Jamais je n’oublierai cet été. Pourtant, dix ans se sont écoulés depuis, des dizaines de mois, des centaines de jours, des milliers d’heures pendant lesquelles mon cerveau a tenté d’enfouir les visages de Jean-Charles et Baptiste, d’enterrer le souvenir tragique de notre adolescence. Malheureusement, mes rêves me les rappellent et surtout font remonter à la surface Madeleine avec son éternelle jeunesse et sa beauté sépulcrale. Rencontrer par hasard Jean-Charles sur le boulevard Saint-Germain a sonné le rappel de ma mémoire occultée.
– Thomas ? – Jean-Charles ? Tu es en visite à Paris ? – Non, j’habite ici, dans ce quartier. – Depuis quand ? – Trois ans déjà.
Jean-Charles n’a pas changé, du moins en apparence. Pourtant, derrière ses yeux gris, je décèle une ombre, peut-être de la tristesse. Je ne peux pas le blâmer. Il s’en veut lui aussi. Pas pour les mêmes raisons que moi, je suppose. Ce qui m’étonne, c’est qu’il soit content de me revoir après toutes ces années. À sa place, j’en voudrais à mon compagnon d’infortune de me remémorer par sa seule existence ma propre inhumanité, d’être finalement devenu un mort qui marche. Nous avons discuté de tout et de rien, suffisamment pour ne pas aborder le sujet brutalement. Jean-Charles est marié désormais ; il travaille dans une étude notariale et compte bien devenir associé d’ici quelques années. Durant ses études à Angers, il a rencontré l’âme sœur, la femme sage et souveraine dont il rêvait depuis son adolescence. Elle a depuis pris les choses en main, a construit leur couple et l’a fait migrer dans la capitale où les opportunités de carrière sont plus importantes qu’en province. Le tableau qu’il m’en dresse ne me surprend pas ; Jean-Charles a remplacé sa mère par sa femme, une figure de douce autorité par une walkyrie en tailleur Chanel. Je ne peux pas le blâmer pour ça ; je l’envie presque. C’est tellement facile de se laisser conduire.
– Et toi, Thomas, des projets familiaux ? – Le célibat. – Tu plaisantes ? – Disons que j’attends d’avoir terminé mes études de médecine. Ensuite, on verra. – Tu penses encore à Madeleine ?
Cette dernière question m’a désarçonné, je l’avoue. Elle m’étonne de la part de Jean-Charles. Il a toujours craint Madeleine ou plutôt il s’en est méfié dès le premier jour. Pas pour les mêmes raisons que Baptiste qui ne l’a jamais sentie non plus et ne l’a tolérée que par amitié pour moi. Bien entendu, je pense à elle. Tous les jours, elle occupe mes pensées, que je le veuille ou non, que je sois éveillé, conscient ou dans les limbes du sommeil. Les autres femmes n’arrivent pas à sa cheville ; elles paraissent fades, immatures et artificielles. Je ne me souviens pas d’une seule relation où j’ai pu espérer un instant oublier mon grand amour d’adolescence, passer à autre chose, devenir un homme. Je suis bloqué quelque part entre mes seize ans et ma vie d’adulte, dans un no man’s land dont je ne vois ni l’horizon ni la sortie. Et aujourd’hui, plus que jamais, je me souviens de cet été.
***
Nous étions en train de flâner dans le centre-ville de Miramont. Comme d’habitude, il n’y avait rien de fabuleux à se mettre sous la dent, seulement des magasins aux couleurs passées, les restes d’une époque d’opulence où les usines de fabrication de chaussures employaient un quart de la population du département, où cette bourgade gasconne rimait avec fêtes champêtres, joie de vivre et fenêtres en fleurs. Mes grands-parents habitaient là depuis la fin de la guerre ; ma grand-mère était née pas très loin, à côté de Périgueux où elle avait élevé ses petits frères et sœurs tandis que ses parents s’épuisaient dans les champs. Elle avait alors rencontré mon grand-père, un jeune et turbulent étudiant en médecine bordelais, au temps du Front populaire, et ils étaient rapidement tombés amoureux l’un de l’autre. De cette union était nées, en plein conflit mondial, ma mère et ma tante. Ils me racontaient souvent cette période sombre, en particulier quand les Allemands avaient occupé la zone libre, instaurant la peur et la suspicion dans tous les foyers. Ma grand-mère tremblait encore lorsque mon grand-père racontait les réunions de résistants, la manière dont de jeunes patriotes inconscients de la barbarie nazie bravaient le couvre-feu et les patrouilles de l’armée d’occupation. Elle pleurait doucement au souvenir de son beau-frère mort pendant la drôle de guerre où la France éternelle était censée résister aux assauts de l’ennemi et remporter une victoire étincelante comme vingt ans auparavant. Ces histoires me fascinaient et j’en demandais encore et encore. Mes deux amis Jean-Charles et Baptiste ne partageaient pas cette inclinaison. Les grands-parents de Jean-Charles avaient migré de l’ouest angevin pour profiter du soleil de Guyenne, pendant les Trente Glorieuses au temps où la République manquait d’enseignants et incitait les couples d’instituteurs à postuler dans les territoires ruraux. Quant à Baptiste, il représentait le local de l’étape, le petit gascon dont toute la famille s’étendait de Marmande à Agen et n’avait pratiquement connu que le Lot-et-Garonne. Au fait des derniers potins, il amena le sujet de l’été.
– Vous connaissez le manoir Monségur ? – Je crois. C’est sur la route de Duras ? – Oui. – Il est abandonné depuis des années. – Plus maintenant. – Ah bon ? – Une famille s’est installée cet hiver.
Les Monségur constituaient à eux seuls une légende urbaine, ou plutôt rurale dans le cas de Miramont. Personne ne savait d’où ils venaient mais tout le monde avait entendu parler d’eux et semblait en avoir peur, même après leur départ dans les années soixante-dix. Curieusement, leur demeure, un manoir aux aspects gothiques, encerclé par des murs de pierre et enchâssé dans un vaste parc aux arbres sombres, n’était pas tombé en ruines. Pourtant, aucune société locale n’avait assuré sa maintenance, ce qui exacerbait encore plus les spéculations. Ma grand-mère évitait le sujet quand je lui posais la question. Mon grand-père haussait des épaules et déclarait qu’il n’avait jamais vu un Monségur dans son cabinet. Peu de gens avaient rencontré des membres de cette famille, comme s’ils étaient demeurés invisibles durant toutes ces années. Baptiste prétendait qu’ils étaient des vampires venus s’installer dans la région pour échapper aux persécutions de l’armée roumaine. Jean-Charles n’avait pas d’avis. Moi non plus.
– Il est où, le scoop ? – Ils ont une fille de notre âge. – D’où tu le sais ? – Je l’ai vue au marché.
J’imaginais bien Baptiste regarder en douce une étrangère, encore plus une adolescente. À seize ans, ses hormones commençaient à le travailler sérieusement et la moindre nouveauté en jupons le mettait dans tous ses états. Jean-Charles ne s’intéressait pas aux filles, du moins pas quand il passait ses vacances chez ses grands-parents. Pour ma part, mes sens fleurissaient et je me découvrais romantique, émotif, loin du garçon plein de confiance dont j’affichais la façade devant mes amis. Seulement, les paysannes du cru ne me faisaient pas rêver, loin de là. Et les touristes, en majorité des Anglaises ou des Néerlandaises à la peau brûlée et aux cheveux blonds filasse, ne me donnaient pas envie de leur conter fleurette. Je préférais de loin mes échappées à vélo avec mes deux copains.
– Elle ressemble à quoi ? – De la pure beauté. Brune aux yeux noirs et blanche comme un cachet d’aspirine. Une vraie princesse gothique. – Comment sais-tu qu’elle vient du manoir Monségur ? – C’est la mère Caussade qui me l’a dit. – La commère du village. Tu parles d’une source fiable ! – N’empêche, elle sait tirer les vers du nez des gens sans qu’ils s’en aperçoivent. – C’est une mythomane. – La fille s’appelle Madeleine. Et c’est une Monségur.
Le mystère avait un prénom et surtout un nom. Baptiste continua à gloser sur les Monségur, l’inconnue du marché et les invariables ragots qui commençaient à se répandre. Jean-Charles ne semblait pas s’intéresser outre mesure au nouveau sujet du jour. En revanche, ma curiosité commençait à creuser son terrier dans mon cerveau imaginatif. Je devais en savoir plus.
– Et si on constatait sur place ? – Comment ça, sur place ? – Chez les Monségur ! – Tu veux dire aller là-bas ? – Oui. – Tu t’imagines qu’on peut se pointer chez eux la bouche en cœur, sonner à leur porte et juste demander à voir Madeleine ? – Chaque chose en son temps. On va commencer par un peu de repérage.
Le débat était clos. Curieux comme un chat, Baptiste était partant. Jean-Charles n’avait rien d’autre à faire et il préférait rester avec nous, s’embarquer dans notre délire du moment plutôt que de rentrer chez ses grands-parents et regarder des jeux télévisés avec sa petite sœur. Notre équipée pouvait commencer. Le manoir se trouvait à quelques kilomètres du centre-ville. À vélo, c’était l’affaire d’une quinzaine de minutes. Tandis que nous roulions, Baptiste ébauchait des stratégies de camouflage, imaginait des situations rocambolesques dont nous étions les héros. Je souriais en écoutant ses paroles. Jean-Charles suivait en silence, plongé dans des pensées secrètes dont il ne parlait jamais. J’avais hâte de découvrir cette Madeleine pleine de promesses, l’intruse dans une contrée bardée de champs de tournesols, le fruit défendu dans une campagne ennuyeuse.
***
La demeure ressemblait bien au manoir fantasmé par les colporteurs de ragots. Haute de trois étages, assortie de deux petites tourelles, elle s’affichait sombre dans un décor lumineux. Le parc ne dérogeait pas à l’impression d’ensemble. Composé d’arbres massifs et tortueux, il obturait la lumière et conférait à l’endroit un aspect mystérieux, gothique, presque magique mais un peu effrayant. La grande grille métallique permettait au passant de contempler le domaine mais lui indiquait qu’il n’était pas le bienvenu. Les hauts murs d’enceinte complétaient le tableau. Implanter un poste d’observation ne paraissait pas aisé. Je devais prendre la situation en main pour éviter de décourager mes amis.
– Si on reste devant le portail trop longtemps, on va se faire griller. – Personne ne passe sur cette route. – Tu ne sais pas s’il y a une autre entrée, Baptiste ? – Je n’en sais foutre rien. – Faisons le tour. Si on ne trouve pas de solution, on avisera. Ce n’est qu’un repérage. – D’accord.
Jean-Charles semblait soulagé. Le courage ne faisait pas partie de ses qualités premières. De nous trois, c’était le moins aventureux, le plus raisonnable. Quand nous étions plus petits, nous passions notre temps à explorer les vergers, les granges, les anciennes fermettes abandonnées. À chaque fois, il objectait, reculait des quatre fers et ne rendait pas les armes facilement. Il n’aimait pas notre vie d’explorateurs, même si après coup il savourait les fruits dégustés sur des arbres interdits, les moments de découverte dont il gravait chaque seconde dans sa mémoire afin d’en repasser le film lors de ses longues soirées angevines. Baptiste transpirait d’excitation. Il se voyait déjà perceur de mystère, celui des Monségur et de leur territoire inconnu. Je pouvais compter sur lui pour tenter l’impossible. Il n’était pas uniquement courageux mais franchement inconscient. Moi aussi.
L’étude des environs menait à une seule option : observer la demeure de l’extérieur, à partir d’une cachette à proximité. Sans voisinage immédiat, nous ne risquions pas d’être dérangés par des importuns. Il suffisait de trouver un endroit isolé, de s’équiper d’une bonne paire de jumelles et de se poster plusieurs heures en attendant les allées et venues des habitants du manoir Monségur. Baptiste trouva le lieu idéal, difficilement visible de la demeure, assez confortable pour héberger trois adolescents et pas trop loin de la grille. Il s’agissait des restes d’une cabane de métayer, un assemblage branlant de pierres et de poutres dissimulé derrière une haie sauvage et d’épaisses ronces. Nous pouvions désormais planifier nos heures de repérage.
L’ambiance était devenue apaisée ; Jean-Charles arborait un visage souriant, débarrassé de ses craintes et pris dans la ferveur du moment. Visiblement, il trouvait amusant de jouer à l’explorateur sans prendre trop de risques, d’observer à distance la mystérieuse Madeleine et de participer à une aventure mémorable. Baptiste savait déjà où trouver la paire de jumelles. Je proposais d’apporter de quoi boire et manger pour occuper nos longues heures de guet. Nous étions de nouveau une équipe soudée, un commando de choc prêt pour l’expédition de sa vie.
En fin d’après-midi, je retrouvai ma famille dans la maison de mes grands-parents. Ils étaient attablés en train de siroter sur le patio une boisson fraîche préparée par ma mère. Il était temps de se renseigner sur les Monségur.
– Dis, mamie, il paraît que le manoir Monségur est de nouveau habité. – Qui t’a dit ça, Thomas ? – Baptiste. Il le tient de madame Caussade. – Et pourquoi ça t’intéresse ? – Juste comme ça. – Tu ne vas pas aller traîner là-bas, dis-moi ? – Non. Je pose seulement la question.
Ma grand-mère me scruta avec méfiance. Elle connaissait bien son petit-fils et sa propension à creuser des sujets sans intérêt pour elle mais forcément extraordinaires pour lui. Elle regarda mon grand-père puis ma mère, vida son verre et décida d’éclairer ma lanterne.
– Cet endroit est maudit, mon petit. – Pourquoi dis-tu ça ? – Il faisait déjà peur à tout le monde avant la guerre. Quand les boches ont débarqué à Miramont, nous avons su que les Monségur n’étaient pas nets. – Ils ont collaboré avec l’ennemi ?
Ma grand-mère interrogea mon grand-père du regard puis le laissa prendre la parole. Ce dernier lui prit délicatement la main en guise d’assentiment.
– Non. On ne peut quand même pas dire ça. – Ils ont été du côté des résistants ? – Non plus. – Alors, quoi ? – Le père Monségur n’a jamais voulu prendre parti. Il nous a ignorés. Il a également refusé de prêter main forte aux miliciens, aux boches, à quiconque lui demandait de l’aide. – Qu’ont fait les Allemands ? Ils auraient pu l’obliger, non ? – Ils avaient peur de lui. Plus exactement, ils avaient peur de son domaine et de tout ce qui touchait au nom de Monségur. – Comment ça ? – Par exemple, aucune patrouille ne passait à proximité de son manoir. Nous avons appris qu’une directive de Berlin leur interdisait toute intrusion chez les Monségur. – Ils étaient protégés par les nazis ? – Non. Les nazis avaient peur d’eux. Profondément. De manière presque irrationnelle. – C’est dingue ! – Tu l’as dit. On raconte même que la division SS d’Agen les suspectait de sorcellerie mais avait reçu un ordre émanant d’Himmler lui-même de ne pas s’immiscer dans leurs activités. – Les nazis croyaient aux sorcières ? – Himmler, oui.
J’en savais dorénavant assez pour ne pas éveiller les soupçons avec d’autres questions. Je devais conserver ma posture d’adolescent imaginatif en quête d’histoires hors normes afin de rassurer les adultes. Cette tactique m’avait toujours permis de garder les coudées franches pour faire les quatre cents coups avec Baptiste et Jean-Charles. Je souris à mes grands-parents, les remerciai de m’avoir révélé un tel secret puis changeai de sujet. Ma mère en profita pour déclarer l’heure de la soupe et tout le monde se dirigea vers la cuisine.
***
Ma nuit connut des passages agités, avec des rêves sombres où les uniformes noirs de la SS se fondaient dans le parc des Monségur sous les bruissements macabres d’arbres aux branches menaçantes. Une princesse gothique contemplait le spectacle sans sourciller, comme si elle était déjà loin, dans un autre monde. Un patriarche aux cheveux blancs et à l’air peu commode marmonnait des ordres incompréhensibles à des ombres immenses. Le ciel se chargeait progressivement de nuages d’abord vert-de-gris puis rouge sang avant de déclencher une pluie de petites croix gammées. La Lune s’éloignait dans la perspective. L’horizon prenait feu et l’armée allemande s’enfuyait sur des routes infinies.
Au matin, après le petit déjeuner, je collectai les boissons et les gâteaux promis, les cachai dans ma chambre et vaquai à mes occupations. Mon quotidien matinal constituait à aider mon grand-père dans ses activités de bricolage, de jardinage et tous les travaux manuels supposés maintenir une maison. Je n’aimais pas vraiment ça mais pendant ce temps je pouvais laisser voguer mes pensées, mon imagination, me détacher de la réalité. Et puis, je préférais ces occupations à la pratique du rugby, de la pêche ou de la pétanque. En cela, je m’accordais parfaitement avec Jean-Charles et Baptiste, pas vraiment passionnés par les loisirs courants des garçons de leur âge.
Une fois le repas de midi terminé, j’aidai ma grand-mère à débarrasser puis pris mon vélo et mon sac à dos pour rejoindre mes amis, avec pour consigne d’être rentré pour sept heures. J’appréciais la confiance de mes parents et de mes grands-parents. Le rendez-vous avec Jean-Charles et Baptiste était prévu sur la route d’Allemans, au point de ralliement de la fontaine du Dropt, un lieu peu fréquenté par les touristes. Arrivé sur place, je constatai que j’étais le dernier. Chacun avait un sac à dos bien rempli.
– Salut les aventuriers ! Vous avez amené des provisions ? – On ne sait jamais. J’ai rempli plusieurs gourdes d’eau. – Et toi, Baptiste ? – Idem. Et comme promis, j’ai emprunté les jumelles de mon oncle. Il s’en sert pour la chasse aux palombes. Elles sont super précises. – On est parés, alors. Allons-y !
Il fallait procéder intelligemment, rester discrets. Le chemin d’accès à notre lieu de guet passait à travers des chemins vicinaux, le meilleur moyen de ne pas croiser de voiture ou de touriste. Rares étaient les personnes à emprunter ces voies en plein soleil estival.
Deux heures plus tard, Jean-Charles s’était assoupi tandis que Baptiste attaquait son troisième paquet de gâteaux. De mon côté, je guettais le moindre mouvement autour de la grille du manoir. Le temps me paraissait long mais j’étais un garçon patient quand j’avais une idée en tête. Je tenais cet entêtement de ma mère qui elle-même le tenait de son père qui se défendait en public d’être têtu comme un âne mais le reconnaissait parfois en privé. Une autre heure passa, puis encore une et toujours rien à se mettre sous la dent. Jean-Charles m’avait relayé trente minutes, ce qui constituait un record de sa part. Baptiste avait assuré son quart, fier de tenir son rang de commando. Nous étions proches de lever le camp quand je vis la grille s’ouvrir. Une voiture sortait du parc et se dirigeait vers la route de Duras. J’eus le temps de distinguer une silhouette à l’arrière, de mettre un visage sur la mystérieuse Madeleine et de connaître ma première expérience hors normes.
– Alors, tu l’as vue ? – Je crois, oui. J’ai aperçu une fille brune sur la banquette arrière. Elle s’est retournée un instant dans ma direction. J’ai presque cru qu’elle m’avait vu. – C’est impossible. Elle était trop loin et nous sommes super bien cachés. – Je sais mais j’ai eu cette impression. Son regard était fixe, intense, perçant. J’ai senti mes poils se hérisser. – Tu as eu la trouille de te faire gauler, avoue-le. – Oui mais pas que. – Comment ça ? – C’est difficile à expliquer. – Essaie. – Vous allez me prendre pour un fou. – Allez, arrête de nous prendre pour des tanches. Accouche ! – J’ai entendu le son de sa voix. – Tu déconnes ! – Je vous le jure !
Je n’inventais rien. J’avais bien entendu une voix féminine tandis que la fille dans la voiture pointait son regard dans ma direction. Cette voix s’était répandue dans mon cerveau un court instant, comme un gaz enivrant et odorant. Je ne savais pas ce qu’elle me disait mais elle m’attirait, me donnait envie d’aller plus loin, de renouveler l’expérience. Pour cette raison, je ne pouvais en dire plus à mes amis sous peine de passer pour un fou voire les décourager de continuer notre découverte des Monségur. Je devais donc clore la discussion.
– Je crois que c’est une hallucination liée à l’excitation. Désolé. – Tu nous as fait peur un instant. – Je te répète que je suis désolé, Baptiste. – D’accord, on oublie ton délire de maboul. On rentre ? – Oui. On a eu ce qu’on voulait. Madeleine existe. – On fait quoi ensuite ? – On va au marché la semaine prochaine pour l’aborder. – Tu n’es pas sérieux ?
***
Mes amis m’avaient suivi, un peu à contrecœur. Baptiste était déçu de la tournure prise par la mission ; il s’attendait à quelque chose de plus épique. Jean-Charles ne voulait pas aborder une inconnue, comme ça sur le marché de Miramont, encore plus si elle venait d’un endroit décrié par la vindicte populaire. Il craignait plus la chasse aux sorcières que la sorcellerie.
La semaine suivante, le mardi, avait lieu le marché. Je m’étais arrangé pour que ma grand-mère ne fasse pas les courses elle-même, prétextant qu’elle avait du jardinage et que je pouvais acheter les fruits et légumes pour elle. Ma mère me félicita de cette initiative, mon père me jeta un discret clin d’œil et mon grand-père sourit. Je pensais qu’il devait croire à un quelconque rendez-vous avec une beauté du cru, la lumière dans ma vie d’adolescent parisien lâché dans la campagne gasconne. D’une certaine manière, ils avaient raison. Je pris mon vélo puis me dirigeai vers la place du centre-ville, là où se plaçaient les maraîchers et autres marchands de produits locaux. Baptiste et Jean-Charles étaient déjà arrivés. Nous avions établi un camp de base, l’aire de pétanque où il était possible de s’asseoir tout en feignant de regarder les parties. La tactique était simple : tandis que l’un de nous déambulait dans les allées du marché, les deux autres restaient à la base, sur une fréquence de trente minutes chacun afin de ne pas éveiller les soupçons.
En milieu de matinée, vers les dix heures trente, alors que c’était mon tour et que j’en profitais pour acheter des légumes pour ma famille, je ressentis une chaleur diffuse dans ma moelle épinière. Surprenante au début, cette sensation devenait de plus en plus agréable. J’avais du mal à me concentrer sur mes achats ; excédée, la marchande m’expédia afin de passer à des clients plus sérieux. J’allais rejoindre mes amis quand une voix féminine retentit dans ma tête. Je me retournai et la vis enfin. Elle était encore plus belle que dans mes fantasmes. Ses cheveux bruns virevoltaient, ses yeux d’un noir profond me sondaient et sa peau blanche la rendait presque irréelle. Elle était vêtue comme une fille de la ville, loin du standard fleuri des paysannes locales. Bizarrement, nous étions seuls dans l’allée, comme si sa présence avait fait le vide autour d’elle et nettoyé l’œil du cyclone.
– Tu me cherchais, me voilà. – Madeleine ? – Oui, Thomas. – Comment connais-tu mon prénom ? – Tu me l’as dit. – Quand ? – Lors de notre première rencontre, quand tu m’observais de ta cachette avec tes amis. – Je ne me souviens pas avoir parlé. – Inutile.
Mon cœur battait à un rythme inhabituel. Mes pensées volaient dans des directions opposées, sens dessus dessous. Mes mains devenaient moites. Madeleine me regarda sans prononcer un mot puis me montra une alcôve située à une centaine de mètres. Elle commença à marcher et je la suivis sans penser à Baptiste et Jean-Charles qui ne me verraient plus, s’inquiéteraient probablement et ne sauraient comment réagir. Plus rien ne comptait désormais.
L’alcôve sentait bon les fleurs coupées. Nous n’étions que tous les deux, isolés sur cette île déserte, loin des clameurs du marché.
– Ne t’inquiète pas, Thomas, personne ne viendra nous déranger. – Comment ça ? – Je m’en suis assurée.
Je la croyais. Dans mon esprit imaginatif, Madeleine était à la fois magicienne, princesse et mystère. Tout semblait possible de sa part ; j’espérais simplement qu’elle ne me transforme pas en crapaud.
– Nous n’avons cependant pas beaucoup de temps. – Que veux-tu ? – À toi de me le dire. – Je ne sais pas. – Arrête de réfléchir. Ferme les yeux et laisse aller ton cœur.
Je détaillai son visage pour bien l’ancrer dans ma mémoire. Madeleine était la plus belle fille que j’avais jamais vue. Tout respirait la finesse dans ses traits. Sa beauté m’apaisait. Je fermai les yeux. Ce qui suivit s’avéra difficile à décrire avec de simples mots, même arrangés dans des phrases complexes assorties d’images poétiques. Je découvrais la passion, l’amour, la déraison, la fin des temps, toutes ces abstractions mélangées dans des effluves sensorielles au parfum envoûtant. Voir devenait inutile. Ressentir prenait tout son sens et au-delà. Ce voyage intérieur sembla durer des heures, une éternité de bonheur hallucinatoire.
Soudain, je rouvris mes yeux sans même le vouloir. Madeleine était encore là, toujours aussi belle. Elle souriait.
– Tu sais, maintenant. – Oui. – Je dois partir. – Quand nous revoyons-nous ? – Tu le sauras bien assez tôt. – Comment ? – De la même manière.
Madeleine me fixa. Je ressentis de nouveau une vague déroutante, chaude, parfumée, envoûtante. Je fermai de nouveau les yeux pour mieux la savourer puis m’abandonnai à sa magie. Quand je rouvris les yeux, Madeleine n’était plus là. En face de moi se tenaient Baptiste et Jean-Charles. Ils me regardaient comme si j’étais devenu fou.
– On peut dire que tu nous as fait une sacrée peur. – Je l’ai vue. Madeleine. Nous nous sommes parlé. – Trop fort. Raconte-nous !
Que pouvais-je leur dire ? Ils ne m’auraient jamais cru. Moi-même, je me demandais si je n’avais pas simplement rêvé. Pourtant, chaque once de mon corps portait les stigmates invisibles de cette rencontre, chaque centimètre carré de ma peau ressentait encore la chaleur de Madeleine. Un feu s’était allumé dans ma tête et il n’était pas près de s’éteindre.
***
Depuis trois semaines, déjà, je voyais régulièrement Madeleine. Baptiste et Jean-Charles n’avaient pas apprécié mon explication laconique et encore moins mon éloignement progressif. Ils se doutaient que j’étais tombé amoureux de la fille mystère du manoir Monségur et que je la fréquentais en cachette. Cependant, excepté quelques remarques moqueuses, ils ne me jugeaient pas. Nous continuions à nous voir, à parcourir la campagne à vélo, en évitant soigneusement les environs de chez Madeleine. J’essayais de rester le même Thomas qu’ils connaissaient depuis leur tendre enfance.
Un matin, je partis voir mon arrière-grand-mère maternelle installée dans un petit appartement à la périphérie du centre-ville. Elle sortait peu à cause de son grand âge et nous devions souvent lui apporter de la nourriture, des magazines et tout ce qui lui permettait de vivre. Elle était née à la fin du siècle dernier et connaissait tout des légendes locales, étant elle-même la reine des commères pendant des années. Mon grand-père la supportait assez peu pour cette raison et le remplacer pour la corvée de provisions l’arrangeait complètement. Je savais que je pourrais en profiter pour en savoir plus sur les Monségur.
Comme à son habitude, elle me demanda des nouvelles de ma mère et ma tante, ses petites-filles préférées parce qu’elles étaient les seules à avoir réussi, à s’être sorties de la campagne profonde et avoir poursuivi des études supérieures dans des grandes villes. Je répondais à chacune de ses questions tout en savourant un thé et des petits gâteaux. Enfin, je tentai l’ouverture sur les Monségur.
– Mémé, tu sais, il y a de nouveau des habitants au manoir Monségur. – Oui, je le sais. Ta grand-tante Janine me l’a dit. – Madame Caussade dit que c’est bizarre. – Elle me l’a également dit. – Tout le monde te dit plein de choses, Mémé. – Je suis la seule ancienne du coin à garder toute ma tête. En plus, je sais des choses.
J’adorais quand elle disait ça en plissant les yeux comme si la destinée de l’espèce humaine en dépendait. Quand j’étais enfant, elle nous racontait des légendes locales avec force mimiques, airs entendus, détails et effets de manche. Nous étions hypnotisés par sa science du conte, son imagination débordante et la puissance de ses histoires. Ma tante et ma mère disait d’elle qu’elle devenait mythomane avec les années, qu’elle inventait des fables pour oublier sa vieillesse.
Je n’étais pas dans ces dispositions, à analyser le pourcentage de vrai dans ce qu’elle allait me raconter. Dans tout conte, il y avait une part de vérité habillée de cirque et de personnages pittoresques, me disait mon professeur de français. Cette affirmation me convenait particulièrement quand je voulais croire en quelque chose de plus grand que moi. Madeleine.
– Raconte-moi ces choses, Mémé ! – Tu ne le diras pas à ta mère ou à ta grand-mère ? – Non. – Promets-le ! – Promis, juré, craché ! – Alors, en piste, jeune homme !
Au fur et à mesure de sa narration, je découvrais une autre face de mon arrière-grand-mère. Elle ne me racontait pas des balivernes et croyait réellement son histoire, ces choses comme elle aimait à les nommer. Je sentais que le mythe des Monségur l’effrayait un peu, au-delà même de la tombe qui l’attendait prochainement. Elle craignait qu’ils la pourchassent jusque dans les limbes de l’après, cet ailleurs auquel elle attribuait un maître protecteur du nom de Jésus-Christ. Et ce guide, ce fils de Dieu, ne la protégerait pas des Monségur si elle en disait trop.
– C’est à ce point grave ? – Rien n’est grave. J’ai vécu la Grande Guerre et la mort de mon mari au front. J’ai vu les boches envahir notre pays. Le Mal fait partie de notre monde, comme le Bien. – Mais tu as peur. – Oui. Pour toi.
Je la savais maline, intuitive, capable de déjouer les astuces des petits polissons de mon genre mais pas extra-lucide. Il me fallait en savoir plus.
– Comment ça ? – Tu fréquentes la jeune Monségur ! – Qu’est-ce qui te le fait dire ? – Mon petit doigt, jeune homme. – Dis plutôt Radio Commérage ! – Un peu, je l’avoue. – Qui ? – Les noms ne comptent pas. L’essentiel est que je le sais. – D’autres dans la famille le savent ? – Je ne crois pas, sinon ta grand-mère et ta mère t’auraient déjà fait la leçon. Et si tu me poses la question sur les Monségur, c’est qu’ils ne se doutent de rien. – En quoi est-ce mal de fréquenter une fille de mon âge ? – Parce que tu crois qu’elle a ton âge ? – Oui. Quelle question ! – Eh bien, non, elle n’a pas ton âge. – Première nouvelle ! Et quel âge a-t-elle, alors ? – Elle n’a pas d’âge !
Sur ces mots, elle décréta la session close, sous prétexte d’un gros coup de fatigue. Sa vérité ultime allait me hanter quelque temps, à n’en pas douter. Je ne savais pas si elle l’avait sortie pour m’impressionner, me donner une leçon ou conclure en beauté. Je devais en parler avec Madeleine, quitte à mettre les pieds dans le plat ou à paraître juste débile. Personne d’autre ne pouvait m’aider.
***
Deux semaines s’étaient écoulées depuis mon explication avec Madeleine et je ne voyais toujours pas comment notre liaison allait progresser. Je l’aimais, profondément, intensément, et elle aussi m’aimait. Notre amour dépassait le drame shakespearien à la Roméo et Juliette. Je devais me résoudre à la perdre un jour ou l’autre, à rejoindre mon univers si éloigné du sien. Pourtant, je ne pouvais pas me détacher d’elle, penser à autre chose. Sa présence me rendait fort, confiant, heureux, rempli de chaleur. Je vivais.
Les vacances touchaient à leur fin. Bientôt, je repartirais à Paris, jusqu’au mois de novembre et les congés de la Toussaint que je pourrais passer chez mes grands-parents. Malheureusement, Madeleine ne serait plus là, elle me l’avait confié et avec cette confidence son terrible secret. Je demeurais impuissant devant cette réalité. Tourner le problème dans tous les sens ne changeait rien à sa nature. Notre dernière conversation confirma cette fatalité.
– Tu vas repartir, Madeleine ? – Dans un sens, oui. – Tu peux préciser ? – Tu veux vraiment le savoir ? – D’après toi ?
Madeleine me scruta comme à son habitude. Je ressentis de nouveau une chaleur intense, des effluves presque volcaniques, preuve de la force croissante de notre amour. La puissance de cette passion me transcendait, m’enflammait au point de me sentir capable de soulever des montagnes.
– Tu ne vas pas aimer. – On verra bien. – En gros, je vais m’endormir pour un cycle. – Et combien de temps ça dure ? – Il n’y a pas de règle. Parfois dix ans, parfois un siècle. – Je peux attendre dix ans. – Dix ans d’attente pour quelques semaines de passion, est-ce bien raisonnable ? – Je ne veux pas être raisonnable. – Tu dis ça aujourd’hui. Tu penseras différemment dans dix ans, si je reviens. Peut-être même seras-tu marié, avec des enfants, une petite femme aimante et une véritable vie sociale. – Tu crois que cet été est une simple passade pour moi ? – Non. Je te mets en garde. C’est tout. La réalité nous rattrape tous. Toi avec ton existence normale, moi avec mon cycle imprévisible.
Je tombais à court d’arguments. Elle avait raison. Il ne servait à rien de se voiler la face, de s’inventer des options plus abracadabrantes les unes que les autres. Je ne vivais pas dans un livre de contes. Ma réalité restait ancrée dans la nature humaine, dans ma physiologie et notre différence. Personne ne pouvait expliquer pourquoi Madeleine était comme ça, d’où elle venait et quel était son destin. Elle-même en était incapable mais s’en accommodait.
***
La solution vint de mes deux amis. Alors que nous étions assis au bord de la Dourdenne à lancer des cailloux, Baptiste me posa la question.
– Tu vas faire comment quand tu seras de retour à Paris ? – Que veux-tu dire ? – Vous allez vous écrire, Madeleine et toi ? Elle va venir te voir ? – C’est compliqué. – Il n’y a rien de compliqué. Les vacances se terminent. Tu pars. Elle reste. Basta. – Tu ferais quoi, toi ? – Je l’oublierais. – Pourquoi ? – Parce qu’elle ne m’inspire rien de bon. Les Monségur sont maudits. – Et toi, Jean-Charles, tu as un avis, un conseil à me donner ?
Jean-Charles vira au rouge pivoine. Visiblement, il ne voulait pas se retrouver mêlé à cette discussion, même si ses yeux m’indiquaient qu’il ne voyait pas ma liaison sous un jour favorable. Le concept même de passion lui restait étranger. Il se cantonnait à des amourettes angevines et ne se projetait pas au-delà des conventions, celles érigées par sa famille, la société, l’école, ses lectures. Pour lui, j’étais un dangereux romantique capable de provoquer un rival en duel, de tirer un coup de pistolet dans un théâtre bondé, de combattre des moulins à vent. Pourtant, cette fois-ci il rassembla son courage, respira un bon coup puis me livra sa réponse pleine de bon sens.
– Tu l’aimes à ce point ? – Et plus encore ! – Tu ferais tout pour elle ? – Oui. – Alors, fonce ! – J’ai donc ta bénédiction ? – Non. – Alors pourquoi cette réponse ? – Parce qu’à la fin tu n’en feras qu’à ta tête et que je ne veux pas me fâcher avec un ami sous prétexte qu’on ne s’est pas tout dit. – Tu raisonnes comme un adulte. – Je le sais. Je suis comme ça et ne peux rien changer. Je t’envierais presque de vivre cette passion irraisonnée pour une inconnue.
Ma décision se dessina dans mon esprit passionné. Jean-Charles disait vrai. Notre amitié ne se remettrait pas d’une bête hypocrisie. Nous vivions la plus belle période de notre vie, l’adolescence, pas encore formatés par le matérialisme, le qu’en-dira-t-on ou la bêtise de nos voisins. Nos parents nous protégeaient du monde des adultes en nous permettant de nous découvrir par nous-mêmes, d’apprendre par nos erreurs, sans pour autant s’exposer à la malveillance des autres. Baptiste, pour sa part, malgré toute ma tendresse à son égard, restait à la surface, se jaugeait à l’aune des commérages et des lieux communs. Il retenait la bête sur le sol, l’empêchait de se cabrer, de prendre son essor. Il se voulait terrien parce que son père célébrait la terre tous les jours, en arrachait les fruits pour les livrer à d’autres terriens les pieds bien ancrés dans la glaise. Nous nous étions connus enfants, avions bravé les grands ensemble, parcouru la campagne de concert mais notre futur ne se déclinait pas ensemble. Nos chemins allaient bifurquer, quelle qu’en soit la raison. Dans quelques années, si nous nous rencontrions, nous n’aurions rien d’autre à se dire que des platitudes déguisées dans des souvenirs magnifiés. Je ne souhaitais pas sacrifier ma passion sur l’avis de Baptiste.
– Vous voulez tout savoir ? – Sur quoi ? – Les Monségur, leur secret. – Sérieux ? – Comme jamais !
Baptiste avala l’hameçon et la ligne. Jean-Charles tourna sept fois la langue dans sa bouche avant de lâcher un petit oui sans conviction. Je décidai alors de leur exposer mon plan, une aventure extraordinaire dont ils sortiraient changés à jamais, le nec plus ultra de l’expédition avec en ultime récompense le Graal absolu. Mon histoire les embarqua dans des contrées inconnues, excita leur imagination. Baptiste se vit explorateur. Jean-Charles s’imagina archéologue. Nous rêvions éveillés avec la perspective de vivre notre rêve dans les jours à venir, loin des sempiternels plans sur la comète et fantasmes de ratés. Nous serions des héros.
***
Nous avions fixé le rendez-vous sur la route de La Sauvetat, un lieu peu fréquenté l’après-midi par les touristes. Baptiste trépignait d’impatience, Jean-Charles posait toutes sortes de questions pour se rassurer.
– Tu es sûr, il n’y a personne ? – Oui. La famille de Madeleine est partie pour deux jours. – La grille sera fermée, alors. – Je te l’ai déjà dit. On escaladera le mur qui donne sur les bois. On ne nous verra pas. – Il n’y a pas de chiens ? – Non. Ils n’aiment pas les animaux. – Et pas de système d’alarme ? – Tu te crois dans un film américain, Jean-Charles ?
Baptiste s’interposa, comme si les interrogations de Jean-Charles lui gâchaient la fête, dénaturaient la magie de l’expédition.
– Tu nous saoules, Jean-Charles ! Arrête de pétocher ! – Je ne pétoche pas. On n’est jamais trop prudent. – Arrête, on dirait ta grand-mère. – Je ne veux pas finir au poste. – Peureux ! – Débile ! – Tu peux toujours te casser, rentrer chez toi, aller te réfugier dans les jupons de ta maman. – Stop !
Il me fallait arrêter la dispute avant qu’elle ne ruine mes plans. Baptiste montait facilement en température quand l’action approchait ; c’était la tête brûlée du commando mais sa force de conviction s’avérait souvent très précieuse. Jean-Charles avait raison ; ses précautions nous avaient quelquefois sauvé la mise lors de nos quatre cents coups. Seulement, ce jour-là, l’enjeu était de taille, du jamais vécu par notre bande. Il s’agissait de percer le secret des Monségur, une légende locale teintée de mystère et de sorcellerie. Baptiste nous le rappela.
– Tu es sûr que ces gars sont aussi des Monségur ? – Madeleine me l’a dit. Elle est de pure lignée Monségur. Les gens qui l’accompagnent sont des cousins d’une branche éloignée. – Où sont les autres Monségur ? – Elle n’a pas voulu me le dire. Nous allons probablement en savoir plus une fois à l’intérieur du manoir. – Elle n’a jamais voulu te laisser rentrer ? – Non. – Pourtant, vous vous êtes embrassés. – Quel est le rapport ? – Oh, ne fais pas l’innocent. Une beauté pareille, tu vois ce que je veux dire, hein ? – Non.
Baptiste m’exaspérait quand il se mettait en mode adolescent régi par ses hormones. Il ne voyait pas qu’il y avait plus grand que le sexe, plus beau que le désir physique et que je le vivais avec Madeleine. Certes, elle était fabuleusement belle, d’une beauté impossible à décrire, presque inhumaine, mais ce n’était pas la raison de mon amour, de notre amour, de cette relation plus forte que les maisons, les familles, le temps ou la civilisation. En cela, Baptiste était un Néandertalien perdu dans le monde d’Homo sapiens, condamné à disparaître parce qu’il ne savait plus s’adapter.
Arrivés dans le bois attenant au manoir, il nous restait à cacher nos vélos puis à escalader le mur. Une fois dans le parc, notre commando prit toutes les précautions pour avancer discrètement, au cas où quelqu’un était resté dans le manoir. Ensuite, je trouvai la porte de l’arrière-salle, celle dont Madeleine m’avait parlé et qui servait autrefois à ranger les outils de jardinage. Elle n’était pas fermée à clé, ce qui étonna Baptiste et surtout Jean-Charles. J’inventai alors une raison pour les rassurer. Accéder au reste de la maison s’avéra un jeu d’enfants ; les Monségur ne devaient probablement pas se méfier des gens du coin car ils ne fermaient pas leurs salles. Tous les volets étaient clos, laissant les pièces dans une semi-pénombre. Le mobilier semblait très ancien, orné de motifs cabalistiques un peu inquiétants. Jean-Charles étudiait chaque centimètre carré de notre parcours, tel un archéologue, et se retournait vers nous comme s’il en comprenait la nature. Baptiste transpirait l’excitation et avançait lentement, en silence. Je savais exactement où les amener mais je ne devais pas le montrer. Je préférais leur laisser le plaisir de la découverte. Moi aussi, je découvrais la réalité de ce que Madeleine m’avait suggéré, fait entrevoir dans des images sensorielles dont je gardais le souvenir depuis notre première rencontre. Le périple sembla durer des heures.
Une lourde porte en bois attira mon attention. Je décidai de l’ouvrir. Batiste m’aida. Jean-Charles recula. Je vis l’escalier de pierre et m’engageai.
– Où vas-tu, Thomas ? – Je descends, Jean-Charles. Quoi d’autre ? – On ne sait pas où ça amène. – Nous sommes des explorateurs, oui ou merde ?
Baptiste me suivit, excité par ce nouveau mystère à percer. Jean-Charles préféra nous accompagner plutôt que de rester seul. Une odeur de fleurs fanées envahissait progressivement l’espace. Elle nous invitait à venir, à continuer de descendre dans les entrailles du manoir. Je la sentais doucereuse, accueillante, enivrante. Baptiste semblait encore plus réceptif à cette invitation olfactive. Il me faisait penser à un petit bourdon prêt à déguster sa première portion de nectar. Même Jean-Charles succombait à cette magie. Son stress paraissait loin désormais. Il souriait. Je le sentais apaisé.
L’escalier aboutissait dans une salle aux murs faiblement scintillants. Nos yeux s’habituaient sans peine à la faible luminosité, comme s’ils étaient depuis longtemps préparés à cette visite. Le sol était pavé de pétales séchés aux couleurs pourpres, noires et orangées. Je fis signe à mes compagnons d’avancer, de se diriger là où l’odeur de fleurs était la plus forte. Ce fut Jean-Charles qui la remarqua en premier.
– Regardez, là, elle est là ! – Où ? – À votre gauche, dans un recoin.
En effet, je vis à mon tour une forme allongée sur le sol. C’était Madeleine. Baptiste l’aperçut à son tour. Aucun de nous n’osa s’en approcher. Elle reposait sur un lit de pierres entouré par des fleurs semblables à des orchidées, majestueuses, veloutées. Le lieu respirait la quiétude. Nous restions silencieux devant la beauté de la scène. Madeleine semblait dormir paisiblement. Je la trouvais encore plus belle que lors de nos précédentes rencontres. Elle portait une robe pourpre d’un autre temps. Ses cheveux bruns étaient noués dans une fine couronne métallique. Ils paraissaient encore plus noirs que dans mes souvenirs, comme s’ils avaient avalé la nuit.
Baptiste décida de s’avancer vers elle. Il procéda lentement mais avec précision. Jean-Charles le regarda, un peu stupéfait de son geste. Il rompit le silence.
– Qu’est-ce que tu fais, Baptiste ? – Elle m’appelle, je le sens. – Comment ça, elle t’appelle ? – J’entends sa voix dans ma tête. – Arrête ! – Non ! – Tu me fais peur ! Dis-lui d’arrêter, Thomas ! Fais quelque chose !
Jean-Charles était tétanisé par la peur. Je tentai de bouger mais mon corps refusa d’obéir. Une voix, celle de Madeleine, résonna sans ma tête. Elle ne s’exprimait pas avec des mots mais diffusait des effluves dont je comprenais le sens. Madeleine m’ordonnait de laisser faire, de permettre à Baptiste de connaître son destin. Je ne pouvais plus parler. J’entendais Jean-Charles pleurer.
Les fleurs se mirent à briller, les murs à scintiller plus fort. J’avais l’impression que les pétales jonchés sur le sol brillaient également. Batiste continua à avancer jusqu’à Madeleine endormie. L’odeur enivrante redoubla. Elle sentait de plus en plus le nectar et attirait Baptiste le bourdon. Je regardais la scène se dérouler au ralenti. Jean-Charles continuait de pleurer. Les fleurs commençaient à s’ouvrir et leurs tiges à onduler dans une lente danse sans musique. Leur mouvement hypnotique se synchronisait avec le scintillement des murs. Nous étions fascinés.
Baptise s’assit en tailleur, dos à Madeleine. Ses yeux s’irisaient de vagues orangées, pourpres et noires. Il ne bougea plus, laissant les fleurs le caresser, le bercer de leur ondulation, l’enivrer de leur parfum envoûtant. De loin, j’avais l’impression qu’il devenait végétal, que son corps s’enracinait dans le sol, que ses jambes et ses bras se nouaient à son tronc. Jean-Charles ne pleurait plus. Il regardait, effaré, son ami se transformer en arbre embrassé par les orchidées. La voix de Madeleine continuait à inonder mon cerveau et contenir ma peur.
***
Que se passa-t-il ensuite ? Même aujourd’hui, je ne le sais toujours pas. Et voir Jean-Charles en face de moi, dix ans après les faits, ne réveille pas ma mémoire. Je ne me souviens pas comment nous étions revenus, Jean-Charles et moi, dans le bois, comment nous avions quitté cette maison et laissé Baptiste seul au milieu de ces fleurs à côté de Madeleine. Nous avions simplement détalé, pédalé à en perdre haleine pour mettre le plus de distance entre le manoir Monségur et nous. Quand les adultes nous avaient retrouvés endormis sous un arbre, à des dizaines de kilomètres de chez nous, nous n’avions pas pu expliquer où nous étions partis si longtemps et ce que Baptiste était devenu. Et nous n’avions pas envie d’avouer la terrible vérité, que nous avions abandonné notre ami d’enfance chez les Monségur.
Je n’ai jamais revu Madeleine. Sa voix n’a plus retenti dans ma tête, ses effluves sensoriels n’ont plus vogué dans mon esprit. Pourtant, je ne me suis pas senti vide ou seul. Notre amour d’un été a transformé ma vie, m’a fait connaître ma part d’humanité dans le sacrifice que je lui ai consenti pour qu’elle connaisse un autre cycle, qu’elle continue à parcourir notre monde et à le rendre merveilleux.
Oui, je pense à elle tous les jours. Ces pensées ne sont pourtant pas tristes malgré l’issue dramatique de notre relation. Je crois que Baptiste est mieux là où il est. Je sais que Madeleine prendra soin de lui, le petit bourdon excité par les fleurs et dévoré par le sol. Je suis un homme différent maintenant. La vie et la mort ne me font pas peur. Elles font partie du cycle. Le cycle de Madeleine.
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