Ourk-O huma soigneusement l’air ambiant. La forêt sentait l’humidité, avec des relents de brûlé, une odeur inhabituelle en ces lieux. Il perçut également la présence de deux hommes, probablement ceux pistés depuis déjà des lunes. Cependant, une autre créature, inconnue de ses sens, semblait présente et bien cachée. Il pensa alors à la légende de l’ombre qui marche, racontée dans tous les clans. Selon les dires des Anciens, il s’agissait d’un terrible monstre se déplaçant dans les zones boisées et devenant invisible dès l’apparition des hommes. Elle se nourrissait de petits animaux et de fougères géantes, évitait de s’approcher des villages sauf quand elle était trop affamée. Ourk-O ne connaissait pourtant personne qui l’avait réellement vue. Pour cette raison et des milliers d’autres, il préféra se concentrer sur ses deux cibles initiales. À cette seule pensée, il se remémora son retour au village, un jour avant les autres chasseurs partis en campagne avec lui. Il revit le spectacle des huttes ravagées, des corps éventrés, des plaques de sang partout sur les toiles. Sa femme et son fils n’avaient pas survécu au massacre. Même les Anciens n’avaient pas été épargnés, comme si les meurtriers voulaient signifier au clan qu’ils ne craignaient pas sa colère. Il n’avait alors pas attendu ses compagnons de chasse, jugeant l’affaire urgente. Il avait laissé un signe, un code convenu entre eux, indiquant qu’il repartait à la chasse. Les autres comprendraient.
Le soleil cédait progressivement sa place à la lune et son cortège d’étoiles. L’odeur du feu et du gibier en train de rôtir commençait à tarauder les naseaux d’Ourk-O, tapi dans sa cachette. Il tendit l’oreille, constatant alors les grognements d’un seul homme. Le chasseur pensa que son autre proie était probablement partie chercher des champignons ou des herbes plus loin dans la forêt, laissant son complice arranger leur campement de fortune. Il décida de passer à l’action. D’abord, il se baissa puis se mit à ramper afin de se rapprocher sans trahir sa présence. Le vent soufflait dans le bon sens, de manière à le rendre indétectable par un nez expérimenté. Le sol était meuble, avec peu de branches sur le sol. Les arbres étaient bordés de bosquets touffus, des conditions idéales pour une chasse à l’affût. Ourk-O s’arrêta et observa la scène. L’autre homme, petit et trapu, arrangeait sa litière, jetait du bois dans le feu et surveillait la cuisson de son repas. Il ne semblait pas serein, jetant des regards apeurés vers le soleil couchant dans la direction opposée. Il jouait nerveusement avec son coutelas, vérifiait sans cesse son arc et ses flèches, comme si un danger imminent le menaçait, quelque part dans la forêt profonde. Ourk-O pensa de nouveau à l’ombre qui marche, une abomination censée vivre dans les bois. Cette pensée lui inspira une stratégie d’attaque : affoler sa proie et lui pointer la mauvaise direction. Il prit sa fronde, choisit un caillou sur le sol et non une de ses munitions, trop faciles à reconnaître, puis le plaça dans la poche de peau. Ensuite, il visa le sommet d’un arbre situé loin devant lui. Le projectile brisa une branche supérieure, provoquant la chute de plusieurs branchettes et surtout l’envolée de quelques oiseaux. L’homme se crispa, tétanisé par la peur, restant figé un instant avant de se jeter sur ses armes. Ourk-O en profita pour lui envoyer une balle dans la tête, une de ses pierres les plus pointues généralement dédiées aux bêtes de grande taille. Son adversaire tomba sur les genoux, lui donnant assez de temps pour courir vers lui, lui arracher son coutelas et son arc et enfin lui trancher la gorge d’un coup sec. Le chasseur laissa le corps s’affaler par terre, vérifia sa mort puis le prit par les pieds pour le traîner vers le feu. Il le plaça enfin dans sa litière, comme s’il dormait, puis déposa ses armes contre un arbre.
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Le professeur Royer brancha le rétroprojecteur, ajusta la tablette avant d’appuyer sur l’interrupteur. Les étudiants arrivaient par grappes dans l’amphithéâtre où se tenait le cours de paléontologie. L’enseignant continua ses réglages, brancha le dispositif de projection à son ordinateur portable et choisit parmi les fichiers stockés sur son disque dur.
– Je peux commencer ? – Oui, professeur, répondirent d’une seule voix la dizaine de jeunes femmes et hommes présents dans la salle. – Parfait. Voici le résumé du cours d’aujourd’hui.
Il s’agissait de l’étude précise d’une scène du Néolithique, vue à travers des ossements et fossiles laissés dans une forêt américaine. Pour ça, le paléontologue français avait compilé des photographies prises par un de ses éminents collègues de l’Université de Boston, le professeur Robert Wilkinson.
– Et son auteur original lui a même attribué un titre : L’Ombre qui marche.
Derrière ce vocable digne d’un film des années soixante, choisi par Robert Wilkinson, un enseignant peu académique, se concentraient des années de recherches consacrées aux pratiques de chasse de nos lointains ancêtres. L’ombre qui marche représentait un mystère encore non élucidé, celui d’une espèce méconnue, discrète en son temps, probablement cachée des hommes du Néolithique. Quelques fresques rupestres témoignaient de son existence, de la peur et du respect qu’elle inspirait aux peuplades de l’époque. Seul un squelette complet avait été trouvé, dans une cavité forestière, à côté de ceux de deux hommes, comme si une bataille meurtrière s’était déroulée en ces lieux, quelques milliers d’années avant notre ère. Le but du cours consistait à enseigner aux étudiants comment élaborer des scénarios à partir de peu d’indices. Le professeur Royer avait déjà amené ses troupes sur le terrain, pour les familiariser avec les techniques de recueil, les relevés topographiques et l’art de ne rien négliger.
– Le premier squelette correspond à une espèce non humaine. – L’ombre qui marche ? demanda un étudiant. – Oui, exactement. – Pourquoi ce nom, professeur ? – Robert Wilkinson a semble-t-il voulu traduire une réalité scientifique dans un vocabulaire romantique, monsieur Berthier. – Cette espèce ne se montrait jamais aux humains ? – Tout à fait, mademoiselle Elster. Il semblerait que l’ombre qui marche avait peur des hommes, qu’elle voyait avant tout comme de féroces prédateurs. En cela, elle était sage et prudente. – Pourtant, elle a disparu, répliqua Berthier. – Toutes les espèces sont vouées à disparaître. Nous aussi, comme l’ombre qui marche.
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Ourk-O n’attendit pas longtemps : un autre homme apparut dans la pénombre. Ses gestes mesurés, son allure prudente et sa main posée sur les armes trahissaient une peur permanente. Il s’approcha de son compagnon défunt, huma soigneusement l’air alentour puis se retourna. Le chasseur en profita pour lui décocher une balle pointue, le faisant s’écrouler à terre. Ourk-O se releva, rangea sa fronde puis se dirigea vers sa seconde victime.
Les branches commencèrent alors à bruisser, les oiseaux arrêtèrent de chanter et le feu vacilla. Ourk-O ne sentit pas la masse lui tomber sur le corps. Son dernier souvenir se résuma à une odeur d’herbes mouillées, une vive douleur à l’échine et un grognement. Quand il se réveilla, il constata qu’il était dans une caverne ou une grotte, avec comme compagnons son ennemi et une immense créature poilue. Ses armes se trouvaient à terre, loin de lui, avec celles de son ennemi, bien rangées dans une auge circulaire. Il essaya d’abord de bouger. Ses pieds et ses mains étaient entravés par une sorte de liane. L’autre homme semblait inconscient, attaché lui aussi. La chose paraissait quant à elle occupée à préparer son repas. Ourk-O pensa qu’il avait malheureusement croisé le chemin de la légendaire ombre qui marche, dont il allait servir de plat principal, avant même d’avoir pu complètement venger son clan. À cette dernière pensée, il grogna de mécontentement.
La créature se retourna. Ourk-O la regarda droit dans les yeux. À sa grande surprise, elle affichait une sorte de douceur, malgré son aspect effrayant, son corps gigantesque et ses énormes bras. L’ombre qui marche ouvrit sa grande gueule, montrant des dents acérées, et émit une sorte de souffle, semblable au bruit du vent dans les arbres. Le chasseur répondit par un grognement interrogatif. Il voulait savoir ce qu’il faisait là, pourquoi il était encore en vie et ce qui l’attendait. Elle hocha la tête lentement, paraissant fatiguée, vieille, usée par des années passées à se cacher des hommes. Ourk-O éprouva alors de la compassion à son égard. Il grogna doucement, calmement, en hochant la tête.
L’ombre qui marche reprit ses occupations. Elle mélangea des fougères à des champignons, pressa des fruits forestiers, broya des morceaux d’écorce et constitua une sorte de brouet, à même le sol. Ensuite, elle en prit une dose dans son immense poigne puis la porta à sa gueule. Ourk-O entendit une sorte de mélodie sifflée, proche du langage des oiseaux. Visiblement, elle aimait le résultat de sa cuisine et le faisait savoir alentour. Elle se tourna, s’approcha de son prisonnier et lui tendit lentement sa main. Il grogna doucement puis commença à lécher le repas. L’ombre qui marche se remit à souffler.
Étrangement, Ourk-O se sentit en sécurité. Il accepta une deuxième portion. La créature lui servit délicatement sa ration, ne cessant pas de le regarder avec un air doux, presque celui d’une mère devant son enfant. Il se décontracta, grogna de plaisir puis rota de satisfaction, une tradition ancestrale dans son clan quand on était invité par un autre village. Elle le fixa avec stupeur, plissa son museau, avant de se mettre à hoqueter. Des larmes lui montèrent aux yeux, son corps commença à trembler et ses mains s’ouvrirent, la paume dirigée vers lui. Ourk-O pensa que la créature pleurait. Il la fixa à son tour, grogna les noms de sa femme et de son fils, puis laissa la tristesse l’envahir et déclencher des torrents de larmes sur ses joues et sa bouche.
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Une fois le préambule scientifique terminé, le professeur Royer rentra dans le vif du sujet. Il afficha une photographie des trois squelettes et attendit une réaction de ses étudiants.
– Les positions des squelettes sont étranges, remarqua Madeleine Elster. – Que vous inspirent-elles ? – Deux scènes différentes, deux réalités distinctes. – Continuez ! – L’ombre qui marche semble tenir un des hommes dans ses bras, comme si elle tentait de le protéger. – Le protéger de quoi ? De l’autre homme ? – Non, l’autre homme est dans une position presque antinaturelle. – Et ? – On dirait qu’il était entravé quand la mort l’a frappé. – Mais encore ? – Son squelette est trop éloigné de la première scène. Il n’y a aucun rapport de causalité entre les deux. Le drame concerne les deux corps enlacés. – Vous avez beaucoup d’imagination, mademoiselle Elster. Bientôt, vous allez nous raconter une histoire d’amour entre un homme du Néolithique et une créature monstrueuse. – Et pourquoi pas ? – Développez ! – C’est du même acabit que le titre donné à la scène par Robert Wilkinson. – Certes. J’attends quand même votre explication. – La créature protège l’être humain d’un danger imminent de nature climatique ou géologique. – Pourtant, ils n’ont aucun rapport l’un avec l’autre. – C’est là que vous faites erreur, professeur. – Affranchissez donc mon ignorance, mademoiselle Elster. – Elle est presque humaine, telle l’ombre d’Homo sapiens, sa cousine éloignée ou plutôt voisine cachée.
Les yeux bleus de Madeleine Elster brillaient désormais de mille feux. Le professeur Royer comprit pourquoi il appréciait cette étudiante. Elle plaçait de l’humanité là où les autres ne voyaient que de la science, des bouts d’os éparpillés par les soubresauts de la planète, égarés dans les tourments de l’Histoire. Elle osait affirmer ses idées, ses intuitions, son regard différent, devant les pontes de l’enseignement supérieur et les premiers de la classe, au risque de paraître ridicule. L’enseignant sentit monter une envie irrépressible de la prendre dans ses bras, comme l’avait fait l’ombre qui marche avec l’homme du Néolithique dans cette scène magnifique décrite avec tant de brio par la jeune femme.
Berthier le réaliste brisa la magie du moment. Il posa la question présente dans toutes les têtes de l’amphithéâtre.
– Si la créature n’avait pas peur de l’autre homme, qu’est-ce qui l’a effrayée ? – La proximité de la mort, monsieur Berthier. Tout simplement.
Il rappela à l’assistance un fait scientifique avéré : tous les mammifères supérieurs ressentent l’arrivée inéluctable de la mort. L’ombre qui marche, les analyses poussées l’avait prouvé, était issue d’une espèce d’hominidés très avancés, aux capacités cérébrales importantes, voire au-dessus de celles de l’Homo sapiens.
– Pourtant, cette créature n’a pas survécu, insista Berthier. – Qu’en concluez-vous ? – À quoi ça sert d’être plus intelligent que les autres, d’avoir un plus gros cerveau, si c’est pour disparaître au final ? – À vous de me le dire, monsieur Berthier.
Madeleine Elster se leva alors et répondit à la question de son camarade de cours. Selon elle, cela ne servait à rien. L’ombre qui marche était supérieure à l’Homo sapiens, en termes d’intelligence émotionnelle. Pour cette raison, elle se cachait des hommes du Néolithique, trop dangereux pour elle. Sa nature la condamnait à disparaître, dans un monde où le Beau ne durait jamais longtemps parce que l’Utile s’avérait le plus fort.
– Elle est pourtant morte en tentant de sauver un homme dont elle se cachait depuis des générations, remarqua Berthier. – Tu as raison. Je l’envie pour ça, avoua Madeleine Elster. L’ombre qui marche était probablement la première créature romantique.
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