Igor entra dans le bureau de placement, scanna son ticket et attendit debout. Quand son numéro s’afficha, il se dirigea vers le bureau indiqué à l’écran.
– Que cherchez-vous exactement ? lui demanda directement le fonctionnaire. – À partir loin d’ici. Un poste dans l’espace serait parfait. – Bon. Nous allons voir cela ensemble. Racontez-moi d’abord votre parcours.
Igor résuma son curriculum. Son éducation s‘était construite sur les champs de bataille d’une Europe dévastée par des guerres intestines. Il ne pouvait pas se targuer d’être compétent en autre chose que briser des rotules, défoncer des diaphragmes ou énucléer des yeux.
– Combien de temps avez-vous combattu ? – Huit cents ans. – Mais il fallait me le dire depuis le début. Vous êtes donc un immortel ?
Cette réaction ne surprit pas le géant chauve. Il existait assez peu d’immortels dans ce bas monde. Leur présence sur Terre étonnait toujours l’homme de la rue. Et puis, aucun être humain doté de l’immortalité n’aurait supporté la fonction publique plus d’un siècle. Il serait devenu fou.
– J’en ai bien peur. – Une compagnie de tourisme spatial organise des croisières pour une clientèle riche. Elle recherche du personnel capable de gérer un yacht sur de très longues périodes. – Et ? – Seuls les immortels et les humanoïdes peuvent rester opérationnels aussi longtemps. Mon contact, le commandant William Ackerman, est lui-même un hybride. Je pense que votre profil va l’intéresser. Êtes-vous d’accord pour le rencontrer ? – Plutôt deux fois qu’une. – Je m’en occupe, alors.
Igor passa une batterie de tests, discuta avec un aréopage de psychologues puis rencontra William Ackerman. Ce dernier représentait exactement l’image d’Épinal de l’aventurier de l’espace. C’était le genre de gars un peu blasé qui avait vu exploser des étoiles et mourir des peuplades.
– Que savez-vous de la vie dans l’espace, Igor ? – Pas grand-chose, en fait.
Avec cette réponse, il jouait la transparence. Mentir ne servait à rien, il l’avait appris durant ses nombreuses années passées à combattre. Le commandant Ackerman le regarda avec intensité puis lui donna sa vision personnelle du transport spatial. Pour lui, voyager dans l’éther, c’était tout d’abord maintenir un cap, s’appuyer sur des éléments physiques, veiller aux constantes du vaisseau et garder les passagers en vie. Ces derniers, lors des transports à longue distance, étaient placés sous sommeil artificiel. L’équipage était chargé de veiller sur eux pendant cette sieste forcée. Pour cette raison, il recrutait des immortels. Igor lui demanda comment il était possible de s’affranchir des milliards de milliards de kilomètres à parcourir. William Ackerman lui expliqua la technique du bond, un procédé qui utilisait l’énergie gravitationnelle pour franchir de très longues distances.
– Est-ce risqué ? demanda Igor.
Le commandant Ackerman sourit puis lui répondit franchement, sans essayer de masquer ou de magnifier une réalité pas toujours favorable. Tout dépendait de la qualité du navigateur et de la confiance du commandant de bord en son équipement, modulo le facteur chance. Les voyageurs pouvaient passer à travers sans problème ou se retrouver enfermés dans une singularité cosmique. Le voyage dans l’espace, ce n’était pas une histoire de mauviettes, selon lui. Les risques faisaient partie intégrante du métier. Ils en étaient même le sel. Les spatiaux n’étaient pas mieux payés que ceux qui gardaient leurs pieds sur la terre ferme. Leur vie était juste plus palpitante. Ils visitaient des endroits incomparables et vivaient des expériences inoubliables.
– J’ai aussi entendu parler des pirates, répliqua Igor.
William Ackerman hocha la tête en silence puis exposa son point de vue. Les compagnies d’assurances couvraient le risque lié aux délits perpétrés par ces délinquants. Sa mission consistait à protéger les personnes et les biens que les compagnies transportaient. S’il fallait se battre, il le faisait. C’était aussi une des raisons du recrutement d’anciens combattants comme Igor. Cependant, il préférait la voie diplomatique. Souvent, il payait le tribut demandé par les pirates. Tout le monde était gagnant. Dans tous les cas, les yachts étaient armés. Le personnel n’était pas composé d’enfants de chœur. Au-delà des pirates, ils risquaient de rencontrer des espèces indigènes peu enclines à la discussion ou tout simplement allergiques aux touristes. Dans ce cas, ils devaient invoquer des arguments imparables. La force en constituait un excellent, le meilleur à son goût et à celui de ses employeurs. Avec les autochtones, on tapait d’abord et on discutait après.
Igor suivit une préparation au centre spatial de Perth. Après trois semaines de cours intensifs, il fut déclaré apte par les autorités compétentes. La compagnie KSTA l’affecta au prochain voyage dirigé par le commandant Ackerman. Il s’agissait d’une mission de dix ans à bord d’un yacht de la dernière génération. Sa destination était la nébuleuse d’Orion. Les passagers venaient tous de la très haute société terrienne. Les plus notables constituaient une délégation de la firme Triton Software, versée dans le logiciel de calcul quantique utilisé par la technologie du bond. Ils souhaitaient tester en conditions réelles un prototype de calculateur, révolutionnaire selon les experts.
Quand le jour tant attendu arriva, le géant chauve rejoignit l’équipage du vaisseau ODIN. Son poste était clair : il assurait l’intendance. Homme de l’ombre par excellence, il appréciait de ne pas s’exposer en première ligne auprès des passagers. Les autres membres de l’équipe étaient, pour leur part, expérimentés dans le voyage spatial. Le commandant réunit tout le monde dans la salle de réception, afin d’expliquer le voyage. Une halte aurait lieu dans la banlieue de Neptune. L’équipage en profiterait pour réajuster le vol sur les derniers paramètres connus tandis que les passagers pourraient visiter Triton ou Néréide. Ensuite, ODIN quitterait le système solaire puis les clients seraient mis en stase dans de confortables sarcophages, pour plusieurs années. À leur réveil, ils découvriraient une planète vierge où ils s’installeraient avec l’aide d’une équipe spécialisée dans les colonies humaines. À ce stade, le yacht se mettrait en orbite durant deux années avant de repartir.
***
Igor procédait à l’inventaire journalier quand Ackerman lui demanda de le rejoindre dans la salle de commandes.
– Igor, j’aimerais échanger un point de vue purement militaire avec vous. – Je vous écoute, commandant.
William Ackerman lui expliqua la situation. ODIN avait reçu un message d’un vaisseau inconnu. Ses occupants demandaient au pilote de rejoindre une orbite précise, sinon ils désintégraient l’astronef sans hésiter. Le commandant pensait qu’il s’agissait de pirates aguerris, équipés de la technologie furtive. Ils en voulaient probablement aux passagers. Le racket constituait un business très rentable depuis des décennies. Procéder à un bond s’avérait désormais impossible, l’adversaire les ayant verrouillés. Un bond demandait trois à quatre minutes de préparation et générait des signaux faciles à repérer. Si Ackerman lançait la procédure, l’adversaire les atomiserait sans difficultés. De surcroit, SISTER, l’ordinateur de bord d’ODIN, avait repéré les ogives ennemies. Cela signifiait que l’ennemi voulait leur montrer à quel point il les tenait dans sa ligne de mire. Le vaisseau était vulnérable. L’orbite exigée correspondait à un point où les deux astronefs pourraient s’arrimer sans subir les effets de marée des planètes géantes. Les rejoindre prendrait une heure.
La situation paraissait mal embarquée. Même s’il avait probablement vécu des expériences similaires, le commandant Ackerman semblait très préoccupé.
– Comment ont-ils eu connaissance de notre itinéraire ? – L’affréteur doit publier le trajet de ses transporteurs. On appelle ça la traçabilité spatiale. – Et le manifeste de bord est lui aussi public ? – Oui. – En résumé, les pirates savent par où nous devons passer et qui occupe le yacht. – C’est ça. – Demandons à SISTER d’évaluer la taille de leur engin furtif.
Igor avait à plusieurs reprises connu une situation de ce genre où l’adversaire avait sous-estimé sa proie. Il fallait en profiter. Il prit l’initiative et posa des questions à l’intelligence artificielle.
– SISTER, peux-tu calculer la taille de l’engin ennemi et en déduire le nombre de ses occupants ? – Oui. – Que voulez-vous faire ? Nous ne sommes pas un bataillon de commandos, bougonna Ackerman. – On va se battre au corps-à-corps. Il ne s’agira pas de se rater. – Nous ne pouvons pas utiliser des armes dans un yacht.
En cela, le commandant montrait qu’il n’était pas un combattant. Igor sourit puis lui exposa son plan. Selon lui, l’ennemi viendrait légèrement équipé. Il savait que tirer dans le tas pouvait endommager la coque du vaisseau et fragiliser l’arrimage. Son intérêt premier était de ne pas utiliser son armement. Malheureusement pour lui, son erreur majeure consistait à croire que les assiégés raisonneraient de même. Ils allaient éliminer leurs assaillants à l’arme blanche, à l’ancienne. Pour cette raison, SISTER devait estimer le nombre de pirates.
Le stratagème était désormais au point. Tout l’équipage connaissait sa partition. Pour des raisons de sécurité, les passagers avaient été placés à l’abri, dans des salles blindées et conçues pour les cas d’attaque extérieure. Ils se trouvaient sous la garde de deux humanoïdes, les autres continuant à gérer la machinerie. Ackerman accepta la manœuvre d’arrimage. Une fois le yacht stabilisé, le bâtiment ennemi apparut sur les écrans et son pilote établit la communication.
– Commandant Ackerman, nous allons procéder à l’accostage, dit une voix grave. – Qui me parle ? – Je suis le commandant Kristov. J’espère que vous avez mesuré les conséquences de tout acte insensé de votre part. Nos missiles ont verrouillé votre position. – C’est bon, j’ai compris. – Notre ordinateur de bord va se relier au vôtre. Nos pilotes respectifs pourront manœuvrer. – C’est vous le spécialiste. – Exactement ! Et l’expert que je suis vous conseille de mettre vos passagers à l’abri. – Je m’en occupe. – Dites-leur de sortir le chéquier. Ils vont payer un péage qu’ils n’oublieront jamais. – J’avais compris. – Une croisière spatiale n’est pas complète si on ne s’est pas fait racketter une fois par des professionnels, ironisa le commandant Kristov.
SISTER se connecta à son homologue. Le commando pirate arriva tranquillement. Un grand homme bardé de cicatrices prit la parole.
– Commandant Ackerman, je présume ? – Lui-même. Quelles sont vos exigences ?
Le chef des assaillants esquissa un sourire puis entama son argumentaire. De son point de vue, les pirates ne demandaient pas grand-chose, juste de l’argent et des objets précieux. En général, dans ce type de voyage, les passagers emportaient leurs plus beaux bijoux et les stockaient dans le coffre central. Ils allaient tout simplement le vider.
– L’assurance ne couvrira jamais la valeur sentimentale de ces objets, objecta Ackerman. – Et ce n’est pas fini. – Quoi d’autre ? – Nous demandons à chacun de vos clients de nous virer un tiers de leur fortune estimée. – C’est énorme !
Le commandant Kristov montra des signes d’énervement. Il expliqua à son interlocuteur que ses riches passagers cachaient le plus souvent l’essentiel de leurs avoirs dans des paradis fiscaux pour éviter les tracasseries administratives. Lui, en tant que pirate pragmatique et habitué à cette clientèle très haut de gamme, basait l’assiette de sa taxe sur leurs dernières déclarations, ce qui était loin de représenter la réalité de leur fortune. S’ils étaient malins ou bien conseillés, les clients rackettés pourraient même défiscaliser le remboursement réalisé par leur assureur. Dans tous les cas de figure, ils ne se retrouveraient pas ruinés, loin de là, juste un peu moins riches.
– Si je comprends bien, nous n’avons pas le choix, répondit Ackerman. – Non, pas vraiment. – Réglons ce différend dans les plus brefs délais.
Le chef des pirates reprit son calme. Il proposa que ses deux lieutenants, accompagnés de leurs camarades, aillent au coffre pour un rapide état des lieux. Ensuite, les deux ordinateurs de bord se connecteraient l’un à l’autre pour réaliser le transfert de fonds. Ackerman l’écouta sagement puis hocha la tête. Intérieurement, il trouvait l’affaire bien ficelée, un racket de compétition.
– Vous êtes sacrément bien organisés. – L’habitude, mon cher. – Je vois ça. – Trêve de discussions. Si on allait se boire une bouteille de votre meilleur champagne ? – Je peux laisser vos troupes avec mes équipiers ? – Ils n’ont rien à craindre de mes hommes. Vous avez ma parole.
***
Tandis que les deux commandants partaient dans les quartiers privés d’Ackerman, Caroline Damberg, la médecin chef et Charles Voulon, le responsable administratif, amenèrent les autres pirates à la salle des coffres.
– Ce doit être chiant de réparer les petits bobos des nantis, dit le premier lieutenant en reluquant Caroline Damberg. – Ils sont comme vous et moi. Ni plus exigeants, ni moins douillets. – Vous ne devez pas voir beaucoup de vrais hommes sur ces croisières. – Qu’est-ce que vous entendez par là ? – Ne faites pas l’innocente ! À part Ackerman, je ne vois pas d’aventurier ici, des gars qui ont bouffé de l’espace, cassé de l’extra-terrestre ou dompté des astéroïdes. – Si vous le dites. – Je n’ai toujours vu que des chochottes sur ces yachts de richards. – Pour moi, tous les patients sont logés à la même enseigne. – Certains plus que d’autres, non ? – Excusez-moi de vous interrompre, dit Charles Voulon. Nous arrivons. Il faut que je vous explique comment procéder. – Vas-y, tête d’œuf, répondit le second lieutenant.
Charles Voulon expliqua le fonctionnement du dispositif. Les yachts de luxe étaient sécurisés. Peu de personnes étaient habilitées à pénétrer dans la salle des coffres. Lui, en sa qualité d’officier, bénéficiait de cette autorisation. Sur ODIN, il y avait un sas accessible par le biais de l’empreinte génétique. Il n’était pas possible de rentrer à plus de deux. Ce système était conçu pour empêcher une intrusion massive. Si les entrants ne respectaient pas la procédure, la zone se mettait en alerte et tous restaient bloqués à l’intérieur. Le second lieutenant siffla en signe d’admiration puis bomba le torse et reprit sa posture de mâle dominant.
– Je viens avec toi. Les autres restent à l’extérieur. – D’accord. – Si tu nous joues un tour de cochon, mon camarade s’occupera de ta collègue. Est-ce clair ? – Comme de l’eau de roche. Veuillez me suivre !
Le responsable administratif se positionna en face des récepteurs et attendit la fin du contrôle d’identité. La lumière passa du rouge à l’orange puis au vert. La porte du sas s’ouvrit. Charles Voulon invita le pirate à entrer derrière lui. Ce dernier s’exécuta, jetant un dernier regard à ses complices en signe de vigilance. Le sas se referma. Le premier lieutenant esquissa un sourire salace à l’intention de Caroline Damberg.
– Nous allons pouvoir passer à du sérieux. Vous voyez ce que je veux dire ? – Non. Nous ne sommes pas seuls. Vous oubliez vos gardes. – Je peux les renvoyer sur la coursive supérieure. On fera notre petite affaire vite fait.
La jeune femme n’avait pas beaucoup d’options à disposition. Elle devinait la suite des événements si elle tentait de s’opposer aux assauts du pirate. Tant d’histoires circulaient sur leur compte.
– Rien que vous et moi, alors ? Et vous promettez de rester un gentleman ? – Vous avez ma parole !
Le premier lieutenant intima l’ordre à ses subordonnés de se replier dans la coursive supérieure. Les trois hommes disparurent de la pièce sans discuter. A priori, ils avaient compris le message.
– Voilà ! Nous sommes entre nous, désormais. – Que dois-je faire ? – Ôtez vos vêtements ! – Vous ne vous déshabillez pas ? – Oh que si, petite madame !
L’assaillant enleva prestement son haut et dégrafa sa ceinture, posant son armement au sol, puis déboutonna son pantalon et le fit tomber sur ses chevilles. Caroline Damberg s’approcha lentement, langoureusement, et baissa le caleçon du pirate. Ce dernier, au comble de l’excitation, ferma les yeux au doux contact des mains expertes de la jeune femme sur ses jambes. Il sentit à peine la lame d’Igor s’enfoncer dans son dos.
***
Ackerman et Kristov conversaient poliment au bar des officiers. La console murale émit un signal sonore. Le visage du second lieutenant apparut à l’écran.
– Chef, nous avons fini. J’aimerais voir la suite avec vous. Je peux rentrer ? – Où sont les autres ? – Ils s’occupent des passagers. – Pas de lézard ? – Aucun. – Commandant Ackerman, pouvez-vous ouvrir la pièce ? – Oui. Évidemment.
Ackerman actionna la commande d’ouverture. La porte coulissa. Le second lieutenant fit face à son supérieur sans dire un mot.
– Tu as perdu ta langue, abruti ? – Je ne crois pas, dit Ackerman en le délestant de son pistolet laser.
Igor apparut à son tour. Il tenait le pirate en joue avec une arme de poing.
– Je vous dois une explication, dit Ackerman à Kristov. – Vous n’avez pas respecté notre accord. – Je n’ai pas menti. Votre équipe est bien allée à la salle des coffres. Igor va vous raconter la suite, vu qu’elle a été imaginée par son cerveau créatif.
Le géant chauve hocha la tête puis raconta sa manœuvre. L’officier pirate avait suivi le responsable administratif dans la pièce où étaient stockées les richesses de la clientèle. Ensuite, il s’était endormi car Igor avait reprogrammé la sécurité pour diffuser un gaz soporifique à tout entrant.
– Et les autres ? demanda Kristov. – Je crains qu’ils ne soient morts. – Nous voilà bien avancés. Mon équipage n’hésitera pas à vous atomiser. – Je le sais, reconnut Ackerman. Nous devons donc négocier une fin honorable pour tous.
L’avantage avait changé de camp. Cependant, le chef des assaillants continuait à se comporter comme s’il était le seul maître à bord. Ackerman avait déjà vécu des situations similaires, avec des ennemis refusant la réalité du champ de bataille et malheureusement prêts à sacrifier leurs forces pour sortir la tête haute. Il décida de proposer un accord équitable à Kristov : il resterait en vie, ainsi que son lieutenant, s’il laissait repartir ODIN. Il pourrait même ramener les dépouilles de ses camarades défunts. Caroline Damberg les préparait pour le rapatriement à leur bord.
– Et l’argent ? demanda Kristov. – Vous avez perdu la partie. Contentez-vous de sauver vos fesses. – Si je refuse, je meurs. Et vous aussi. Si j’accepte, je perds mon autorité sur mes hommes. – Qui va vous la contester ? – Il reste du monde sur mon vaisseau. – Des sous-fifres ! – Qu’est-ce qui m’assure que vous n’allez pas me dénoncer aux autorités ? – Vous m’emmerdez, à la fin !
Pourtant, là résidait l’ultime question, celle du pirate en train d’accepter la défaite. Ackerman décida de lui jouer la scène du commandant excédé. Il lui expliqua vertement qu’à cause de leurs actions, il avait pris du retard sur son planning. Ses clients se posaient désormais des questions sur sa capacité à assurer la sécurité à bord du vaisseau. Il avait donc assez de problèmes à gérer et de formulaires à remplir. L’avenir de Kristov et de sa bande de malfrats constituait le cadet de ses soucis.
– Qu’attendez-vous de moi ? demanda le chef des pirates. – Que vous nous donniez les codes de désactivation des missiles pointés sur le yacht. – Pour quoi faire ? – SISTER les mettra hors service. Ensuite, nous vous laisserons rejoindre votre astronef. – J’ai combien de temps pour réfléchir ? – Cinq minutes ! – C’est tout ? – Estimez-vous heureux !
Le pirate n’avait pas vraiment le choix vu la tournure prise par son opération criminelle. Il voulait seulement sauver la face. Ackerman lui laissait diplomatiquement le temps théorique de l’honneur. Il utilisa les trois cents secondes imparties pour rouler des yeux, croiser les mains et se détendre le cou puis livra le fruit de ses cogitations à une assistance médusée.
– Commandant Ackerman, j’accepte les termes de votre proposition, dit-il sur un ton officiel. – Commandant Kristov, je n’en attendais pas moins d’un officier de votre trempe, répondit Ackerman tout aussi dignement.
***
La suite du programme se déroula comme prévu. Igor connut son premier baptême spatial, en combinaison et arrimé au yacht. Les passagers profitèrent des joyaux du système solaire. L’épisode des pirates avait renforcé les liens entre les clients et l’équipage, facilitant ainsi les demandes parfois difficiles des plus excentriques. Les gens de Triton Software peaufinèrent leur logiciel de navigation et l’intégrèrent dans le système d’exploitation du yacht. L’objectif était de comparer les mesures quantiques de l’intelligence artificielle embarquée avec leur modèle théorique.
La première partie de la croisière touchait à sa fin. Il était temps de préparer la phase de sommeil. Le docteur Caroline Damberg effectua les contrôles d’usage sur les sarcophages et sur les futurs dormeurs. La clientèle ne posa aucun problème et se soumit à l’intégralité de la procédure. Au jour prévu, les passagers entrèrent dans leurs cocons dorés.
– Quelles sont les prochaines étapes ? Nous avons le vaisseau pour nous seuls, dit Igor. – SISTER va vous l’expliquer.
L’intelligence artificielle débita son exposé. En théorie, ils étaient tous dédiés à la maintenance du yacht. Ces activités ne représentaient cependant que cinq pour cent de leur temps ouvrable. Il leur fallait donc trouver par eux-mêmes la meilleure façon d’occuper le reste. C’était crucial pour les humains car l’inaction rendait fou, en particulier dans l’immensité interstellaire.
– Un robot ne peut pas devenir fou ? – Non, Igor. Pas pour cette raison en tout cas, précisa SISTER. Il se met en veille, simplement. – Comment passons-nous le temps, alors ? – Le mieux est de voir avec vos équipiers.
Les semaines puis les mois et enfin les années passèrent. Igor en prit plein les yeux. Il découvrit des planètes sans soleil, des mondes solitaires dans le vide intersidéral. Il admira des étoiles en fin de vie, palpitant dans les derniers soubresauts de leur cœur stellaire. Il sentit l’attraction de monstres avides de matière. Il suivit le long défilé de champs de comètes. Il posa le pied sur des sols trop chauds ou gelés, dépourvus de vie mais découpés en crêtes. Il caressa des arbres géants, fiers habitants d’univers miniatures. Le géant chauve ressentit la beauté de l’Univers.
Un jour, le commandant Ackerman rassembla toute son équipe pour l’ultime saut dans l’espace-temps. Il leur annonça qu’ils avaient presque atteint leur destination. Le vaisseau allait donc procéder au dernier bond. Ensuite, tous se trouveraient dans le système planétaire visé, en plein cœur de la nébuleuse d’Orion. Le yacht sortit de son continuum spatio-temporel dans une manœuvre maintes fois éprouvée et commença la phase de décélération. Soudain, SISTER couina d’un bruit inhabituel. Les pilotes jurèrent de concert.
– C’est quoi ce bordel ?
Igor ne comprit pas la raison de ces jurons. Comme le reste de l’équipage, il attendit les explications d’Ackerman. Ce dernier s’adressa à l’intelligence artificielle.
– Normalement, on devrait voir une étoile double dans le ciel. Et un ensemble de planètes. – Ce sont pourtant les coordonnées du manifeste. Regardez sur l’écran. Je vous les affiche. – C’est impossible. Nous sommes au milieu de nulle part. Nous avons rebondi trop loin. – On dirait, en effet. – Reprends les paramètres du bond et simule un retour en arrière !
Une minute plus tard, SISTER couina de nouveau. Le calcul donnait un résultat irrationnel, avec une position différente de la dernière, en dehors de la Voie lactée. Ackerman décida de compiler les données de chaque bond et de les comparer au manifeste. Soit les cartes étaient fausses, soit le vaisseau avait dévié de sa route. Il ordonna également un autodiagnostic de SISTER.
***
« Dans l’espace, personne ne vous entend crier » affirmait la bande-annonce d’un célèbre film du vingtième siècle. Ce principe ne s’appliquait certainement pas aux colères d’Ackerman.
– Nous en savons plus sur notre situation, lui dit un matin le pilote, lors du point quotidien. – Ne tournons pas autour du pot, rugit Ackerman. SISTER, mets-nous au parfum !
L’intelligence artificielle commença son exposé. Le programme de bord s’appuyait sur des cartes de l’espace. La technologie du bond utilisait en partie ces informations et calculait les paramètres du saut dans l’espace-temps pour atteindre une destination théorique. D’ordinaire, ils auraient dû pouvoir revenir sur leurs pas. Pourtant, c’était devenu impossible, pour des raisons inconnues. SISTER termina son autodiagnostic et en analysa les résultats.
– Ne nous fais pas lambiner, cria Ackerman. Dis à tout le monde ce qui a merdé. – Le logiciel Tritonium a faussé la navigation.
Ackerman se mit à maudire Triton Software et ses apprentis sorciers. Il s’était toujours opposé à leurs essais et autres tests mais son employeur avait été clair quant au poids économique de cette société. Il ne fallait pas froisser ses dirigeants, telle était la consigne. Il avait donc composé avec.
– Je croyais que Tritonium était l’esclave et toi le maître, répliqua Igor. – En théorie, oui.
Effectivement, dans le protocole agréé avec Triton Software, le logiciel Tritonium devait seulement récupérer les données de l’intelligence artificielle, sans les altérer. Ensuite, il procédait à ses propres calculs quantiques. Enfin, il en stockait les résultats dans sa base de données, sous la forme de nouvelles cartes du ciel. Pourtant, il avait remplacé celles de SISTER par les siennes.
– Mais, à chaque fois, nous nous sommes retrouvés au bon endroit, fit remarquer Igor. – C’est exact, intendant. Tout concordait. – Accouche SISTER, cria Ackerman.
Tritonium ne s’était pas contenté d’échanger les cartes. Au dernier bond, il avait pris la main sur le calcul de navigation et procédé selon sa propre vision de l’Univers. Le bulbe galactique connaissait une gravitation hors normes due à un trou noir hypermassif. Pour cette raison, les navigateurs numériques préconisaient de ne pas passer près du centre. Il fallait procéder par bonds successifs, sur les côtés, comme le faisaient les marins d’antan quand ils tiraient des bords. Tritonium avait décidé, sans consulter personne, de passer par le centre de la galaxie, dans un dernier bond supposé court et facile. Cette manœuvre revenait à lancer un cerf-volant dans l’épicentre d’un ouragan. Quant au pourquoi de ce choix, la réponse était simple. À cause de l’assaut des pirates, le vaisseau avait pris du retard sur le planning. Tritonium avait alors essayé de rattraper le temps perdu. N’ayant pas réussi à combler l’écart, il avait tenté le tout pour le tout avec un dernier bond. Prendre des pauses entre chaque saut spatial, comme le commandant l’avait décidé, l’avait encore plus perturbé. Il avait alors calculé un écart au programme et déduit que le trajet n’était pas optimal.
– Comment a-t-il fait pour prendre la main sur SISTER ? C’est impossible, dit Igor. – Quelqu’un a dû payer le prix fort pour obtenir les codes d’urgence qui permettent justement de supplanter l’intelligence artificielle, répondit Ackerman. – C’est logique pour qui souhaiterait expérimenter un prototype de navigateur logiciel en conditions réelles, ajouta le pilote. – Nous sommes perdus, oui ou non ? Je ne comprends plus, demanda Igor.
Pour Ackerman, la réponse s’avérait simple : il ne s’agissait pas de savoir où ils étaient mais quand ils étaient. Passer par le bulbe galactique les avait propulsés hors du temps. Ils ne savaient pas s’ils voguaient dans le passé ou dans le futur. La seule certitude qu’ils avaient était celle de se trouver désormais au milieu de rien, dans le vide spatial, quelque part dans l’Univers.
***
Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis la révélation. Étrangement, l’équipage avait bien pris la nouvelle. Ackerman était fier de ses équipiers. Il tenait à leur faire savoir. Le commandant chargea Igor de préparer une collation dînatoire. La troupe était au complet dans la grande salle de réception. SISTER s’était connecté sur un des terminaux télévisés pour participer à la fête.
– Mes chers compagnons. Je tenais à échanger avec vous autour de cet apéritif. Trinquons à notre croisière. Gardons en mémoire toutes les belles choses que nous avons vues jusqu’ici.
Tous levèrent leurs coupes. Ackerman expliqua la raison de ce rassemblement. Il voulait utiliser ce moment festif pour répondre aux questions et décider tous ensemble de leur futur. Il souhaitait également leur annoncer que les pilotes avaient repris le contrôle de la navigation. Igor leva le bras.
– Quelle est la prochaine étape ? – Je laisse SISTER l’expliquer.
L’intelligence artificielle avait conjecturé les variables entre le passé et le futur en simulant la position théorique du vaisseau à travers le temps. En astrophysique, il existait un principe selon lequel toutes les galaxies étaient en mouvement. D’abord, elles s’attiraient entre elles, ensuite, elles s’éloignaient les unes des autres. Dans ce cadre, SISTER avait essayé de trouver quand leur position absolue les sortirait du champ de la Voie lactée. Il n’existait que deux options. Dans le passé, la galaxie était trop petite pour englober leur place dans l’espace. Les calculs avaient permis de retrouver la fourchette de temps où c’était le cas. Dans le futur, elle serait trop éloignée pour couvrir leurs coordonnées absolues. L’intelligence artificielle avait également réussi à placer cette date sur un calendrier universel. Pour savoir s’ils étaient dans le passé, elle avait procédé à des analyses physiques de l’espace interstellaire dans lequel ils étaient plongés. À l’époque où leurs coordonnées absolues n’étaient pas incluses dans la Voie lactée, certains atomes n’existaient pas sous leur forme actuelle. Les retrouver ici signifiait simplement qu’ils étaient plus proches de leur ancien présent que d’une époque révolue. SISTER avait confirmé cette étude par une simulation de certains éléments connus avant leur départ. Elle voulait savoir ce qu’ils risquaient de devenir dans quelques milliards d’années.
– Nous ne sommes quand même pas si loin dans le futur, hoqueta Igor. – Non. La composition du milieu interstellaire est la même que le jour où nous sommes partis. – Je ne vous suis plus. Où et quand sommes-nous ? – Je ne le sais pas. Cette situation ne s’explique pas avec les seules dimensions usuelles. – Comment ça ? – Nous nous trouvons ailleurs, dans une dimension où la physique est la même que celle dont nous provenons mais où la Voie lactée n’est pas ici.
SISTER avait affiché la réalité dans toute sa nudité. Le yacht voguait dans un espace inconnu, à une époque indéterminée, dans une autre dimension. Igor se dit que pour son premier voyage spatial, il avait été gâté. Ackerman afficha un air rigolard, comme si ce n’était finalement pas si grave.
– Je vois que SISTER vous en a bouché un coin, Igor, dit le commandant. – C’est peu que de le dire. – C’est normal, nous avons tous eu la même réaction. Après mûre réflexion, je me dis que je ne rate rien à changer d’Univers. J’espère que le nouveau abrite encore des tavernes remplies de bonne bière et tolère tous les sans domicile fixe.
L’assistance acquiesça en faisant tinter les coupes. Igor se demanda s’ils étaient conscients de l’énormité de la situation.
– Qu’allons-nous faire, commandant ? Bondir au hasard dans l’espoir de trouver une galaxie ? – Nous pouvons rester ici les bras croisés. Cela ne changera rien à la situation. Alors, autant prendre notre destin en mains et essayer de retrouver un chemin vers une civilisation, même si elle est peuplée de nains triangulaires, de mondes asexués, de machines bavardes et de plein de trucs bizarres. – Et qu’allons-nous faire de nos passagers ? Ils ne sont pas immortels. La stase finira par avoir raison d’eux, objecta Caroline Damberg. – L’espace n’attend pas. C’est pour ça qu’il existe un début et une fin.
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