Tout commença par une banale enquête de routine sur un adultère présumé. Mon nouveau client, Raymond de son prénom, officiait alors en tant que chef cuisinier dans un grand hôtel de la banlieue ouest. Il soupçonnait sa femme Marjorie d’infidélité chronique. Ayant rapidement atteint ses limites en termes de flicage conjugal, il souhaitait dorénavant changer de division, passer de l’amateurisme à l’état de l’art. Un de ses copains de comptoir lui conseilla de contacter une officine privée, du genre de la mienne. Raymond rechercha sur Internet et, grâce à la magie du référencement naturel et du dieu Google, il tomba sur mon agence. Le chauffeur de casseroles prit ensuite rendez-vous pour m’expliquer la nature profonde de son mal et en quoi je pouvais lui apporter mon aide.
– Alors, mon brave monsieur, qu’est-ce qui vous amène ? Votre explication sur notre site en ligne a été pour le moins succincte, lui dis-je dans un élan littéraire. – Je crois que ma femme a un amant. – Et vous souhaitez que je vous le confirme. – C’est ça.
À l’instar de beaucoup de cornus masochistes, le soupçonneux voulait que je prenne des photos de sa femme en train de jouer à la bête à deux dos avec un autre homme. Il demandait également le nom, l’adresse et la profession de son rival. Je lui expliquai alors comment je travaillais, de quoi était constitué le forfait « enquêtes et filatures pour cocus 2.1 » et ce que j’attendais de sa part en retour. Il aurait le pedigree intégral de l’amant, de sa première dent de lait à la marque de ses capotes favorites. Et s’il prenait la formule Premium, il en apprendrait plus sur lui que n’en savait sa concierge. Tout ce qu’il me fallait pour démarrer, en termes d’informations, c’était une description de son épouse, son identité officielle, son numéro de téléphone portable et l’immatriculation de sa voiture. S’il avait une photographie récente, c’était encore mieux. Mon agence utilisait le nec plus ultra en matière de technologie et de reconnaissance faciale. Raymond avala mon discours commercial d’un trait, sans eau gazeuse. Il me signa un chèque d’avance, accepta de prendre en charge l’intégralité de mes frais et se leva sans un mot. Les recherches pouvaient commencer.
Dans un souci de me préserver des mauvaises surprises, je demandai à mon assistante Irina de vérifier les finances du monsieur. Efficacité faite femme, ma collaboratrice moscovite me sortit en deux temps trois mouvements les comptes du cuisinier et de son paternel. Le premier n’avait pas vraiment le gène de la saine gestion financière mais son généreux père couvrait ses dépenses somptuaires chaque mois. C’était amplement suffisant pour mon expert-comptable.
Irina s’acquitta également des recherches de base sur la supposée pécheresse. Marjorie était un joli brin de fille, façonnée à l’ancienne dans la pure tradition hexagonale. Issue d’une famille modeste, elle avait essayé d’échapper à son destin social en poursuivant de longues études supérieures en comptabilité. Au cours de son cursus estudiantin, elle avait rencontré Raymond, le spécialiste du faitout. Mystère des méandres du cœur, elle s’était mise en couple avec lui. Les deux tourtereaux avaient poursuivi leur liaison en s’installant dans un petit appartement de Rueil-Malmaison. Ils avaient ainsi vécu au milieu des familles de jeunes cadres dynamiques et des retraités de la fonction publique. Marjorie était devenue responsable d’un service de recouvrement au sein d’une société de crédit. Raymond avait grimpé une à une les marches d’une laborieuse carrière passée à couper de la viande, à saler des courgettes et à laver des plats en inox. Puis ils s’étaient mariés.
Pour un observateur lambda, peu habitué aux affaires conjugales, rien ne clochait dans ce tableau a priori idyllique. Les vaches paraissaient bien gardées dans un pré carré entouré d’une clôture standard. Je savais pourtant d’expérience que derrière cette apparente normalité, l’existence du Français moyen connaissait des hauts et des bas. Visiblement, celle de Marjorie et Raymond tangentait le niveau zéro du glamour romantique et de la joie de vivre. Le prince charmant s’était rapidement transformé en fainéant domestique. Par son manque d’allant, son penchant naturel à la sieste et au graillon, le crapaud avait éteint le feu sacré de la princesse.
À l’aune de ce triste constat, je pariais sur une dépression nerveuse de l’épouse avant ses quarante ans. Son mari l’avait trop bien encerclée pour qu’elle fût en mesure de se rebeller. Et je l’imaginais mal se divertir dans les bras d’un Roméo de passage. Entre les lessives, le ménage, les courses, les comptes dans le rouge et les traites sur leur appartement, Marjorie n’avait pas le temps de penser à la bagatelle. Mes premières filatures avaient confirmé cette tendance. Je ne voyais pas qui, dans son environnement professionnel, aurait pu faire valser son petit cœur fané. Ses collègues de travail, des fondus de la règle de trois et du tableau croisé dynamique, avaient d’autres chats à fouetter. Ils ne voyaient en elle qu’une collègue de bureau juste un tout petit peu mieux balancée que le reste de la population féminine locale. Je me préparais déjà à rassurer mon client, à lui dire à quel point sa prisonnière conjugale était attachée à sa niche. Irina me ramena sur terre.
– Irina, je crois que les jeux sont faits. – Expliquez-moi, ça, Philippe. – Le cocu n’en est pas un. Il se fait un film.
Du haut de son mètre quatre-vingts, Irina me scruta de ses superbes yeux verts. Elle croisa ses longues jambes de ballerine du Bolchoï, posa sa fine main sur sa joue puis me déballa sa théorie.
– Je pense que vous faites fausse route. – Que dit votre GPS ? – Vous ne regardez pas suivant la bonne perspective.
Pourtant, tous les indicateurs concordaient : une épouse docile liée à ses convictions bien-pensantes, tenue par un mari apparemment sans failles et juste con comme un manche. Je le fis remarquer à Irina, en ajoutant que Marjorie n’était pas sollicitée par des mâles conquérants. Ses pairs la voyaient juste comme une jolie calculette sur pattes. Et son emploi du temps surchargé ne lui laissait pas beaucoup de latitude pour des séances de gymnastique horizontale.
– Vous raisonnez en homme.
Irina m’affranchit. L’épouse incriminée ne recherchait pas le guerrier mais l’âme sœur. Elle voulait une personne qui saurait l’écouter, la comprendre et lui apporter un réconfort moral. L’infidélité n’était pas toujours sexuelle, selon mon assistante. Si je dépassais cette vision rétrécie, je trouverais la faille dans cette muraille vertueuse affichée en apparence par l’effacée Marjorie.
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Irina m’avait ouvert les yeux. Sur le moment, je l’aurais bien embrassée mais je craignais qu’elle ne m’assommât d’un coup de pied frontal ou ne me terrassât avec le cri qui tue. Le lendemain, je décidai de changer de mode opératoire. Il ne s’agissait plus de filer bêtement la femme de mon client, entre son travail et ses courses. Je devais reprendre l’intégralité de mes notes et rechercher l’intrus, l’anomalie, le clou dans la chaussure. Marjorie ne variait pas sa routine établie longuement à l’avance. Tous les jours, elle quittait le domicile conjugal à neuf heures, arrivant sur son lieu de travail trente minutes plus tard. À midi et demi, elle déjeunait à la cantine avec ses collègues puis elle reprenait à quatorze heures pile. Enfin, à dix-huit heures, elle quittait l’entreprise et s’occupait des courses pour le foyer. Une heure plus tard, l’épouse était de retour chez elle. Comble de l’ironie au vu du métier de son mari, elle préparait toute seule le repas. Le week-end, Marjorie était constamment accompagnée de l’ineffable Raymond, au supermarché, à déjeuner ou dîner en famille, et un tas d’autres loisirs tout autant passionnants. Elle restait donc sous la surveillance permanente de mon client. Je désespérais de cet océan de platitude, de cette mer sans reliefs quand Irina me sauva une fois de plus la mise.
– Je vous sens au fond du puits, Philippe. – Je touche presque la Nouvelle-Zélande. – Avez-vous lu ma dernière note ? Elle date d’il y a deux jours.
Je lui avouai alors que je ne savais même pas de quoi elle me parlait. Je lui proposais de me fesser en guise de punition mais visiblement cela ne la tentait pas. Je décidai alors de poser la question d’usage chez les procrastinateurs de mon acabit.
– En quoi fait-elle avancer le schmilblick ? – Elle traite de l’enquête de voisinage que j’ai faite dans l’entreprise de la dame. – J’ai raté des trucs croustillants ? – Peut-être pas mais il y existe une séquence aléatoire dans le schéma de Marjorie. – Accouchez, Irina ! – Vous savez bien que je suis vierge, Philippe. Je me préserve pour notre mariage.
Cette dernière remarque ne réussit pas à m’arracher un sourire, même si la perspective ouverte par Irina d’une nuit de noces endiablée rentrait dans mes fantasmes les plus inavoués. Irina sentit que ma patience atteignait ses limites. Elle m’expliqua alors que depuis un mois, Marjorie consultait un médecin du travail. Elle l’avait déjà rencontré à quatre reprises.
– Elle est malade ? – Ce n’est pas la bonne question. – On va jouer au sphinx longtemps, Irina ? – Elle l’a vu sans rendez-vous préalable et à intervalles irréguliers. – Impossible. Elle est réglée comme un coucou suisse. – Visiblement, elle a improvisé.
« Bon sang mais c’est bien sûr ! » me crièrent en chœur mes neurones comme dans une bonne vieille série policière des années soixante. Irina avait déblayé le terrain, comme toujours. À partir de rien, mon assistante de compétition débrouillait brillamment les faisceaux d’indices. Elle remontait le fil des événements jusqu’à ce que la solution devînt évidente, même pour un abruti de mon genre. Irina, c’était le vrai cerveau de mon agence. Moi, j’en étais seulement le premier vendeur, le bonimenteur de façade. Aussi simple que ça. Après les félicitations d’usage, je lui demandai d’enquêter sur le praticien concerné, un certain docteur Corentin Delahaye. Le diable était décidément dans les détails. Pendant ce temps, j’allais reprendre sagement la filature, en bon toutou.
La situation évolua très rapidement. Corentin Delahaye rencontrait dorénavant sa patiente dans un bistrot en dehors du bureau et en plein milieu de la matinée. La logique précédente avait fait long feu. Les deux tourtereaux ne se préoccupaient plus de la discrétion. Ils n’affichaient pas leur relation en quatre par trois sur les murs du boulevard périphérique mais ne se cachaient pas non plus. Pour preuve, ce matin-là Marjorie embrassa son amant à pleine bouche, telle une lycéenne en pleine poussée hormonale. Ses yeux pétillèrent de nouveau. Le petit volatile tout crispé laissa place à une femme splendide et rayonnante. Je n’en revins pas de cette transformation. Comme quoi, j’avais encore bien des leçons à apprendre de la nature humaine. Les deux amoureux ne restèrent pas longtemps dans le café. Corentin dit quelques mots à Marjorie. Ils se levèrent ensemble puis quittèrent la place. Je continuai alors la filature, en ombre de leur ombre, un exercice familier. Ils se dirigèrent vers le parking souterrain. Je les suivis jusqu’à une place où était garée une berline allemande. Corentin ouvrit la porte passager, invitant Marjorie à s’asseoir. Ensuite, il prit la place du conducteur et démarra le véhicule. Je me sentis soudain mal. Il était désormais impossible de les filer vu que j’étais à pied. Je notai rapidement la plaque d’immatriculation puis appelai Irina.
– Vous les avez perdus, c’est ça ? – On ne peut rien vous cacher. – Je vous avais bien dit de les filer à deux, avec une voiture de soutien. – Une autre fois, la leçon de filature, d’accord ? J’ai noté la plaque. – Et ? – On va faire le tour des hôtels discrets du coin. Ils sont partis pour deux heures, max.
Irina me lâcha un bon vieux rire gras, un réflexe étonnant de sa part. J’en déduisis que je devais encore me trouver à des années-lumière de la vérité. Elle me lâcha un proverbe en guise de réponse.
– L’espoir fait vivre, Philippe. – C’est ce que je ferais à leur place. – Vous raisonnez avec les neurones du bas. Pas eux.
Elle commençait à m’énerver avec ses petites certitudes de Soviétique mal dégrossie à la vodka moscovite. Je lui fichais mon billet qu’on allait les retrouver. Irina prit le pari. Si elle gagnait, je devais l’inviter au spectacle du Bolchoï prévu à Londres le mois suivant. Elle savait que je n’aimais pas la danse classique, ni moderne d’ailleurs. Je supposai qu’elle devait trouver ça encore plus jouissif de m’afficher la défaite de la sorte. Je prononçai la fin de la récréation pour se concentrer sur l’action immédiate. Irina prendrait le secteur sud et je m’occuperais du nord, sur un rayon de vingt kilomètres. Après deux heures à tourner dans le département des Hauts-de-Seine, je déclarai forfait. Irina me rejoignit au bureau pour débriefer la situation. J’avais désormais une certitude. Mon client avait raison. Il était bel et bien cocu. Le problème était que je n’avais pas pu réunir de preuve tangible. Pas une seule petite photo compromettante. Rien. Cet aveu énerva Irina.
– Vous ne les avez pas pris en photo dans le bar ? Du genre quand ils se tenaient la main ? – Non. J’ai parié sur la suite, en me disant qu’elle deviendrait croustillante. – J’aurais dû vous l’écrire sur le front : « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. » – Je sais, Irina. J’ai fauté. On ne va pas en débattre éternellement. Il faut avancer dans la vie.
Nous n’avions plus qu’à fouiller l’environnement professionnel de Marjorie. Irina s’occuperait de ses collègues et moi de la médecine du travail. La suite prouva que je n’avais rien compris au film depuis le début. Irina m’expliqua le scénario pour que je raccroche enfin les wagons. D’abord, nous apprenions amèrement que Marjorie avait donné sa démission la veille au soir. Un avocat lambda s’occupait de la procédure. Corentin avait agi de même. Personne ne liait les deux départs, à croire que je n’étais pas le seul borgne au royaume des aveugles. Ensuite, j’appris que Marjorie avait délesté son appartement de ses affaires et laissé un message laconique à son mari. Ce dernier, rentré de son service à seize heures pétantes, constata les dégâts puis m’appela dans la foulée.
– Marjorie est partie. Elle m’a quitté cette salope, moi qui lui ai tout donné. – Je sais. – Elle a bien un amant, alors ? – Oui. – Qui c’est, ce connard ? – Le docteur Corentin Delahaye, de la médecine du travail. – Putain. Un mec pété de thunes qui a fait des études. Je vais demander le divorce. Avec toutes les preuves que vous avez, elle va cracher au bassinet la Marjorie, c’est moi qui vous le dis. – Faites donc comme ça.
Je n’allais pas décourager le cocu. J’avais encore besoin qu’il règle le solde de mes factures. Je le laissai donc à ses illusions de pauvre crapaud largué par sa princesse charmante puis m’occupai des billets pour Londres. Je n’avais qu’une parole.
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Irina brillait de mille feux. La voir dans cet état d’extase me remplissait de plaisir. Je lui devais bien ça. Finalement, je me rendais compte de la beauté des ballets russes, en particulier de ce Bolchoï accompagné de la divine musique d’Igor Stravinski. J’avais vu grand, en réservant pour le week-end un somptueux hôtel de luxe dans le quartier de la reine, en plein cœur de Londres. L’entracte arriva, trop tôt pour ma compagne du soir. Je lui proposai alors d’aller au bar déguster une coupe de champagne. Irina accepta l’invitation et fila dans mon sillage.
– Finalement, vous aimez la danse, Philippe, susurra Irina de sa voix d’hôtesse de l’air.
Je savais qu’elle se foutait de moi. Je le méritais, au vu de ma performance médiocre et de mon manque de sagacité sur l’enquête à la base de cette invitation. Beau joueur, je répondis quand même avec une clownerie. Les carabistouilles, c’était mon dada.
– C’était ça ou les chœurs de l’Armée rouge, si j’ai bien compris. – À votre prochaine bourde. – Aucun risque. J’ai appris ma leçon. La foudre ne tombe pas deux fois au même endroit. – On parie ? – Banco ! Je le sens bien ce coup-ci. – Et moi donc. – Ah bon ? – Retournez-vous !
J’opérai un cent quatre-vingts degré sur ma droite. Je vis en face de moi une superbe blonde habillée de rouge, accompagnée d’un homme charmant en smoking : Corentin et Marjorie.
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