivait dans les environs. Les rares survivants parlent de tueurs aux yeux fous, de paroles célestes dans une langue inconnue, de maisons incendiées et de roulements de tonnerre au loin à l’horizon. -o-o-o-o-o-o
Le gouverneur romain de Palestine, alarmé par ces témoignages, isola le territoire incriminé. Il décida de contingenter le risque de contamination aux quelques survivants, de jeunes fermiers de Bethléem. Il déclara l’état d’urgence, interdisant de publier des nouvelles sur des événements similaires dans toute la région. Enfin, il fit donner la garde contre les rares opposants qui voyaient en ce phénomène la manifestation du divin contre l’occupant. Quelques langues furent coupées, des gens écartelés puis tout rentra dans l’ordre, comme Rome l’avait ordonné.
XXX rédigea son dernier rapport, pour la postérité. Il avait mené à bien sa mission, au prix de sa propre existence, mais ne pouvait pas revenir dans son temps initial. Tel était le prix ultime à payer pour servir la civilisation.
-o-o-o-o-o-o XXX à Haute Autorité. Lieu actuel : Terre, Palestine, Bethléem, année zéro. État de la mission : achèvement complet, tout le territoire impliqué est pacifié, le père et la mère sont neutralisés, l’enfant n’a pas survécu. Incidents : peu, la population locale s’est comportée comme prévu, leurs gouvernants ont fermé les frontières et isolé le périmètre. Risques calculés : la civilisation occupante devrait se maintenir encore quelques centaines d’années avant de s’effondrer sous le poids de sa propre décadence. Les peuplades locales vont reprendre le contrôle de la zone sous la forme de potentats tribaux, pendant quelques dizaines d’années, avant de tomber à leur tour sous la domination d’une puissance coloniale. Le risque est faible que cette dernière invoque un quelconque prophète pour imposer son modèle, si nos autres missions se concluent de la même manière. -o-o-o-o-o-o
XXX enregistra son mémorandum. Il se souvint de sa dernière discussion avec son instructeur, avant de partir en mission.
– Pourquoi les missionnaires comme moi doivent rédiger des rapports alors qu’ils ne peuvent vous parvenir et que vous n’existerez plus. – Parce sans règles, nous ne sommes que de grands singes savants préoccupés par leur seule survie, des prédateurs à peine plus intelligents que les autres. – Mais notre mission, si elle réussit, va modifier le passé et donc le futur. Il n’y aura plus de castes, d’ordre établi, de vie sur la Lune et de civilisation mécanisée. – C’est ça l’idée, XXX, donner une seconde chance à notre espèce, en repartant de zéro.
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