Monsieur Li ne sourcilla pas quand Bob lui expliqua son idée de vacances rêvées. Il semblait avoir l'habitude des exigences excentriques de clients en quête d’absolu hédoniste. Le voyagiste lui répondit juste qu’il pouvait l’envoyer sur une île psychédélique, peuplée de gens pacifiques et d'artistes en rupture de ban, loin du matérialisme occidental. Bob répondit à la vitesse de la lumière.
– J'en veux pour trois jours. À fond la caisse. Du lourd. – Vous l'aurez. Vous êtes en bonne santé et encore assez jeune pour supporter le voyage. – Banco !
Madame Fu, son associée, dirigea Bob vers la pièce du fond, à l'endroit dédié aux voyageurs de l'extrême. Il revêtit la combinaison adéquate, s'allongea sur la couchette et absorba le liquide orange prévu pour le détendre avant le grand bond.
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Bob se réveilla progressivement, dans une atmosphère de calme, avec un peu de vent et une odeur de fleurs coupées. Une jeune femme noire à la coupe afro le prit par la main et l'invita à se lever.
– Je m'appelle Angel. – Moi, c'est Bob. – Viens avec moi, Bob. Nous allons déjeuner. – Où sommes-nous ? – Dans le jardin mythique.
Angel posa délicatement sa bouche sur sa joue. Ce geste apaisa le jeune homme.
Sans savoir comment, Bob se retrouva au milieu de gens parés de tuniques multicolores, assis à même le sol pour certains, attablés pour d'autres. Ils étaient entourés d'arbres fruitiers, dans une sorte de champ infini sans bâtiment ni mur. Angel choisit une table ronde occupée par un couple en train de déguster des plats inconnus.
– Bob, je te présente Liv et Sven. Ils sont en vacances, comme toi.
Les deux vacanciers venaient de Malmö, en Suède. Ils étaient arrivés la veille, pour un séjour de deux semaines. Angel s'arrangea pour couper court à chacune des questions de Bob quand elles avaient trait au passé de chacun. C'était la règle pendant cette période. Personne n'y dérogeait. Liv et Sven l'avaient bien intégré, aussi le nouveau venu s'inclina devant la majorité. Tandis qu'Angel lui expliquait chacun des mets proposés, il ne pouvait s'empêcher de fixer Liv. Sven s'en aperçut. Il décida de le taquiner un peu.
– Je crois que Bob craque pour Liv, lança-t-il à la cantonade.
Angel et Liv commencèrent à rire. Bob se sentit ridicule, rougissant comme un adolescent. Angel décida de l’informer d’une autre règle. Dans le jardin mythique, l’amour était libre. S’il désirait flirter avec Liv, il le pouvait aisément, sans briser aucun tabou. Liv le confirma par un sourire lumineux. Bob n’avait jamais rencontré de sa vie une aussi belle femme. Elle représentait tous les symboles de la perfection nordique dans ses désirs les plus fous. Sven était également superbe. Bob pensa que monsieur Li l'avait gâté dans le choix de la destination. Liv lui prit la main. Elle la passa sur sa joue, puis lui caressa délicatement les cheveux. Une fois qu’elle jugea Bob suffisamment décontracté et qu’il sut ce qu’elle attendait de lui, elle lui proposa d’entamer le déjeuner et de discuter de la soirée qui s’annonçait.
– Quel genre de musique aimes-tu, Bob ? demanda Angel.
Cette question le détourna des pensées érotiques engendrées par la promesse d'une nuit torride avec Liv. Elle le força à recentrer ses neurones sur la partie réfléchie de son cortex cérébral. Il réfléchit longuement avant de répondre. Sa préférence allait vers les mélodies aériennes, comme celles des groupes californiens des années soixante, ceux écoutés jadis sur le campus de Berkeley.
– Tu vas être servi, dit Sven. Ce soir, ici même, a lieu un concert de ce genre. – En plein air ?
Sa remarque déclencha une salve de rires. Angel vit à sa tête qu'il était nécessaire de l'affranchir du comique de la situation. Elle lui expliqua que dans le jardin mythique il n’y avait aucune barrière, bordure ou même enceinte. Tous vivaient à l’extérieur. La pluie n’existait pas. L’ensemble vivait en paix et en harmonie.
– Tu me décris le Paradis, répliqua Bob. – Mieux, rétorqua Liv. – C’est prometteur. – Mangeons, buvons, dansons, chantons et faisons l'amour. – Tu sauras pourquoi nous n'avons rien à envier au monde des anges, conclut Sven.
Bob n’eut aucun mal à respecter le programme ainsi énoncé par le jeune Suédois. La nourriture était exquise, les breuvages coloraient sa vision et l'ambiance générale incitait à la bonne humeur. Sans qu’il s’en aperçoive, ils étaient rejoints par d'autres vacanciers et discutaient joyeusement de concepts abstraits mais passionnants. Il nota à cette occasion que la beauté plastique semblait être la norme en ces lieux. La population déclinait la perfection de Liv et Sven, en noir, jaune, brun, roux, blond, petit ou grand. À aucun moment, Bob ne se demanda si son propre physique soutenait la comparaison avec celui de ses interlocuteurs. Il s'en foutait royalement, parce que ce n'était finalement pas le sujet.
La journée se déroula sur le même mode festif. Certains dansaient sur une mélodie imaginaire, bercés par le vent et charmés par les parfums fleuris, tandis que d'autres ingurgitaient des fruits exotiques. Pour sa part, Bob débattait en toute liberté des notions de temps et d'espace avec de parfaits inconnus, sans se soucier de son image ou d'un quelconque marqueur social. Liv discutait de la conscience collective avec un groupe assis sur l'herbe. Quant à Sven et Angel, ils avaient disparu dans le flot des arrivants. Le jeune homme ne se préoccupait toutefois pas de leur absence. Le concert clôtura le premier jour de ces vacances idylliques. Ils avaient mangé, bu, dansé, chanté. Il ne restait plus qu'à faire l'amour.
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Bob ouvrit un œil. Madame Fu lui apparut dans un clair-obscur. Elle lui sembla subitement bien désirable dans sa combinaison en plastique, et ce malgré ses grosses lunettes et son stéthoscope.
– Buvez le liquide blanc placé sur votre droite, ordonna-t-elle. – Pourquoi ? – Pour vous aider à revenir à la réalité et à résorber les derniers effets hallucinogènes de votre traitement lysergique.
Le jeune homme comprit alors que ses trois jours étaient consommés. Les vacances avaient pris fin. Il ingurgita la boisson plâtrée, d'un coup sec, en regrettant déjà Liv, Angel et Sven. Il décida de souscrire la prochaine fois au forfait de quatre semaines.
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